Bernard Le Courtois et Pascal Trassart s’adaptent mais s’inquiètent de la conjoncture

Trois semaines après le début du confinement, la vie suit son cours presque normalement dans les élevages français de chevaux de sport, où les naissances se succèdent et où l’on aborde la saison de monte, dans le respect des nouvelles règles drastiques de distanciation sociale. Derrière l’apparente quiétude qui règne dans les campagnes, de la Bretagne au Grand-Est en passant par l’incontournable Normandie, la perspective de plus en plus palpable d’une sévère crise économique n’encourage guère les éleveurs et étalonniers à un grand optimisme. Hier, GRANDPRIX a recueilli les impressions de Guillaume Ansquer et Arnaud Évain. Aujourd’hui, place à Bernard Le Courtois et Pascal Trassart.



“Beaucoup de professionnels modestes vont mettre leur activité en péril”, Bernard Le Courtois

Bernard Le Courtois, fondateur du haras de Brullemail, établi à Brullemail dans l’Orne, et ancien président du Stud-book Selle Français : “Pendant une dizaine de jours, au début du confinement, tout était un peu bloqué parce que les vétérinaires ne venaient plus pour le suivi gynécologique. Depuis que la Société hippique française a signé la convention avec France Galop et Le Trot, les vétérinaires ont repris partiellement leur activité et nous pouvons donc à nouveau faire inséminer les juments. Nous suivons un protocole bien précis. Le centre d’insémination nous envoie un document de transport tamponné et signé. Sur place, nous ne sortons pas du camion et un collaborateur du centre prend en charge la jument de sa sortie du camion à sa remontée. Pour ma part, je me rends trois fois par semaine à la clinique de Livet (à cinquante kilomètres au nord de chez lui, ndlr), où l’on croise des éleveurs de chevaux de sport, de Pur-sang et de Trotteurs. Tout se passe bien. Un vétérinaire vient à la maison trois fois par semaine pour assurer le suivi gynécologique et quand les juments sont prêtes, on les emmène à la clinique, où elles sont suivies toutes les six heures et inséminées au meilleur moment. On les reprend alors au bout de deux ou trois jours.

J’ai régulièrement des éleveurs au téléphone dans le cadre de mes activités d’étalonnage. A priori, il y a encore des régions où il ne se passe plus rien, parce qu’on ne peut pas y envoyer de semence, ni fraîche ni congelée. Du coup, les éleveurs précautionneux qui ont réservé et payé leurs saillies tôt dans l’année vont pouvoir travailler dès maintenant. Ceux qui se sont montrés moins prévoyants vont devoir attendre, ou bien se retourner sur les stocks résiduels de paillettes qui se trouvent dans les réserves des centres. Pour ma part, j’essaie d’informer au mieux mes clients potentiels des stocks disponibles ici et là. En dehors de cela, l’activité n’est pas fabuleuse. À cette époque-là de l’année, nous vendons normalement trois à quatre contrats de saillie par jour, et là nous en sommes plutôt à un par semaine. Les gens attendent et ont sûrement des problèmes plus urgents à gérer. Dans les régions où l’élevage est moins présent, j’ai l’impression que beaucoup de vétérinaires ignorent encore les procédures qui leur permettent de continuer à travailler. C’est aussi le cas de pas mal d’éleveurs. En outre, notre clientèle est composée à 80% de particuliers qui font saillir une ou deux juments tous les deux ou trois ans, parfois même une seule fois. On peut facilement imaginer qu’il vont repousser cela à l’année prochaine. Et s’ils sont plusieurs milliers à agir de cette façon, ce sera une catastrophe pour les étalonniers. En début de saison, le volume de ventes de saillies avait été plutôt correct lors des Salons, mais cette crise perturbe tout.

Pour ce qui est du commerce, je reçois quelques demandes d’information sur des poulains âgés de deux ou trois ans, mais pas plus que d’habitude. Nous envoyons des photos et vidéos, mais cela en reste là dans le sens où les clients potentiels ne peuvent pas venir les voir. Nous sommes plus volontiers coincés parce que nous ne parvenons pas à finaliser des transactions entamées avant le confinement. Je ne sais pas comment tout cela va se terminer. Beaucoup de professionnels modestes vont mettre leur activité en péril. Pour ma part, si je ne réalise pas un chiffre d’affaires comparable à celui de l’an passé, ce sera très difficile et je prendrai peut-être ma retraite de façon anticipée. Pour l’instant, les aides de l’État restent assez peu palpables en dehors du chômage partiel pour les employeurs qui peuvent se le permettre. On peut se dire qu’on s’en tirera avec une bonne vente, mais s’accrocher à cela est périlleux face à une telle crise.

Pour le reste, nous avons la chance de vivre à la campagne auprès de nos animaux, alors nous ne souffrons pas du confinement en tant que tel, contrairement à tant de gens en ville. Nous sommes juste encore un peu plus isolés que d’habitude! Les week-ends sont longs mais nous n’avons pas à nous plaindre de ce point de vue. Les règles sont d’ailleurs très bien appliquées dans notre secteur, où je ne croise quasiment que des poids lourds et des camions de chevaux sur les routes. Avec tous les reports de rassemblements et concours, l’automne s’annonce très chargé, mais nous ferons au mieux. En attendant, il faudrait qu’il pleuve parce que si nous devons en plus subir une sécheresse…”



“Les problèmes vont commencer dans quelques jours”, Pascal Trassart

Pascal Trassart, fondateur de l’élevage d’Argonne, établi à Varennes-en-Argonne dans la Meuse, et membre du bureau du Stud-book Selle Français : “Pour l’instant, nous sommes en pleine période des poulinages, et tout se passe bien. Dans nos régions de l’Est, la saison de monte n’a pas encore véritablement commencé parce que nous faisons naître nos poulains un peu plus tard que dans les régions de l’Ouest. Les problèmes vont commencer dans quelques jours quand nous allons devoir emmener nos juments dans les centres d’insémination. J’espère qu’ils vont pouvoir continuer à travailler correctement. Pour ma part, je me rends au haras de Talma (situé à vingt-cinq kilomètres au nord-ouest de chez lui, ndlr), chez Michel Guiot (vice-président du Stud-book Selle Français, ndlr). Le centre est ouvert et je sais qu’on y prend des précautions draconiennes. C’est embêtant pour les éleveurs, mais rassurant dans le sens où cela nous permet de travailler sans risque pour notre santé. Je m’y rendrai d’ailleurs dès cette semaine avec plusieurs juments.

J’espère que le commerce ne va souffrir trop violemment de cette crise. Il y aura un frein qu’on ne pourra pas éviter vu que les circuits Jeunes Chevaux sont arrêtés jusqu’à nouvel ordre. Les clients potentiels risquent de se montrer frileux, donc je m’attends à une année compliquée. Le commerce était reparti depuis quelques saisons, du fait de la réduction de la production annuelle de poulains et de notre quête collective de qualité. Les éleveurs et transformateurs vendaient leurs jeunes chevaux avec moins de difficulté et à des prix plus corrects. Malheureusement, je crains que nous repartions dans un cycle de baisse, même s’il faut bien avouer que nous ne savons pas trop où nous allons. Beaucoup de petites entreprises risquent de souffrir très fortement de tout ce que nous vivons, or ces artisans, commerçants et entrepreneurs constituent une part importante de notre clientèle, alors ils risquent bien de remettre leurs achats à plus tard… Nous ferons les comptes en fin d’année… et en fin d’année prochaine, mais j’appréhende forcément l’avenir.

Je n’ai aucun souci d’approvisionnement en alimentation ou autre, mais je rencontre des difficultés en raison des restrictions de déplacement des vétérinaires. J’ai normalement quatre chevaux vendus, pour lesquels mes clients attendent que leur praticien puisse effectuer les indispensables visites d’achat. Pour l’instant, tout est suspens parce que les vétérinaires ne peuvent plus se déplacer que pour les urgences. Cela ne m’inquiète pas trop, parce qu’il s’agit de clients fidèles, mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps… J’ai quelques jeunes chevaux au travail, mais surtout des juments que je conserve pour la reproduction. Pour le reste, nous vendons plutôt 90% de nos produits entre le sevrage et l’âge de quatre ans. De fait, les éleveurs qui ont beaucoup de chevaux placés chez des cavaliers risquent de souffrir davantage que nous.

On ne peut pas faire abstraction de toutes ces inquiétudes, mais je suis plutôt positif, alors je me dis que nous allons nous en sortir.”