Frank Kemperman, le maître du compromis

En quatre décennies de travail au service du développement des sports équestres, Frank Kemperman a fait preuve d’une science du consensus qui force le respect de ses pairs. Directeur du CHIO d’Aix-la-Chapelle, du Longines Equestrian Masters de Pékin et du CSI 3* de Maastricht, directeur sportif du CHI de Bois-le-Duc et président du comité de dressage de la Fédération équestre internationale, ce Néerlandais de soixante-cinq printemps se donne encore quelque temps avant de passer le relais à une nouvelle génération de dirigeants.



“Cet homme-là a l’avenir du dressage entre ses mains.” Cette phrase, prononcée en 2011 par le champion britannique Richard Davison, introduit la présentation de Frank Kemperman au Global Dressage Forum, à Hooge Mierde aux Pays-Bas. À la tribune, calme et concentré, le président du comité de dressage de la Fédération équestre internationale (FEI) décrit alors les dernières mesures adoptées pour moderniser la discipline. Dans la salle, cavaliers, entraîneurs, juges, organisateurs de concours et observateurs l’écoutent en silence. Tous savent que la marge de manœuvre du Néerlandais est réduite, tant les réticences sont nombreuses.

Placé à ce poste en novembre 2008 par la princesse Haya de Jordanie, alors présidente de la FEI, après des Jeux olympiques où le dressage n’avait pas montré son meilleur visage, Frank Kemperman, personnalité issue du saut d’obstacles, doit souvent déployer toute sa maîtrise du compromis pour composer avec les rigidités et la frilosité de ses interlocuteurs. À l’occasion du Forum des sports de la FEI, en avril 2018 à Lausanne, il n’hésite pas à asséner : “Je sais que notre communauté est très traditionnaliste et pas toujours très ouverte d’esprit, mais nous devons évoluer et innover pour que le jugement de nos épreuves devienne plus compréhensible pour les cavaliers, les propriétaires, le public et les médias.” Une fois encore, la notation est au cœur des débats. Et une fois encore, face à la levée de boucliers d’une partie des juges, organisateurs et cavaliers, dont la championnissime allemande Isabell Werth, la FEI recule sur sa proposition de réforme nommée HiLoDrop, consistant à retirer du calcul de la moyenne de chaque mouvement la plus haute et la plus basse notes attribuées par les juges – une formule qui a pourtant fait ses preuves dans d’autres disciplines.

Il en faut plus pour déstabiliser le Hollandais, facilement réélu fin 2017 à l’assemblée générale de Montevideo, où personne ne s’est présenté face à lui. Dès lors, il garde son cap, convaincu de la nécessité de dépoussiérer l’image du dressage. “Je ne suis pas un grand expert, mais je sais comment vendre le sport. Pour moi, le dressage exprime une belle performance engageant un cheval et un être humain. C’est tout ce que j’adore, mais il faut le rendre plus attractif pour le public et les diffuseurs audiovisuels.”

En cas de blocage, comme le font régulièrement ses collègues des comités de saut d’obstacles et de concours complet, il sait se prévaloir des recommandations du Comité international olympique (CIO) en matière de lisibilité, d’attractivité et d’universalité des disciplines prétendant demeurer au programme des Jeux. “Cela fait quinze ans qu’on nous parle de la fin du dressage aux JO, mais je n’y crois pas”, tempère la Belge Mariette Withages-Dieltjens, qui a précédé Frank Kemperman à la présidence du comité, de 2001 à 2008. “Cela doit rester notre priorité”, lui répond-il. “Fort heureusement, le CIO et son président Thomas Bach ont très bien accueilli nos réformes des formats de compétition, qui entreront en vigueur à Tokyo (très contestées par de nombreux protagonistes du jumping et du complet, elles n’ont pas rencontré une trop forte opposition en dressage, ndlr).”



Une modèle d’ascension sociale

Malgré son développement continu, le dressage a encore fort à faire avant d’espérer attirer de nouveaux sponsors, ce qui nécessitera de difficiles compromis. “Une personne accédant à ce poste sait qu’elle doit composer avec une opposition tenace”, reprend l’ancienne juge 5*, dont l’anecdote illustre parfaitement l’ampleur de la tâche, notamment vis-à-vis des cavaliers. “Aux JO d’Atlanta, en 1996, comme il faisait très chaud, les juges les avaient autorisés à monter sans veste. Mais aucun ne l’a fait ; tous ont préféré transpirer à grosses gouttes…” La modernisation de la tenue issue de la tradition militaire est justement l’une des marottes de Frank Kemperman, adepte d’une plus grande liberté en la matière. Et là encore, la bataille est loin d’être gagnée. “Cela fait partie des fondamentaux de notre sport. La modifier ne lui apporterait rien”, a ainsi balayé l’Espagnol Juan Matute Jr, alors âgé de vingt ans, lors du Forum des Sports de 2018. Soit.

Frank Kemperman se décrit volontiers comme “un véritable Européen, ayant vu le jour aux Pays-Bas, vivant en Belgique et travaillant en Allemagne.” Un homme d’expérience qu’on vient chercher pour sa clairvoyance, son efficacité et son sens du dialogue. Affable, polyglotte et adepte des bons mots qui ont le don de détendre n’importe quelle atmosphère, ce sexagénaire à la silhouette élancée affiche un invariable sourire inspirant confiance à ses interlocuteurs. Né le 29 janvier 1955 à Berg en Dal, près de Nimègue à la frontière germano-néerlandaise, il découvre l’équitation dans le petit club du village, où il cure les boxes pour financer ses premiers cours. “Mon père aurait préféré que je joue au foot, comme tous les petits garçons de mon âge, mais je me sentais attiré par les chevaux. Jeune, j’espérais devenir un grand cavalier. Cependant, j’ai vite réalisé que je ne serais jamais assez performant pour en faire mon gagne-pain”, se souvient-il.

Souhaitant rester dans cet univers, il travaille d’abord en tant que groom, ce qui lui permet notamment de vivre de l’intérieur les Jeux olympiques de Montréal, en 1976. Peu après cette belle expérience, il est engagé au jeune haras Zangersheide, sis à Lanaken, à deux pas de Maastricht. Il y rencontre deux personnes qui vont changer le cours de son existence: sa future épouse, Anita, et Léon Melchior, le regretté fondateur du haras et du stud-book Z. Décelant les qualités de meneur du Batave, le milliardaire belge le fait passer de palefrenier à responsable d’élevage et d’écurie. Plus de quarante ans après, l’intéressé s’en souvient avec émotion: “Léon Melchior a été le premier à me donner ma chance. Ma meilleure formation, c’est lui qui me l’a offerte. Il m’a tant appris… Tout, peut-être: travailler, persévérer, prévoir, ne jamais renoncer ni capituler et viser la perfection. Il m’a souvent botté les fesses, mais je lui en serai toujours très reconnaissant.”

Au début des années 1990, après avoir été le manager du club de football MVV Maastricht, alors présidé par Léon Melchior, Frank Kemperman s’engage dans l’événementiel. Il œuvre à Lanaken, puis à la tête du CSIO de Modène, organisé de 1991 à 2001 dans les infrastructures équestres du ténor italien Luciano Pavarotti. Il est alors repéré par l’Allemand Arno Gego, chef de piste du CHIO d’Aix-la-Chapelle. “Le comité d’organisation avait besoin de quelqu’un pour prendre en main la gestion du concours à temps plein, un poste qui n’existait pas jusqu’alors. En 1993, le Pr Gego a proposé mon nom au bureau et j’ai été engagé. Pour moi, travailler dans ce temple des sports équestres était une opportunité de rêve, d’autant plus que je vis à trente minutes du stade, tout près de Lanaken.” Dans la mesure où il s’était déjà engagé au comité d’organisation des Jeux équestres mondiaux de La Haye, il y travaille à mi-temps la première année, puis s’y dédie presque totalement ensuite.



“Celui qui ne cherche pas à progresser finit par régresser”

En un quart de siècle de labeur au parc de la Soers, il contribue à asseoir encore davantage le statut d’incontestable numéro un du CHIO d’Allemagne, au point de faire oublier qu’il est ressortissant du pays voisin! “Je crois que je suis arrivé au bon moment, à une époque où les organisateurs cherchaient à professionnaliser cette activité”, minimise-t-il. “À l’époque, la plupart d’entre eux étaient des chefs d’entreprises qui faisaient ça pour leur plaisir. Ils avaient besoin de personnes qualifiées pour assurer la bonne tenue des épreuves.” Les Jeux équestres mondiaux de 2006, dont l’organisation a été attribuée à Aix, restent l’un de ses plus grands succès, avec des tribunes pleines à craquer et un héritage durable, qui permet, aujourd’hui encore, au Weltfest des Pferdesports d’accueillir la crème de cinq disciplines : saut d’obstacles, concours complet, dressage, attelage et voltige. À sa grande joie, en 2015, les premiers “Jeux équestres européens” ont rencontré le même succès.

Sa recette? Se remettre sans cesse en question: “À Aix, nous ne voulons pas être les plus grands, mais les meilleurs. Nous sommes fiers de la longue histoire de ce concours et d’y perpétuer les traditions de notre sport, mais nous devons sans cesse innover et nous améliorer. Il y a dix ans, les réseaux sociaux n’existaient pas. Aujourd’hui, deux personnes s’y consacrent à plein temps pendant le CHIO. Le monde change vite, et nous voulons que les nouvelles générations continuent à s’intéresser à nos sports. Chaque année, notre plus important document de travail est celui où nous consignons tout ce qui doit être amélioré pour l’édition suivante. Celui qui ne cherche pas à progresser finit par régresser.” Actuellement, les organisateurs s’intéressent particulièrement aux possibilités offertes par la réalité augmentée et l’impression en trois dimensions. Et cette année, Covid-19 oblige, le CHIO d’Allemagne se limitera à des épreuves virtuelles.

Très sollicité, Frank Kemperman, qui fut aussi membre du comité de jumping de la FEI de 2006 à 2008, officie également en tant que directeur du Longines Equestrian Masters (CSI 4*) de Pékin et du CSI 3* de Maastricht, son concours de cœur, ou encore en tant que directeur sportif de CHI de Bois-le-Duc. Fin 2021, il achèvera son troisième et dernier mandat à la tête du comité de dressage. Ensuite, il promet de ne pas s’attacher à ses fauteuils. “Je prendrai ma retraite, car j’aurai bien assez travaillé! Aujourd’hui, je me vois comme un jeune sexagénaire devant passer le relais à une nouvelle génération de responsables, que j’ai hâte de voir à l’œuvre (à commencer par son fils Joris, ndlr). Je resterai impliqué dans les concours que je considère comme des hobbies, j’aiderai mon fils dans ses projets et je travaillerai surtout dans mon jardin avec mon épouse. Il est grand temps que je me consacre davantage à mon mariage! J’aimerais bien retrouver un cheval aussi, mais je ne sais pas si je reprendrai l’équitation.” Un autre compromis qu’il a encore un peu le temps de préparer.


Cet article est paru dans le hors-série du magazine GRANDPRIX n°18 à l'été 2018.

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