Le Haras d’Elle, soixante ans de succès (partie 1)
Créé dans les années 1960 par Alexis Pignolet, le haras d’Elle est, depuis la disparition de ce dernier en 2013 à l’âge de soixante-dix-neuf ans, désormais géré par ses fils Bertrand, Hubert et Alain. Depuis plus de six décennies, d’innombrables champions et étalons sont nés au bord de l’Elle, la rivière normande qui a donné son nom au haras.
L’histoire du haras d’Elle, c’est un peu celle du cheval de sport en Normandie. Celle d’une famille d’agriculteurs, établie depuis des générations à Moon-sur- Elle (à prononcer « Mon » et non pas à l’anglaise, rien à voir avec la lune), ancien village gaulois de huit cents habitants situé à quelques dizaines de kilomètres au nord de Saint-Lô, dans la Manche, au cœur du Parc naturel des Marais du Cotentin et du Bessin. L’arrivée des Pignolet dans le coin remonte à si longtemps que l’endroit où ils s’étaient établis, à proximité immédiate de l’actuel haras d’Elle, s’appelle désormais le « Hameau Pignolet. » « Toute la famille habitait là-bas mais cela devenait un peu trop petit, donc ils ont construit sur ce terrain dans les années 1850 », raconte Hubert Pignolet, entamant la visite de la propriété. « La maison n’a été habitée que par des Pignolet. Je dirais même quasiment exclusivement par des Alexis Pignolet puisque nous sommes la première génération où il n’y a pas d’Alexis. Enfin, Bertrand a depuis renoué avec cette tradition en appelant son fils Alexis ! Il y a toujours eu des chevaux ici, mais avant mon père, c’étaient plutôt des chevaux de travail. »
En effet, après la Seconde Guerre mondiale, le tracteur remplace progressivement les chevaux dans les champs, les voitures se démocratisent et les équidés perdent de plus en plus leur utilité. À cette époque, Paul de Laurens de Saint-Martin est à la tête du Haras national de Saint-Lô, où il a été nommé en décembre 1944 et dont il sera directeur jusqu’en 1953. Il a pour mission de reconstruire le haras, en grande partie détruit par les bombardements, mais également de « liquider » l’élevage de chevaux, qui ne représente plus aucun d’intérêt pour le ministère de l’Agriculture. Mais Paul de Laurens de Saint-Martin, assisté par son sous-directeur Jacques de Royer-Dupré, père d’Alain de Royer-Dupré, grand entraîneur de galopeurs, décide d’aller à l’encontre des injonctions de sa hiérarchie et va encourager les éleveurs à réorienter leur production vers le cheval de loisir et de sport. Cela passera par l’apport de Pur-sang pour affiner la jumenterie, ainsi que par la création des Sociétés hippiques rurales, qui inciteront les éleveurs à la pratique de l’équitation pour valoriser leur production d’équidés.
Une histoire de Cœur
C’est dans ce contexte qu’Alexis Pignolet, né le 9 décembre 1933, va orienter la ferme familiale vers l’élevage de chevaux de sport. La passion de ce dernier pour le saut d’obstacles débute grâce à une jument trotteuse. Destinée aux courses, celle-ci souffre de problèmes cardiaques et ne tient pas la distance, étant obligée de se coucher lorsque la fatigue se fait ressentir. Mr. Forest, président de la Société hippique rurale de Lison, dans le Calvados, conseille alors au père de famille d’essayer sa jument au saut d’obstacles, et c’est ainsi que son jeune fils Alexis découvre cette discipline dans laquelle il va exceller. Repéré par Paul de Laurens, le cavalier novice suit plusieurs stages au haras du Pin sous la direction d’Henry Blanc, en charge du pôle compétition. Lorsqu’ Alexis doit partir effectuer son service militaire, l’une de ses juments, Gazelle (Ds, L’Alcazar, Ps x Ivanoe, Ps), est mise à la reproduction. Elle deviendra la jument la plus influente pour le futur élevage d’Elle. Ayant très régulièrement utilisé l’étalon Demi-sang Plein d’Espoirs (Ds, Orange Peel, Ps x Dagobert, Ds), Alexis va d’abord enregistrer ses chevaux avec l’affixe « d’Espoir », d’où Double Espoir (SF, Ibrahim, Ds x Plein d’Espoirs, Ds), petit-fils de Gazelle issu de Quatrième Espoir (SF, Plein d’Espoirs, Ds x L’Alcazar, Ps), qui deviendra un étalon national très prolifique en Vendée.
En 1972, l’affixe change de nom : Alexis choisit « d’Elle », en référence à la rivière d’une trentaine de kilomètres qui traverse une partie de la Normandie. « Théoriquement, les chevaux auraient dû s’appeler “de Villeneuve”, parce que notre propriété est basée au lieu-dit Villeneuve. Sauf que le directeur du Haras de Saint-Lô de l’époque s’appelait Mr. de Villeneuve, donc il s’est dit que les gens pourraient facilement confondre. Comme l’Elle coulait juste à côté, mon père a opté pour cet affixe, ce qui est quelque part plus facile que de Villeneuve, qui aurait été un peu long », raconte Hubert.
Au retour de l’armée, le jeune Alexis reprend la compétition et devient l’un des meilleurs cavaliers français, grâce notamment à Lady Volo (Fra Diavolo, Ps) et J’ai l’Espoir (Plein d’Espoirs), avec lesquels il participe à de beaux concours internationaux en compagnie des plus grands cavaliers de l’époque, comme Georges Calmon ou Alain Navet. En 1961, J’ai l’Espoir sera même le cheval ayant accumulé le plus de gains en France. En 1963, Alexis se marie avec Madeleine, avec laquelle il aura trois fils : Bertrand (1964), Alain (1966), et Hubert (1973).
L’élevage d’Alexis connaît vite ses premiers succès avec Pacha B (SF, Fra Diavolo, Ps x Master Orange) et Urbin (SF, Prince du Cy x Galveston), ancien cheval de la Fédération française d’équitation confié à Gilles Bertran de Balanda, avec qui il a connu beaucoup de succès à haut niveau. Petite jument de moins d’1,60 m, la mère de ce dernier, Ira (Tf, Galveston, Tf), a été acquise par Alexis à l’issue d’une belle carrière sportive durant laquelle elle a remporté plusieurs Grands Prix et épreuves de Puissance, passant plusieurs fois la barre des deux mètres malgré sa petite taille ! Ira sera la deuxième jument marquante de l’élevage d’Elle, donnant de nombreux très bons gagnants (voir encadré), dont l’étalon Scherif d’Elle (SF, Jalisco B x Prince du Cy), qui s’illustrera en Grands Prix avec Alain Pignolet avant de devenir un étalon privé au haras d’Elle. Il donnera plusieurs gagnants à très haut niveau comme Nougat du Vallet (ISO 180, SF, x Saphir d’Elle), ancien formidable crack de l’Américaine Katherine A. Dinan, Mira-ge d’Elle (ICC 159, SF, Quidam de Revel), performant en CCI 3* avec la Britannique Piggy French, Cabri d’Elle (ISO 166, SF, x Uriel), monture de Bertrand Pignolet, Caprice d’Elle II (ISO 168, SF, x Nankin), complice de Robert Breul, ainsi que Dahlia Manciaise (ISO 164, SF, x Uriel) et bien sûr Nippon d’Elle (ISO 172, SF, Narcos II), ancien complice de Roger-Yves Bost revenu à Moon-sur-Elle pour la reproduction.
Garder les meilleures femelles pour l’élevage
La souche de Gazelle sera la plus prolifique puisqu’elle a donné à ce jour trente-cinq performeurs indicés au-dessus de 150 à l’élevage d’Elle, moult étalons – souvent vendus aux Haras nationaux par l’intermédiaire de Charles Vauvrecy, Philippe Henry et Alfred Lefèvre, les plus grands étalonniers de l’époque –, ainsi que de nombreuses juments, qui ont perpétué la souche et qu’Alexis a toujours refusé de vendre. « C’était un peu sa marque de fabrique : les meilleures juments, il les a toutes gardées, et au prix, à l’époque, de gros sacrifices », confie Hubert. « Par exemple, un de nos clients espagnols venait de perdre son cheval et souhaitait absolument racheter un produit de la même famille. Papa n’avait plus qu’une jument de cette souche et l’Espagnol lui en a proposé une fortune, mais il a décliné l’offre ! La seule fois où nous nous sommes un peu “fâchés”, c’était à cause de Gare à Elle. Narcotique (ISO 177, SF, Fair Play III x Nickel, AA, grande gagnante avec Pierre Durand issue de la souche de Bourrée, ndlr) effectuait des transferts d’embryons à la maison. Papa avait demandé à Christian Paillot, son propriétaire, s’il pouvait en faire pour lui pendant deux ans, et il a eu la chance d’avoir deux femelles, Gare à Elle (ISO 163, SF, Bayard d’Elle x Fair Play III) et Idée d’Elle (ISO 143, SF, Cabri d’Elle x Fair Play III). Gare à Elle a terminé quatrième de la finale des six ans avec Bertrand et nous avons re-çu des propositions très alléchantes, tout le monde courait derrière ! Mais Papa n’a jamais voulu la vendre… Nous avons essayé de lui faire changer d’avis en arguant que cette vente allait assurer sa retraite, mais il a répondu qu’il avait tout fait pour avoir une nouvelle souche de qualité, qu’il avait eu la chance d’avoir des femelles, donc qu’il était hors de question de s’en séparer. Il aurait préféré faire banqueroute plutôt que vendre ses juments. »