?Un juge 4* suisse dénonce l’ingérence de la FEI dans les décisions des officiels de compétition

Où s’arrête le pouvoir des collaborateurs et responsables de la Fédération équestre internationale et où commence celui de ses officiels de compétition? C’est la question légitime que pose Patrick Bartolo, un juge 4* suisse de cinquante-six ans ayant choisi de se mettre en retrait des concours depuis le Longines Masters de Lausanne, fin juin 2019, où il estime avoir subi une grave entrave à son indépendance de la part de John Roche, ancien directeur du saut d’obstacles à la FEI, Stephan Ellenbruch, président du comité technique de la discipline, et Göran Åkerström, directeur des affaires vétérinaires.



John Roche aux Jeux équestres mondiaux de Tryon en septembre 2018 avec l'Allemand Thomas Bach, président du Comité international olympique.

John Roche aux Jeux équestres mondiaux de Tryon en septembre 2018 avec l'Allemand Thomas Bach, président du Comité international olympique.

© Christophe Tanière/FEI

Plus de huit mois après les faits, ses questions posées à la Fédération équestre internationale (FEI) demeuraient sans réponse. Patrick Bartolo n’est pourtant pas n’importe qui dans l’univers du saut d’obstacles et tout particulièrement dans la communauté des officiels, composée des juges, commissaires au paddock, chefs de piste, vétérinaires et médecins, entre autres. Juge de jumping depuis trois décennies et demie, ce Suisse romand de cinquante-six ans officie en internationaux de très longue date, ayant obtenu sa troisième étoile en 2000 puis sa quatrième et dernière en 2013. Finale de la Coupe du monde Longines à Paris, Mondiaux Jeunes Chevaux de Lanaken, CSIO de Hickstead et Rabat, CSI-W de Lyon, encore CHI de Genève et CSI de Calgary, Dinard, Versailles, Lons-le-Saunier, Verbier, Cagnes-sur-Mer, Mâcon, Arnas, Grenoble, et tant d’autres. Tout le monde connaît cet officiel de renom, par ailleurs directeur financier et administratif de la Chambre de commerce, d’industrie et des services de Genève. Il a également présidé les jurys de nombreux concours, dont les CSI 2* de Chevenez, CSI 4* de Crans-Montana, CSIO 5* de Lummen et CSI 5* de Lausanne, qui a intégré l’an passé la série des Longines Masters.
 
C’est justement là, au bord du Léman et à quelques hectomètres du siège de la FEI, du 19 au 23 juin 2019, que se sont produits des faits que Patrick Bartolo qualifie d’ingérence et d’abus de pouvoir de la part de plusieurs dirigeants de la FEI, dont l’Irlandais John Roche, ancien directeur du saut d’obstacles, le Suédois Göran Åkerström, directeur des affaires vétérinaires, et l’Allemand Stephan Ellenbruch, président du comité technique de jumping. Le mercredi 19, alors qu’il rentre à l’hôtel après avoir présidé l’inspection vétérinaire des chevaux engagés dans les CSI 5, 2 et 1* de l’événement, Patrick Bartolo reçoit un appel de Frances Hesketh-Jones (ex-Triulzi), chef des commissaires au paddock. L’Italienne lui demande s’il peut revenir dans la zone des écuries du concours afin de vérifier quelque chose. Celle-ci vient de saisir sur le fait une groom en train de tondre les antérieurs d’un cheval appelé à disputer l’épreuves des Six Barres trois jours plus tard. Depuis le 1er janvier 2019, pour le bien-être des équidés, le règlement vétérinaire de la FEI (article 1004 sur les méthodes prohibées) n’autorise plus de les tondre après la visite vétérinaire et durant toute la durée de l’événement. Alors que Frances Hesketh-Jones a déjà quitté la scène, Patrick Bartolo sermonne la palefrenière et lui rappelle le règlement.
 


“Le temps du concours, nos décisions doivent normalement s’imposer à tous”

Göran Åkerström en 2018 au Forum des sports de la FEI.

Göran Åkerström en 2018 au Forum des sports de la FEI.

© Anthony Demierre/FEI

Après avoir consulté Pierre-Alain Glatt, délégué vétérinaire, et réuni à ce sujet le jury, également composé de la Suissesse Catherine Fankhauser et des Français Patrice Alvado, Sylvie Navet et Maurice Caillaud, ce dernier ayant été désigné juge étranger par la FEI, le président du jury décide d’autoriser le cheval à concourir, tout en s’engageant à lui porter une attention toute particulière durant les quatre jours de compétition. “Comme toujours, cette décision a été prise collégialement. Il arrive souvent, qui plus est face à des règles relativement nouvelles, que nous fassions preuve de compréhension. La groom a simplement agi par méconnaissance, elle ne s’est pas cachée et n’a pas fait cela juste avant une épreuve pour accroître la sensibilité des antérieurs. Et nous avons reçu du vétérinaire la confirmation d’un état général du cheval irréprochable. Peut-être n’ai-je pas pris la bonne décision à ce moment-là, mais j’ai tranché en mon âme et conscience et en vertu du pouvoir que nous confèrent les règlements de la FEI dans le cadre des compétitions”, avoue humblement mais fermement le président de jury. “En tout cas, le temps du concours, celle-ci doit normalement s’imposer à tous.” Informée, la chef des commissaires n’aurait alors fait part d’aucune réserve.
 
Cette clémence manifestée à l’égard d’une groom et d’une cavalière ne traînant vraisemblablement aucun grave antécédent en matière de non-respect des règlements n’est pas du goût de tous, au point que l’affaire remonte très rapidement à John Roche. Dès le lendemain, l’ancien capitaine de l’armée irlandaise aurait appelé Maurice Caillaud pour lui intimer de revenir sur la décision prise la veille et donc de disqualifier le cheval concerné. “Il a tenté de s’imposer à nous sans même me demander ma version des faits. Dans un premier temps, Maurice lui a répondu que nous ne changerions rien. À mon tour, j’ai appelé John Roche, qui a martelé que le règlement était le règlement et que nous aurions dû l’appliquer sans hésiter. Pourtant, il y a toujours des marges d’appréciation et des usages. Le rôle des officiels est de faire respecter les règles aussi justement et équitablement que possible en tenant compte des circonstances. Estimant avoir agi dans un état d’esprit sportif et formateur, j’ai indiqué à John que je ne disqualifierais pas le cheval et surtout que la FEI n’avait aucune légitimité à intervenir sur cette décision à ce stade puisqu’elle n’avait pas été saisie par une procédure normale et existante”, raconte Patrick Bartolo.
 
L’officiel expérimenté estime qu’il n’existe aucun fondement réglementaire permettant à un collaborateur ou un cadre de la FEI d’intervenir au cours d’un événement sportif pour ordonner l’annulation ou la modification d’une décision d’un membre du jury. Faudrait-il leur octroyer un droit à former des recours, lesquels pourraient alors être jugés par une commission d’appel? Pourquoi pas, même si cela augmenterait le nombre d’officiels à prendre en charge et donc le coût d’organisation des concours, mais il n’en est rien aujourd’hui. “Imaginerait-on un dignitaire de la Fédération internationale de football (FIFA) intervenir en plein milieu d’un match pour demander à un arbitre de modifier l’une de ses décisions?”, s’interroge Patrick Bartolo. Non, évidemment. Si l’on transpose cette situation au fonctionnement des institution politiques, c’est comme si un président, un ministre ou un directeur d’administration, incarnant le pouvoir exécutif, s’ingéraient dans le travail d’un juge, investi quant à lui du pouvoir judiciaire. Quelles que soient ses variantes, toute démocratie repose sur une séparation plus ou moins stricte de ces deux pouvoirs ainsi que du législatif, confié en l’espèce à l’assemblée générale de la FEI.
 
S’en serait alors suivie une série de courriels adressés par John Roche et le Suédois Göran Åkerström, directeur des affaires vétérinaires de la FEI, “qui ont mis en copie les hautes instances comme s’il y avait un très grave péril en la demeure …”, souffle le juge suisse. “À nouveau, Maurice Caillaud a été sommé avec insistance de disqualifier le cheval, ce qu’il a fini par faire. À la suite de ce coup de force, j’ai décidé de mettre un terme sur-le-champ à ma mission dans ce concours. J’estimais ne plus pouvoir exercer ma fonction face à des décisions dictées par des organes et des personnes qui n’étaient pas même pas présentes sur place. Le soir même, alors que je dînais avec mes collègues du jury, John s’est présenté au restaurant pour me convaincre de rester. Comme la FEI avait invité à dîner de nombreux membres du Comité international olympique le lendemain dans l’espace VIP du concours (à la veille de la cent trente-quatrième session du CIO, également programmée à Lausanne, ndlr) et que cette histoire risquait de ternir l’image de la FEI au plus mauvais moment, je me suis laissé convaincre de rester…”
 


Un problème de gouvernance au sein de la FEI ?

Stephan Ellenbruch en 2014 au Forum des sports de la FEI.

Stephan Ellenbruch en 2014 au Forum des sports de la FEI.

© Germain Arias-Schreiber/FEI

En réponse au courriel de Patrick Bartolo informant qui devait l’être de sa – sage ? – décision, Stephan Ellenbruch, lui-même juge 4*, lui aurait répondu que l’affaire n’en resterait pas là et serait traitée dès le lendemain lors d’une réunion au siège de la FEI. Ainsi, le 21 juin 2019, John Roche, Stephan Ellenbruch et d’autres responsables se seraient rencontrés pour discuter de ce cas… en l’absence du Suisse. Le soir, celui-ci dit avoir demandé de vive voix à Stephan Ellenbruch le résultat de cette rencontre. Il lui aurait alors été répondu “qu’il valait mieux ne rien me dire, ce que j’ai pris comme une pression supplémentaire… Et depuis, je n’ai plus eu la moindre nouvelle.” Même la lettre adressée en bonne et due forme par son avocat est restée sans réponse. En attendant, le juge s’est mis en retrait, renonçant à officier dans de nombreux concours, dont les CSI 5*-W de Lyon et CSI 5* de Genève l’automne dernier.
 
Interrogée à ce sujet par GRANDPRIX, la FEI estime avoir agi dans son bon droit et le respect de ses règlements. “À la suite de cet incident survenu en juin 2019 à Lausanne, des représentants du siège de la FEI ont passé des appels téléphoniques et entretenu des discussions avec divers officiels. Une nouvelle règle du règlement vétérinaire de la FEI relative au rasage ou à la tonte des membres du cheval est entrée en vigueur le 1er janvier 2019. Le personnel de la FEI est toujours disponible pour guider et assister les officiels, en particulier avec les nouvelles règles ou règles mises à jour. Cette disposition est très claire: les chevaux ne sont pas autorisés à participer à des épreuves FEI si leurs membres ont été tondus et/ou rasés à tout moment pendant leur présence sur le site de l’événement FEI. La sanction est la disqualification automatique de l’événement. Conformément au paragraphe introductif de l’annexe VI, le siège de la FEI a le droit d’imposer la sanction appropriée en cas de violation et lorsque aucune sanction ou bien une sanction incorrecte a été infligée. Nous avons donc rappelé cette nouvelle règle aux officiels et les avons informés qu’il n’y avait aucune discrétion dans ce cas. En conséquence, le cheval a été disqualifié”, assume un porte-parole au nom de l’organisation.
 
“J’aimerais que soient sérieusement clarifiés les rôles du président de jury, du juge étranger, du chef des commissaires, du président du comité de jumping, du directeur du jumping ainsi que du directeur des affaires vétérinaires puis surtout que chacun s’y tienne et assume ses décisions. Il me semble pour le moins choquant de voir un élu ou un cadre d’une Fédération faire pression sur des juges et remettre en cause leur décision sans même avoir ni tenu compte des circonstances, ni vu le cheval et ni entendu les arguments de ces juges ou de personnes directement concernées, sauf me semble-t-il ceux de la chef des commissaires… Ce n’est malheureusement pas la première fois qu’une telle situation se présente, à tel point que la fonction de président de jury a perdu son sens, de plus en plus de personnes n’osant prendre de décision sans craindre l’intervention de la FEI”, conclut Patrick Bartolo, prêt à claquer la porte faute d’une sérieuse prise de conscience.
 
Si le tableau est aussi abîmé que celui qu’il décrit, il faudra effectivement remettre à plat le système. Et le départ à la retraite anticipé de John Rocheprobablement lié à la gestion défaillante des concours fantoches de Damas et Villeneuve-Loubet ne saurait constituer un remède miracle à tous les maux du jumping mondial. Joint par téléphone, celui-ci a fait valoir son droit de réserve, mais assuré n’avoir jamais fait pression sur aucun officiel. Depuis fin février et d’ici le recrutement d’un nouveau directeur, mais aussi de deux adjoints, dont l’un sera en charge des officiels, il est remplacé par intérim par Sabrina Ibáñez, secrétaire générale de la FEI, avec l’aide de… Stephan Ellenbruch.