“Je pense que je ne pourrai jamais retrouver un cheval comme Taloubet“, Christian Ahlmann (partie 1)

Lorsqu’on rencontre Christian Ahlmann pour la première fois, on s’attend à faire face à un colosse distant, froid et à l’assurance déstabilisante. Il n’en est rien. Du haut de son mètre quatre-vingt-douze, l’Allemand se montre en réalité disponible, poli, mesuré et presque timide. D’un naturel constant, il augmente son débit et infléchit son intonation dès lors que le sujet évoqué l’indigne. Les instances dirigeantes de son sport en prennent alors pour leur grade tant l’homme à la veste bleu électrique du haras Zangersheide n’a pas sa langue dans sa poche. Redevenu un pilier de l’équipe allemande après plus de deux ans de fâcherie avec sa fédération, l’époux de Judy-Ann Melchior et père de Leon Junior et Ella fait indiscutablement partie des grands du saut d’obstacles mondial. Constamment en première ligne malgré le départ à la retraite parfois anticipé de quelques-uns de ses cracks, celui dont les demi-tours au barrage sont enviés par tous ses concurrents compte bien être en haut de l’affiche en 2020. Déterminé à prendre part aux Jeux olympiques de Tokyo et à ramener une médaille du Japon, Christian Ahlmann s’est livré à l’occasion du CHI de Doha, le 29 février… quelques jours avant de se confiner dans ses écuries pour se protéger du satané Covid-19.



Ayant participé à la médaille de bronze de l’équipe allemande aux championnats d’Europe Longines de Rotterdam l’été dernier, Clintrexo Z pourrait lui aussi s’envoler au Japon.

Ayant participé à la médaille de bronze de l’équipe allemande aux championnats d’Europe Longines de Rotterdam l’été dernier, Clintrexo Z pourrait lui aussi s’envoler au Japon.

© Dean Mouhtaropoulos

Comment allez-vous et comment vous sentez-vous ici à Doha ? 

Je vais très bien. Ce concours est formidable et regroupe d’excellents chevaux et cavaliers. Le stade est assez incroyable, et ce qui est fait ici pour notre sport est assez remarquable. Les dotations sont vraiment intéressantes et le vol des chevaux est pris en charge. Que demander de plus ? 

Quel bilan dressez-vous de votre année 2019 ? 

Je dois dire qu’elle m’a rendu très heureux. Mon objectif principal était de faire évoluer mes chevaux d’avenir afin de remplacer les plus anciens, dont certains se consacrent désormais à l’élevage ou sont à la retraite. J’ai dû trouver la relève de quatre ou cinq chevaux d’exception alors qu’il est déjà très difficile d’en dégoter un seul. Nous y sommes toutefois parvenus. Nos jeunes étalons évoluent très bien. Grâce à eux, j’ai pu durablement réintégrer le top dix du classement mondial. C’était une marche énorme à gravir et je suis content d’avoir réussi. Et cette saison, je veux prouver que je suis toujours à la hauteur.

Et que pensez-vous de votre entame de l’année 2020 ? 

Je pense avoir réussi un bon départ, particulièrement grâce à Dominator 2000 Z (Z, Diamant de Semilly x Cassini I). Je place pas mal d’espoirs en lui et j’espère qu’il connaîtra beaucoup de succès à l’avenir. Il a montré à quelques reprises qu’il avait la stature d’un grand, notamment en finissant deuxième du Grand Prix Coupe du monde Longines de Leipzig en janvier. Avec lui, je sens que je peux aller vite au barrage et me battre pour la victoire. Il est très intelligent, rapide et possède de grandes qualités. Concernant Solid Gold Z (Old, Stakkato Gold x Calvin), c’est à peu près la même chose à la seule exception qu’il n’a que neuf ans (contre dix pour Dominator, ndlr). Il a longtemps été prélevé donc n’avait pas beaucoup concouru jusqu’alors. Cet hiver, je l’ai davantage mobilisé et il a accompli un grand pas en remportant notamment le Grand Prix CSI 4*-W d’Abou Dabi et en se classant deuxième du Grand Prix CSI 5*-W de Sharjah. Voir ces jeunes se développer comme nous l’espérions est vraiment plaisant. Ils intègrent le plus haut niveau. Ce n’est pas donné à n’importe quel cheval, alors cela me rend très fier et heureux.

Quels sont vos ambitions cette année ? 

D’un point de vue général, j’aimerais poursuivre sur ma lancée. Mon travail consiste à faire progresser mes chevaux et mon équitation, ainsi qu’à obtenir de bons résultats à tous les niveaux. Évidemment, les Jeux olympiques de Tokyo représentent l’échéance la plus importante de l’année (ceux-ci ont finalement été reportés à l'été 2021 en raison de la pandémie de Covid-19, ndlr), alors j’espère pouvoir y prendre part. 

Sur quel cheval misez-vous le plus pour ce qui seraient vos cinquièmes JO ? 

Clintrexo Z (Z, Clintissimo x Rex Z) a déjà pris part aux derniers championnats d’Europe (en août 2019 à Rotterdam, où il a permis à l’Allemagne de décrocher l’argent par équipes, terminant vingt-septième en individuel, ndlr). Il est donc le plus expérimenté malgré son jeune âge (onze ans, ndlr) et représente à coup sûr une option. Je compte également sur Dominator. D’ailleurs, je l’ai amené à Doha en partie afin de profiter de cette grande piste pour le préparer. J’ai voulu reprendre la compétition à l’extérieur dès que possible avec lui pour apprendre à encore mieux le connaître et lui donner des kilomètres. 

Vous êtes actuellement le premier Européen sur la liste d’attente pour participer à la finale de la Coupe du monde Longines de Las Vegas (annulée depuis cet entretien). Vous avez déjà remporté cet événement en 2011 à Leipzig avec Taloubet Z (KWPN, Galoubet A x Polydor). La ville de Saxe accueillera de nouveau le sommet du circuit indoor en 2022. Vous devez être heureux, vous qui avez gagné tant et tant d’épreuves et de Grands Prix là-bas ! 

Oui, c’est une très bonne chose. Il est très important que l’Allemagne accueille de tels événements de temps à autre. Effectivement, Leipzig est un concours particulier pour moi parce que j’y ai beaucoup gagné depuis toujours. En 2011, j’y ai vécu l’un de mes plus beaux succès, ce qui rend cette compétition unique. En tant qu’Allemand, je suis très fier à l’idée que nous accueillions à nouveau une finale de la Coupe de monde.

Êtes-vous inquiet quant à une potentielle annulation des Jeux olympiques de Tokyo en raison de l’épidémie de coronavirus ? S’agit-il d’un sujet dont vous parlez avec vos confrères cavaliers ? 

Oui, bien sûr, nous en parlons presque toutes les deux minutes. Il y a tellement d’événements et de problèmes à travers le monde que c’est un sujet que nous devons suivre de près car il pourrait nous être préjudiciable. Compte tenu du nombre de personnes impliquées, il serait très triste que les JO soient annulés, mais s’il n’y a pas d’autre solution, alors nous devrons nous y résoudre. Il faudra faire au mieux mais la décision finale ne nous appartiendra pas.



“La fédération s’est trop longtemps reposée sur ses lauriers“

L’Allemand livre un brillant hommage à l’inoubliable Taloubet, ici lors de sa victoire en finale de la Coupe du monde, en 2011 à Leipzig.

L’Allemand livre un brillant hommage à l’inoubliable Taloubet, ici lors de sa victoire en finale de la Coupe du monde, en 2011 à Leipzig.

© Scoopdyga

L’an passé, vous avez signé votre retour en équipe d’Allemagne après plus de deux ans d’absence pour cause de désaccord avec votre fédération. Porter la veste rouge vous avait-il manqué ? 

Je ne me sentais pas à l’aise dans cette situation. Ce fut une décision difficile à prendre pour moi, mais je n’ai pas aimé la façon de faire des responsables fédéraux. Dans cette perspective, cela ne m’a pas manqué, même si j’adore représenter l’Allemagne en général. Il était essentiel de trouver une bonne solution afin de pouvoir retravailler ensemble dans un état d’esprit positif et en quête de succès. Pour moi, il est très important de pouvoir prendre du plaisir en équipe nationale, et maintenant que nous avons trouvé un accord, le fun est de retour, ce qui rend tout cela plus intéressant pour moi. L’état d’esprit est positif et nous avons retrouvé un objectif commun, ce qui n’était plus le cas auparavant. 

Pouvez-vous nous rappeler sur quoi portait le désaccord ? 

Il y avait plusieurs choses. D’un point de vue contractuel ou juridique, la fédération n’était plus une alliée mais presque une ennemie. Dans cette perspective, travailler ensemble n’avait plus aucun intérêt. J’aime faire partie de cette équipe et me battre pour elle, mais s’il y a deux poids, deux mesures, et si je dois craindre les décisions de responsables fédéraux, ce n’est pas juste. Je pense qu’une fédération doit aider ses cavaliers et les soutenir dans n’importe quelle situation. Son rôle est de trouver de bonnes solutions, pas d’empirer telle ou telle situation. Et si cela nous fait craindre pour notre carrière de cavalier, il n’y a plus lieu de travailler ensemble (Christian, de même que Daniel Deusser, reprochait notamment à sa fédération de vouloir se dédouaner de toute responsabilité lors de potentielles affaires de dopage, d’interdire aux cavaliers de saisir la justice civile dans de tels cas ainsi que l’absence d’une échelle claire de sanctions en cas de manquement à telle ou telle disposition du contrat, ndlr). 

Comment jugez-vous la performance de l’Allemagne aux championnats d’Europe Longines de Rotterdam l’été dernier, dont vous êtes revenu avec l’argent par équipes ? 

J’étais très heureux de cette médaille. Sincèrement, l’époque où l’on n’attendait de l’Allemagne rien d’autre qu’une médaille d’or est révolue. Lorsque j’ai débuté il y a une vingtaine d’années, notre équipe était dans une situation tout à fait différente. Depuis, d’autres équipes sont devenues vraiment fortes et beaucoup de nations dont nous ne parlions pas du tout il y a deux décennies comptent désormais de très bons cavaliers, chevaux et entraîneurs. Ils progressent beaucoup. En championnat, la chance doit être au rendez-vous, mais il faut aussi un bon plan en amont. Désormais, gagner l’or, l’argent ou le bronze est une véritable réussite, y compris pour l’Allemagne.

Comment expliquez-vous que l’Allemagne ne compte dans son cadre olympique que cinq cavaliers : Simone Blum, Daniel Deusser, Marcus Ehning, Maurice Tebbel et vous ? 

Il y a plusieurs raisons à cela. En général, lorsqu’on imagine que tout va bien et que la situation est sous contrôle, on a tendance à ne plus travailler ni investir. Je crois que c’est ce qui est arrivé en Allemagne. C’est pourquoi d’autres nations nous ont doublés. Cela vaut pour les concours, les cavaliers, mais aussi l’élevage. Si l’on ne cherche plus à faire progresser les cavaliers, produire de bons chevaux et investir dans le sport, d’autres pays le font à notre place. Toutefois, l’Allemagne demeure une grande nation équestre et le premier pays d’élevage. Beaucoup de gens se retroussent désormais les manches mais je pense que la fédération s’est trop longtemps reposée sur ses lauriers.

Triple médaillé d’or olympique, double champion du monde et septuple champion d’Europe de concours complet, votre compatriote Michael Jung a également atteint le plus haut niveau en jumping, intégrant même la Mannschaft l’été dernier au CSIO 5* de Hickstead. Comment jugez-vous son parcours et cette double casquette extrêmement rare de nos jours ? 

Je le connais un peu car nous nous croisons parfois en concours. À mon sens, Michael est une superstar absolue. C’est un brillant cavalier. Dans son sport, il est le seul et l’unique, et il excelle aussi en saut d’obstacles. Il fait son chemin et engrange beaucoup de succès avec tout type de chevaux et dans n’importe quelle situation. Le voir monter est très agréable.



“Steve Guerdat est un immense cavalier“

Comme lui ou comme Ingrid Klimke, autre multi-médaillée allemande en complet, qui brille également au plus haut niveau en dressage, seriez-vous capable de changer de discipline et d’obtenir des résultats ? 

Je ne sais pas… Je pense que je n’arriverais pas à leur niveau mais je pourrais au moins essayer. Peu de cavaliers sont capables de remporter des médailles d’or en complet et d’atteindre le niveau de Michael en jumping ou d’Ingrid en dressage, peut-être moins d’un pourcent. Ce qu’ils réussissent est vraiment extraordinaire. 

Depuis plus d’un an, les Suisses Steve Guerdat et Martin Fuchs dominent largement les débats. Comment analysez-vous leurs succès ? 

Leur réussite est absolument dingue. Pour Steve, cela fait déjà de nombreuses saisons, mais c’est encore plus fort depuis quelques mois. Je pense que le fait qu’il se soit installé dans ses propres écuries a été une étape très importante pour lui. D’une certaine manière, cet important investissement a changé sa vie. Le fait qu’il ait attiré quelques nouveaux propriétaires a aussi changé les choses. Quoi qu’il en soit, il est capable de remporter n’importe quel Grand Prix dont il prend le départ, ce qui est assez incroyable. Steve est un immense cavalier. Martin est bien entendu un excellent cavalier lui aussi, et il s’appuie sur un système vraiment solide. Il est très bien entouré avec sa famille et ses propriétaires, qui l’épaulent et lui permettent d’être meilleur chaque année. Il a réussi à se construire une écurie très solide avec d’excellents chevaux. Il est le meilleur, du moins l’un des meilleurs, alors qu’il est encore jeune (il fêtera ses vingt-huit ans en juillet, ndlr), ce qui est vraiment formidable. 

Pensez-vous que l’un de vos chevaux pourra vous mener aussi haut que Taloubet Z, retraité du sport depuis janvier 2018 ? 

Je pense en avoir pas mal capables de bien se comporter au niveau 5*, mais aucun ne peut être comparé à Taloubet. Ses réussites et ses qualités étaient sensationnelles. Je pense que je ne pourrai jamais retrouver un cheval comme lui. Et il en va de même pour Codex One (Han, Contendro I x Glückspilz, officiellement retraité depuis juin 2019, ndlr). Il y en a toutefois certains en qui je place de grands espoirs. Ils ont les qualités et la puissance pour réussir. Mon travail consiste à révéler leur potentiel. 

Quid de Take a Chance on Me Z, votre fils de Taloubet, vainqueur l’an passé du Longines Global Champions Tour de Paris. Quels points communs et différences leur trouvez-vous ? 

Take a Chance est vraiment très tardif, tout comme l’a été Taloubet. Il n’a pas l’air d’une superstar lorsqu’il travaille aux écuries, mais il se métamorphose dès qu’il foule une piste de concours. Il a vraiment progressé, c’est désormais un excellent cheval de Grands Prix, bien qu’il n’ait pas encore atteint le niveau de Taloubet. J’espère que nous franchirons un nouveau palier cette saison. 

Caribis Z (Z, Caritano x Canabis Z) n’a plus concouru depuis sa victoire en Coupe du monde Longines en janvier 2019 à Leipzig. Comment va-t-il ? 

Il s’est blessé à la suite de cette victoire mais il est en voie de rétablissement. Il devrait revenir bientôt. J’espère que tout se passera bien pour que cela arrive. 

Qu’en est-il du Selle Français Tokyo de Saint Fray (Kannan x Galoubet A), classé en Grands Prix CSI 5* et absent depuis décembre 2018 ? 

Nous n’avons vraiment pas de chance avec lui… Il est toujours un peu blessé, c’est vraiment dommage. Il est excellent et dispose de grandes qualités. Malheureusement, il n’a pas beaucoup concouru. Pour l’heure, il n’est toujours pas remis physiquement, ce qui est tout à fait regrettable.

Vous montez un autre Selle Français nommé Atomic Z (ex-Atomic d’Ick, SF, Cumano x Chin Chin). Que diriez-vous à son sujet ? 

Il n’est pas simple à gérer, ce qui s’explique sûrement par le croisement des courants de sang de Cumano et Chin Chin. Il a fait la monte lorsqu’il était jeune et sa production est très bonne. En fin d’année passée, nous avons décidé de le castrer parce qu’il présente énormément de qualités, mais il ne se montrait pas très coopératif. Depuis, il s’est vraiment calmé et réfléchit davantage. Il a débuté à 1,50 m et s’est classé dans quelques bonnes épreuves. Il semble bien meilleur maintenant. Je pense qu’il a encore besoin d’un peu de temps, mais il devrait être prêt bientôt.

La deuxième partie de cet entretien, paru dans le magazine GRANDPRIX du mois d'avril, sera publiée demain.