Janou Lefebvre s’est envolée comme elle a fini sa vie, en toute discrétion…

Janou Tissot-Lefebvre est décédée mercredi dernier dans sa quatre-vingtième année. Cette triste nouvelle, on ne l’a apprise que ce matin. Retirée du monde équestre depuis bien longtemps, cette femme de cheval n’en restera pas moins une pionnière, sinon une légende. Double championne de monde en 1970 et 74, championne d’Europe des Cavalières en 1966, elle fut surtout la première femme à représenter la France en saut d’obstacles aux Jeux olympiques, en 1964 à Tokyo et 1968 à Mexico, contribuant à deux médailles d’argent. Gilles Bertrán de Balanda, qui débuta sa carrière à ses côtés, lui rend hommage.



Janou Lefebvre s’était classée deuxième du Grand Prix d'Aix-la-Chapelle en 1964.

Janou Lefebvre s’était classée deuxième du Grand Prix d'Aix-la-Chapelle en 1964.

© DR/CHIO Aachen-Museum

Janou Tissot-Lefebvre s’est éteinte dans la nuit du 8 au 9 avril à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Elle s’en est allée comme elle avait choisi de vivre la dernière partie de son existence, en toute discrétion. Solitaire et modeste, elle s’était retirée depuis très longtemps déjà du monde équestre. Après avoir partagé son temps entre l’Oise et les Bouches-du-Rhône, elle avait choisi de s’établir à Aix-en-Provence, où elle ne recevait plus que très rarement ses compagnons de gloire, ces cavaliers dont elle devint l’égale à une époque où l’équitation, qui s’était peu à peu ouverte aux non-militaires, était encore l’apanage des hommes. Parmi ceux-là figuraient Nelson Pessoa, Marcel Rozier, Philippe Jouy et Gilles Bertrán de Balanda. “Elle avait arrêté de monter du jour au lendemain et s’était peu à peu coupée du monde. Depuis que je me suis installé en Provence, j’essayais de lui rendre visite de temps en temps, mais je ne l’avais plus vue depuis au moins un an”, se désole l’ancien cavalier et sélectionneur de l’équipe de France. “À une époque, Neco, Janou et moi partagions les mêmes écuries. C’est une immense page qui se tourne”, ajoute-t-il avec émotion.

Janou Lefebvre était une cavalière exceptionnelle, une authentique pionnière et une femme secrète, qui se livrait peu. Elle avait vu le jour le 14 mai 1945 à Saïgon (renommée Hô Chi Minh-Ville), en Indochine, un territoire de l’ancien Empire colonial français, qui a donné le Vietnam, le Laos et le Cambodge. Alors envahi par l’armée japonaise, la colonie de Cochinchine allait être reprise par la France avant d’être le théâtre de guerres d’indépendance. Fille d’un ingénieur lillois et d’une Eurasienne ayant des origines vaudoises, Jane Alice Germaine Lefebvre suivit des études au couvent Sainte-Catherine-de-Sienne à Aix-en-Provence, et se passionna très tôt pour le cheval et l’équitation, qu’elle pratiqua dès 1955.



Un caractère en acier trempé

Sportive rigoureuse et compétitrice née, Janou Lefebvre participa aux championnats d’Europe Juniors en 1958, 59, 60 et 61, et fut sacrée championne de France Seniors en 1961, 63 et 65. En 1964 à Tokyo, à dix-neuf ans seulement, la Provençale fut la première Française sélectionnée en saut d’obstacles aux Jeux olympiques, en selle sur Kenavo D. “Du fait de mon jeune âge, je n’avais pas pu disputer toutes les épreuves de sélection, mais j’avais été retenue dans l’équipe parce que j’avais su démontrer que j’y avais toute ma place”, avait raconté la championne à Daniel Koroloff dans un article paru en 2012 dans le hors-série estival du magazine GRANDPRIX. “Je ne pouvais pas courir les Coupes des nations, puisque je n’en avais pas l’âge. Pour autant, rien ne m’empêchait de participer aux épreuves individuelles organisées en parallèle, qui étaient donc d’un niveau analogue et dans lesquelles j’affrontais les cavaliers concourant par équipes. Cela m’avait permis de montrer aux dirigeants et au sélectionneur que j’avais ma place en équipe nationale. Je n’avais pas un immense mérite parce que nous n’étions pas si nombreux à concourir à très haut niveau à l’époque et qu’il n’y avait pas l’embarras du choix pour constituer une équipe performante. Après avoir terminé deuxième du Grand Prix d’Aix-la-Chapelle l’année précédente (derrière l’Italien Raimondo d’Inzeo et Posilipo, ndlr), ma place était largement justifiée avec Kenavo.”

Une sélection méritée, mais qui ne passa pas comme une lettre à la poste dans un monde et un sport alors très emprunts de machisme. “On ne s’est pas contenté de me le faire sentir, on m’a également dit qu’une femme avait difficilement sa place dans une équipe censée représenter un pays aux JO. À l’époque, les femmes étaient bien moins présentes à haut niveau qu’aujourd’hui, et étaient davantage perçues comme des amateurs. Cela dit, ces remarques m’amusaient!”, riait-elle, laissant transparaître un caractère en acier trempé. “En concours hippique, la performance est objective: soit la barre reste dans ses taquets, soit elle tombe. J’avais des résultats qui me permettaient d’être dans l’équipe, et n’avais donc pas à me soucier des qu’en dira-t-on ni de ceux qui ne me trouvaient pas à la hauteur.”

Au Japon, le 24 octobre 1964, Janou Lefebvre, Guy Lefrant (Mr. de Littry) et Pierre Jonquères d’Oriola (Lutteur B), qui fut sacré en individuel pour la seconde fois de sa merveilleuse carrière, gagnèrent une très belle médaille d’argent collective. Un souvenir resté à jamais gravé dans la mémoire de la pionnière. “Le concours hippique se tenait le dernier jour (en deux manches seulement, ndlr), et jusque-là, la France n’avait décroché aucune médaille. Les officiels français avaient même déserté, étaient rentrés en France. Une anecdote sans importance pour notre performance. Finalement, c’est bel et bien l’équitation qui avait donné à la France, avec Pierre Jonquères d’Oriola en individuel et nous en équipe, ces médailles auxquelles plus personne ne croyait manifestement. C’était une drôle d’équipe, évidemment soudée autour du grand Pierre Jonquères d’Oriola. Mes coéquipiers me regardaient comme la gamine que j’étais, et moi, je les regardais également comme les vieux qu’ils étaient pour une jeune femme (rires)! À notre retour, nous avons été reçus à l’Élysée comme il est d’usage. Les Jeux olympiques sont indescriptibles, et je ne trouverai pas les mots exacts pour faire comprendre ce qu’un athlète vit à ce moment-là. Toute ma vie, j’ai adoré la compétition, et être présente au plus haut niveau était une consécration.”

Janou Lefebvre et le légendaire Rocket aux JO de Mexico, en 1968.

Janou Lefebvre et le légendaire Rocket aux JO de Mexico, en 1968.

© Werner Ernst



“C’était une personnalité exceptionnelle”, Gilles de Balanda

Quatre ans plus tard, à Mexico, elle fut à nouveau médaillée d’argent, cette fois en selle sur l’iconique Rocket. À 2.300m d’altitude, elle avait été désignée ouvreuse d’une équipe complétée par Marcel Rozier (Quo Vadis) et l’éternel Pierre Jonquères d’Oriola, qui avait complètement craqué en seconde manche (29,5 points!) avec Nagir. “La seule différence dont je me souviens pour ces Jeux, c’est l’arrivée dans l’équipe de Marcel Rozier”, disait-elle encore en 2012, assurant que l’atmosphère politique tendue entourant ce rendez-vous planétaire ne l’avait guère perturbée. “Il y avait eu des manifestations importantes avant et pendant les Jeux, mais les sportifs étaient bien protégés, et nous vivions dans notre bulle, sans nous soucier de l’extérieur. […] On me dit souvent que j’ai fait le tour du monde et que je n’en ai pas rapporté grand-chose. Mais je ne voyageais pas comme touriste: j’étais une sportive qui courait après un titre.”

Les titres, Janou Lefebvre les collectionna. À une époque où les femmes étaient encore cantonnées à leurs propres championnats internationaux, hors JO donc, elle fut couronnée reine d’Europe en 1966 à Gijón, puis championne du monde par deux fois, en 1970 à Copenhague puis en 1974 à La Baule. Au stade François-André, elle fut et restera à jamais une figure légendaire. Elle y remporta trois fois le Grand Prix, en 1962 sur Kenavo D, puis en 1971 et 75 avec Rocket, et le Derby à trois reprises, en 1963 avec Kenavo puis en 70 et 71 sur Rocket, qui prit sa retraite en 1975 après avoir participé individuellement aux JO de Munich en 1972. Pour Gilles de Balanda, la pionnière fut une formidable équipière. “J’ai monté ma première Coupe des nations à ses côtés et en compagnie de Philippe Jouy et Marcel Rozier. C’était à Nice, dans l’ancienne halle des expositions”, en avril 1969.“J’avais le plus grand respect pour elle. C’était une personnalité exceptionnelle. Par la suite, nous sommes devenus amis, et j’ai toujours pris plaisir à la revoir.”

Janou Lefebvre acheva sa carrière en 1979, sept ans après avoir épousé Jean-Louis Tissot, auquel elle donna un fils. Membre du comité directeur de l’ancienne Fédération française des sports équestres et faite “commandeur” de l’ordre national du Mérite, elle continua “à suivre l’actualité du concours hippique international”, comme elle disait encore en 2012, manifestant son admiration pour l’équitation de Patrice Delaveau, Alexandra Ledermann, Kevin Staut, Pénélope Leprevost ou encore Eugénie Angot. Cette femme au charisme magnétique préférait toutefois la solitude de sa retraite provençale à la mise en lumière qu’aurait inévitablement provoquée sa présence sur les terrains de concours. Son palmarès et son destin n’en resteront pas moins gravés à jamais dans l’histoire du sport.

GRANDPRIX adresse ses plus sincères condoléances à la famille et aux proches de la défunte.