Philippe Guerdat, la force de l'authenticité (partie 1)

Il y a quasiment un an et demi, Philippe Guerdat était déchu par la Fédération française d’équitation de ses fonctions de chef de l’équipe tricolore de saut d’obstacles, après six ans de bons et loyaux services. Ayant depuis tourné la page, le Suisse de soixante-sept printemps n’a pas mis longtemps à reprendre du service, s’épanouissant depuis février au poste de sélectionneur de l’équipe nationale du Brésil, qu’il espère bien mener jusqu’au sommet des Jeux olympiques de Tokyo l'année prochaine. Authentique, drôle, honnête, passionné et acharné de travail, le Jurassien a accepté de se raconter et de revenir sur les moments qui ont marqué sa carrière.



© Alban Poudret

S'il est des gens charismatiques dans le microcosme du saut d’obstacles, Philippe Guerdat en est sûrement l’un des plus populaires. Sur la forme, on ne saurait oublier ses expressions à faire rire les plus grincheux - son “j’entends“ en aura marqué plus d’un -, ni ses rituels superstitieux avant une entrée en piste, ni son accent chantant, ni son langage fleuri lorsque l’un de “ses“ cavaliers lâche un point de temps dépassé. Quant au fond, nul n’oserait lui enlever sa passion des chevaux et sa dévotion extrême à la tâche qui lui est ponctuellement confiée. Depuis plus de vingt ans, cet honnête et sympathique Jurassien d’1,72 m, ancien cavalier de haut niveau à succès, s’est reconverti en chef d’équipe accompli. Né le 21 avril 1952 à Bassecourt, petite commune du Jura vaudois située à une heure au sud de Bâle et à une vingtaine de minutes de la frontière franco-suisse, Philippe est le fils de Serge Guerdat, véritable homme de cheval et fondateur d’une entreprise horlogère qu’il a revendue afin de développer son activité équestre. Alors qu’il mène encore une double activité professionnelle, ce marchand et cavalier national de saut d’obstacles convainc très tôt son fils de mettre le pied à l’étrier. “Je me souviens très bien de nos balades du dimanche“, sourit le Suisse. “Je montais un poney bai appelé Ragusa, nommé ainsi en référence aux délicieux chocolats suisses à la noisette. Et ce poney passait son temps à me mettre au tas ! Tous les dimanches matin, j’avais hâte d’être au lundi parce que je savais que j’allais tomber !“

Le gamin se retrouve rapidement à cheval et écume les compétitions Juniors de sa région. En fin de cycle, il participe même aux championnats d’Europe de cette catégorie, avant de débarquer chez les Seniors en 1970. “Je me suis très vite retrouvé parmi les adultes, entouré de gens bien plus âgés que moi comme Marcel Rozier, Hubert Parot et Nelson Pessoa, dont j’étais un grand fan“, avoue le Jurassien. “Je me revois, encore enfant, au CHI de Genève, être allé demander un autographe à Neco. Pour je ne sais quelle raison, je ne l’avais pas eu… J’en ai été terriblement vexé pendant des années ! Depuis, je lui en ai reparlé des dizaines de fois !“, rit-il. En parallèle de cette jeune carrière de cavalier, Philippe obtient sa maturité commerciale, l’équivalent suisse du baccalauréat, effectue son service militaire puis étudie un temps la sténographie. À vingt ans, il plonge entièrement dans le milieu des chevaux et entame son ascension sportive. Pour se former au sport de haut niveau, le jeune pilote peut compter tour à tour sur Victor Morf, multiple champion de Suisse très apprécié par Serge Guerdat, puis sur Paul Weier, légendaire cavalier olympique devenu entraîneur des Juniors, chez qui Philippe s’est installé quelques années et où vit et travaille désormais son fils Steve Guerdat. Pour parfaire son apprentissage, le jeune homme part travailler un an en Irlande dans une écurie de course et de saut d’obstacles. “Je montais les chevaux de steeple-chase le matin, et ceux de jumping l’après-midi“, se souvient-il. “À l’époque, il était encore plus difficile qu’aujourd’hui d’accéder et de performer au plus haut niveau. Les jeunes s’imaginent le contraire car nous étions moins nombreux, mais de mon temps, les meilleurs mondiaux étaient indéracinables et il était dur de se faire une place parmi cette élite. Il fallait qu’ils meurent ou qu’ils tombent malade pour laisser leur place ! (Rires) Quatre ou cinq cavaliers gagnaient toutes les épreuves. Cela me fait penser à notre fameux concours de sélection pour participer au CHI de Genève… Nous nous retrouvions à Berne. Les Genevois passaient les premiers sur un minuscule parcours, puis l’équipe Seniors sautait un tour à 1,50 m, et nous, les petits jeunes, devions assurer sur un parcours digne des Jeux olympiques !“



RETOUR AUX SOURCES ET EXPLOSION À HAUT NIVEAU.

© Collection privée

Revenu en Suisse, Philippe se rapproche petit à petit du haut niveau, apprenant au passage quelques précieux tours de commerce auprès de son père. En 1974, il participe à ses premières grandes compétitions, avant de passer à un cheveu d’une sélection pour les Jeux olympiques de Montréal deux ans plus tard. En fait, l’Helvète faisait partie du quintette, mais la Fédération suisse, décontenancée par les contre-performances de ses cavaliers aux très importants CSIO d’Aix-la-Chapelle et Lucerne, décide de n’envoyer que Bruno Candrian en individuel. Après le boycott de l’édition 1980 à Moscou, Philippe dispute ses premiers JO en 1984 à Los Angeles, qui sont également ses premiers grands championnats Seniors. Associé à Pybalia (KWPN, Marco Polo x Soliman), une talentueuse et jolie jument baie, l’Helvète vit une entrée en matière plutôt difficile, accusant seize points dans chacune des deux manches de l’épreuve par équipes. La Suisse termine tout de même cinquième, à 1,75 point du podium. L’année suivante, le trentenaire décroche sa première médaille aux Européens à Dinard, en y remportant l’argent par équipes, toujours avec la généreuse Pybalia. Le couple participe également aux championnats du monde d’Aix-la-Chapelle en 1986. Quelques mois plus tard, ce sera au tour de Lanciano V (Holst, Landgraf I x Marlon, Ps), un autre joli bai, d’emmener Philippe sur tous les plus grands terrains de concours. À ses côtés, en 1987, l’Helvète dispute les championnats d’Europe de Saint-Gall, à domicile, où il arrache avec joie le bronze par équipes, puis les JO de Séoul en 1988 ainsi que les premiers Jeux équestres mondiaux, en 1990 à Stockholm.

Au milieu des années 1990, après un quart de siècle de carrière au plus haut niveau, Philippe choisit assez jeune de ranger ses bottes au placard. Il prend sa décision à la sortie du Grand Prix d’Helsinki, dont il termine deuxième. “J’ai quitté la piste et dit à ma groom que j’arrêtais“, se rappelle-t-il. “Elle ne comprenait rien au début, d’autant qu’elle était la première personne à qui je le disais ; je n’en avais parlé ni à ma femme (Christiane) ni à mes propriétaires ! J’ai mis un terme à ma carrière en partie parce que mes deux fils (Yannick, né le 31 mars 1981, et Steve, né le 10 juin 1982, ndlr) commençaient à concourir régulièrement. Mon épouse n’arrivait plus à suivre le rythme, et n’était pas assez bonne cavalière pour les faire progresser à ce niveau. C’était aussi un choix personnel. Je n’ai quasiment pas vu mes deux enfants grandir jusqu’à leurs treize ans parce que j’étais très souvent en concours. Si j’avais continué à ce rythme, je l’aurais regretté tout ma vie. Depuis, j’ai toujours conseillé à mes amis d’en faire autant, notamment à Ludo (Philippaerts, ancien cavalier belge de haut niveau), qui avait du mal à ralentir la cadence alors que ses deux fils (les jumeaux Olivier et Nicola, ndlr) grandissaient.“ Philippe s’est néanmoins constitué un joli palmarès. Vainqueur de la mythique Coupe des nations d’Aix-la-Chapelle ainsi que de celle de Modène, ou encore des Grands Prix de Madrid et Dinard, le Suisse a été un véritable pilier de son équipe nationale. “J’ai pris du plaisir durant toute ma carrière. Même si je rêvais des Jeux olympiques, j’étais davantage passionné des chevaux que de compétition. J’aimais autant monter en concours que me promener ou faire un cross. En tout cas, je suis satisfait de ma carrière, même si je n’ai pas eu les résultats de quelqu’un comme Neco. Il y a des cavaliers plus ambitieux que d’autres. Par exemple, Willi Melliger était bien plus enragé que moi et ne voulait pas arrêter, tout comme Walter Gabathüler (qui s’est même remis en selle à haut niveau à soixante-trois ans, en 2017, ndlr).“



UNE RECONVERSION PARFAITE.

Revenu à une vie bien plus normale, Philippe accompagne désormais son plus jeune fils, Steve, dans son ascension vers l’élite, tandis que l’aîné, Yannick, se passionne davantage pour l’informatique. Il est d’ailleurs aujourd’hui à la tête de l’agence web Artionet. Mais le père de famille, de nature hyperactive, ne se satisfait pas longtemps d’une simple vie d’accompagnateur. En 2000, il accepte une proposition de la Fédération suisse et devient le sélectionneur des Juniors et Jeunes Cavaliers suisses aux côtés de Jürg Notz. Alors que la tâche semble lui seoir à merveille, le contexte ne lui permet pas vraiment de s’épanouir. “C’était compliqué car Steve montait encore dans ces catégories…“, explique-t-il. “Parce qu’il avait d’excellents résultats, je l’ai sélectionné une première fois aux championnats d’Europe Jeunes Cavaliers (à Hartpury en 2000, où l’équipe de Suisse a terminé quatrième et Steve treizième, ndlr). Je n’y peux rien, il était bon, donc je l’ai repris pour les deux championnats suivants, où il a d’ailleurs décroché une médaille (le bronze par équipes en 2002 à Copenhague, ndlr), mais les parents des autres cavaliers commençaient à douter de ma bonne foi… Steve était un gamin de quinze ans et je ne voulais pas mettre ma vie familiale en danger pour un poste.“ Finalement, l’aventure s’arrête en 2003.

Dans le même temps, Steve, que la planète jumping érige en véritable prodige, reçoit un coup de téléphone de Jan Tops, marchand de chevaux et organisateur de concours. Le Néerlandais lui propose de venir s’installer dans ses écuries de Valkenswaard, aux Pays-Bas et de monter ses meilleurs chevaux. “Nous étions en concours à Zagreb. Steve avait été sélectionné pour la Coupe des nations alors qu’il n’avait même pas dix-huit ans“, glisse fièrement Philippe. “Je ne voulais pas lui enlever cette chance… C’était compliqué pour moi parce que j’avais commencé à investir dans mes installations à Bassecourt, et je m’étais dit que je faisais tout ça pour rien, que Steve allait partir et ne plus jamais revenir dans le Jura.“ L’oiseau quitte ainsi le nid et Philippe cherche une nouvelle activité à laquelle se consacrer. Après une brève et infructueuse collaboration avec un cavalier néerlandais, il est approché par la Fédération espagnole en 2003, pour laquelle il accepte le poste de sélectionneur des équipes nationales, allant des Juniors aux Seniors. “Leur système était dans un état lamentable quand je suis arrivé“, confie-t-il. “À force de travail, nous avons réussi à engranger quelques bons résultats et à remonter dans les classements, mais il me manquait l’adrénaline. J’aimais gagner, et beaucoup de nos défaites en championnats ont été difficiles à vivre.“

En 2006, l’infatigable passionné, qui a entre-temps vendu ses écuries à Bassecourt, démissionne et repart à la conquête d’un nouveau défi à relever. En fait, il n’a pas tellement le temps de chercher qu’il est déjà contacté par l’oligarque Oleksandr Onyshchenko, qui veut s’adjoindre ses services afin de construire une solide équipe ukrainienne en vue des JO de 2008. En plus de son rôle d’entraîneur, il doit aussi remplir celui de rabatteur, c’est-à-dire appâter des cavaliers talentueux qui pourraient accepter une naturalisation ukrainienne en l’échange de cracks et d’une probable participation aux JO. “Au début, cela ne m’intéressait pas, mais je me suis embarqué là-dedans en partie parce qu’il y avait Grégory Wathelet, que j’appréciais beaucoup et qui était déjà le meilleur ami de Steve“, justifie-t-il. “J’accompagnais régulièrement les cavaliers en concours et j’allais parfois donner des stages en Ukraine. Nous avons réussi de superbes JEM en 2006 (représentée par les Belges Grégory Wathelet et Jean-Claude van Geenberghe ainsi que les Allemands Björn Nagel et Katharina Offel, l’Ukraine avait terminé quatrième par équipes, ndlr) et nous sommes qualifiés pour les JO. Arrivé à Hong Kong, je n’avais toujours pas été payé de mon année par Onyshchenko. Lui, qui était si sûr de lui, n’a pas cru en mes menaces de démission. Et un matin, j’ai déchiré mon accréditation -comme un con parce que j’ai mis des heures ensuite à pouvoir revenir voir les épreuves les jours suivants ! - et j’ai quitté mon poste. Bon, je dois avouer que j’ai quand même aidé Katharina (Offel, ndlr) toute la semaine en cachette… (Rires).“

La deuxième partie de ce portrait sera publiée demain.

Ce portrait est paru dans le magazine GRANDPRIX heroes n°115, en décembre 2019.