Poursuivre le fil de la généalogie avec un savoir-faire toujours plus pointu

Quel est le principal point commun entre les éleveurs français de notre époque contemporaine, de l’après-guerre, du siècle des Lumières et même bien avant, au tout début de l’élevage ? Ils ont toujours œuvré, quels que soient leurs profils et leur structuration, à sélectionner pour une destination définie en commun. Dans ce nouvel article écrit en partenariat avec le Stud-book Selle Français, Pascal Cadiou, son président, revient sur la longue histoire de la sélection, en valorisant les multiples outils qui permettent aujourd’hui aux éleveurs de poursuivre le travail de leurs aînés.



Si le Selle Français, créé en 1958 lors de la fusion de toutes les races régionales de Demi-sang, compte aujourd’hui parmi les plus grands stud-books au monde, c’est qu’il descend d’une longue histoire d’hommes, d’élevage, d’agriculture et de politique. “Aujourd’hui, organisme de sélection constitue le terme officiel qui nous définit. Nous sommes reconnus et agréés comme tel par arrêté du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire”, rappelle Pascal Cadiou, son président, alors que le stud-book du Selle Français était jusqu’en 1995 reconnu en tant qu’Association nationale de race. Terme extrêmement récent, il s’agit d’un outil inventé au milieu des années 1800 pour comparer le travail de sélection des éleveurs dans toutes les productions animales domestiques, quelles que soient les espèces, à des fins commerciales. À cette époque, améliorer la capacité des troupeaux à produire davantage de lait, de viande, de laine, et de meilleure qualité, revenait à augmenter la rentabilité économique, donc augmenter le revenu des éleveurs.

S’il est difficile de dater avec précision les premiers apprivoisements de ce que l’on aime surnommer “la plus noble conquête de l’Homme”, ils pourraient remonter à la fin du Paléolithique supérieur, 8 000 ans avant notre ère. Après les avoir étudiées par synapomorphie, en comparant des fossiles et squelettes, les origines du cheval domestique sont aujourd’hui explorées notamment grâce à l’étude de son génome – la domestication de l’animal ayant elle-même modifié ce dernier. D’abord utilisé pour la chasse et considéré comme une source alimentaire via sa viande et son lait, l’équidé a ensuite servi “d’outil” agricole, militaire et de transport. “À l’origine, le cheval était aussi sauvage que les autres animaux considérés encore aujourd’hui comme tels”, soutient Pascal Cadiou. “Son évolution est le fruit d’une sélection menée par l’être humain sur divers critères, qui ont varié selon l’utilisation pour laquelle ils étaient voués”, ainsi qu’une sélection naturelle corrélée à leur environnement et leur climat. “Parmi les critères de sélection, la facilité de domestication était certainement le plus recherché. Grâce à sa capacité à participer à nos sociétés, les sujets les plus difficiles et délicats ont laissé place à des chevaux plus faciles.”

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, pour toutes les espèces d’animaux de rente, ce travail s’effectuait à des échelles territoriales plus petites : une vallée, une estive, un bocage, une région. Les gens mettaient en commun leurs compétences, leurs connaissances et leurs observations pour gérer et améliorer les troupeaux de leur territoire. “La sélection que nous effectuons tous aujourd’hui n’est que la continuité de ce qui se fait depuis toujours : choisir ensemble des critères, des caractères héritables à améliorer en fonction de l’objectif. Et nous continuons également à la gérer de manière collective mais à l’échelle de la France”, poursuit Pascal Cadiou. 



LE TOURNANT DE L’APRÈS-GUERRE

L’après Seconde Guerre mondiale a constitué un véritable tournant dans l’élevage équin, qui s’est pleinement orienté vers la production de chevaux de loisir et de sport. “À l’époque, les consignes revendiquaient que nous n’avions plus besoin de chevaux (en raison de l’absence de guerres sur le territoire français mais aussi des lois agricoles de modernisation de 1960 et 1962, et de la mécanisation, ndlr), mais des personnalités, comme Paul de Laurens de Saint-Martin (ingénieur agronome et ancien directeur du Haras national de Saint-Lô, ayant notamment contribué à créer le Selle Français, ndlr), ont décidé de développer des politiques rurales pour transformer la production de chevaux de travail et de guerre en chevaux de sport”, explique Pascal Cadiou. “Nous avons eu la chance que ces personnalités visionnaires aient cru au cheval et qu’ils n’aient pas laissé mourir ce processus de sélection. Et aussi que l’intérêt pour l’équitation grandisse sur le territoire national et partout dans le monde ! À l’époque, personne ne pensait que nous allions devenir la troisième fédération sportive de France.”

Paul de Laurens de Saint-Martin et d’autres ont alors encouragé les éleveurs à convertir leur jumenterie vers le sport. “La sélection, jadis effectuée par les propriétaires terriens et les nobles, comme pour les autres grandes espèces domestiques, a été confiée aux éleveurs eux-mêmes. Nous sommes passés d’une aristocratie de l’élevage à l’époque des cavaliers-éleveurs”, assure Pascal Cadiou. Après la période des Haras nationaux, administration publique ayant joué un rôle de tutelle étatique pour contrôler l’élevage, les éleveurs se sont réapproprié leur métier, épaulés notamment par l’Association nationale du Selle Français (ANSF), qui a officiellement récupéré la gestion de la sélection de la race en 2003. “Nos concurrents étrangers n’ont pas la même histoire que nous”, précise Pascal Cadiou. “Les Allemands, par exemple, se sont organisés sous forme de coopératives, qui géraient à la fois la connaissance, la gestion de la voie mâle et souvent la commercialisation de la production. Les stud-books étaient propriétaires des étalons, organisaient des ventes aux enchères pour le compte de leurs éleveurs, ce qui générait un modèle économique viable. En France, les Haras nationaux ont évidemment apporté leur part à notre projet collectif, sans parler de la transversalité de leurs actions pour toutes les races et tous les segments de notre filière.”



DE L’UTILITÉ DES OUTILS D’AIDE À LA DÉCISION

La création des indices de performance par discipline au début des années 1970, avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), en sont nés. “Les outils comme les indices de performance, le BLUP et demain la génomique, ajoutés à l’observation naturelle de l’homme de cheval, permettent de faire progresser la sélection. Il s’agit d’aides à la décision importantes pour les éleveurs”, affirme le président du Stud-book Selle Français. “L’étude du génome est une étape supplémentaire pour une connaissance plus fine des gènes majeurs, de gènes d’intérêts ou, au contraire, de gènes délétères. Nous ne sommes pas encore prêts à déterminer que telle ou telle combinaison d’allèles produira un crack et cela n’arrivera sûrement jamais, mais il s’agit d’une aide à la décision comme les autres. Et, au final, tous ces outils visant à une meilleure sélection permettent d’être plus compétitifs, donc plus rentables économiquement. L’élevage équin a été pour beaucoup et longtemps un complément de revenu ; il faut au moins qu’il le reste, et qu’il devienne un revenu à part entière pour ceux qui se sont spécialisés.”

La race était un outil d’amélioration des troupeaux. Une fois que les éleveurs s’étaient entendus sur les critères d’appartenance, un autre outil s’est développé en même temps : l’inscription au livre généalogique de la race. Connaître la filiation des individus constituant la race est devenu un atout supplémentaire. Rapidement, pour des raisons sociales et économiques, non zootechniques, les éleveurs à la manœuvre ont fermé les livres, souvent par mesure de protectionnisme.



POURSUIVRE LA GESTION COLLECTIVE D’UN PROJET COMMUN

Appartenir à un livre est-il une fin en soi, se demande-t-on aujourd’hui ? “Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse”, relate Pascal Cadiou, “car cela dépend de la philosophie de chacun, de sa stratégie personnelle, son système et son modèle économique. Aller chercher des reproducteurs dans un livre qui sélectionne pour le même objectif ne paraît pas sur le papier être une hérésie, surtout que tel ou tel livre aura peut-être mis l’accent sur tel ou tel caractère sur lequel nous n’avions pas mis l’intensité de sélection souhaitée.”

Dans les faits, ces multiples outils sont avant tout la traduction de l’observation de critères communément définis comme étant mélioratifs ou vecteurs de détérioration chez un individu. Pour le Selle Français, le plus important est probablement celui du mental. “Depuis toujours, nous cherchons à produire des chevaux qui participent avec envie et plaisir aux concours hippiques, ce que nous appelons « aptitude à concourir »”, atteste Pascal Cadiou. “Tout le monde se souvient de Jean Pottier (illustre éleveur normand et bâtisseur du Selle Français, qui s’est éteint en 2019, ndlr) qui racontait que ses juments participaient aux travaux de la ferme, et qu’un simple appel de langue suffisait à leur donner envie d’aller de l’avant ! Ce sont ces juments qui ont fait souche en France. En vérité, l’observation de ces critères a permis de fixer des règles d’appartenance, donc il s’agit même davantage de mise en commun des savoirs que d’autre chose. C’est notamment à cela que servent nos concours de caractérisation, qui se sont développés en même temps que la création des races. Nos juges indépendants et bénévoles décrivent et notent plus de cinq mille individus par an.”

Ce travail est ainsi mené collectivement au sein du Stud-book Selle Français, composé en immense majorité d’éleveurs et d’acteurs de la filière d’élevage. C’est peut-être là toute sa force, en tout cas sa fierté. “Le groupe que nous formons partage les connaissances, les compétences et les savoirs afin de maîtriser la gestion du « troupeau » commun”, rappelle le président de l’association. “C’est le rôle d’un organisme de sélection, et l’essence du nôtre, qui est collectif. Même si l’on peut regretter que tout le monde ne participe pas aux élections au Selle Français, le fait est que tout le monde peut contribuer à la réflexion, y compris des éleveurs très différents.” Qu’ils soient paysans, descendants de longues générations d’éleveurs, ou néophytes et passionnés convertis sur le tard, toutes et tous sont encouragés à œuvrer dans le même sens. “Parfois, on peut entendre des discours caricaturaux où il y aurait d’un côté les éleveurs historiques, dépositaires d’un savoir-faire traditionnel, et de l’autre les néoruraux, qui arriveraient un peu de nulle part. Depuis bon nombre d’années, ces derniers ont prouvé qu’ils n’étaient pas là par hasard parce qu’ils ont également fait naître de bons performeurs à haut niveau. C’est une fierté de compter des éleveurs aussi divers au sein de notre institution ; ils nont pas tous les mêmes idées, mais ils ont tous la même ambition : être les meilleurs.”