Schockemöhle, Melchior, Romo, van de Lageweg, de Brabander et Hécart : six éleveurs accélérateurs de progrès génétiques
Pour ce hors-série, Grand Prix a choisi de mettre en avant six personnalités marquantes du monde de l’élevage qui ont, chacune à leur manière, grandement contribué à l’évolution récente du cheval de sport : Paul Schockemöhle, qui a bâti un empire en Allemagne, la Belge Judy Ann Melchior, héritière du visionnaire Léon Melchior, le Mexicain Alfonso Romo, qui a créé de toutes pièces un stud-book dans son pays, Wiepke van de Lageweg et Joris de Brabander, qui comptent parmi les personnalités les plus influentes de la filière équine aux Pays-Bas et en Belgique, ainsi que la Normande Alexandrine Hécart, dont les cracks de la Roque brillent sur les pistes du monde entier.
Judy-Ann Melchior, légitime héritière
Exceptée Judy Ann Melchior, fille du fondateur du haras et du stud-book Zangersheide, Léon Melchior, les cinq autres éleveurs choisis par Grand Prix pour ce hors-série consacré aux cinquante visages qui font le monde équestre d’aujourd’hui ont soit créé leur élevage en partant de rien, soit très fortement développé une activité déjà présente dans la famille, mais à petite échelle, avec des stratégies parfois très différentes. Disparu en novembre 2015 à l’âge de quatre- vingt-huit ans, Léon Melchior a légué un véritable empire équestre à sa fille Judy Ann. Au début des années 1970, le milliardaire belge se lance dans l’élevage avec d’anciennes juments de concours de haut niveau. Précurseur, il n’entend pas se limiter à l’apport de sang d’un seul stud-book, comme c’était de mise à l’époque, mais veut croiser le meilleur, d’où qu’il vienne. C’est ainsi qu’il fait notamment naître celle qui est considérée comme la jument du XXe siècle, Ratina Z. Il croisera Heureka Z (Holst, Ganeff x Falerner), une de ses anciennes juments de concours, avec le Selle Français Almé, puis le fruit de ce produit, Argentina Z, est accouplé à Ramiro (Holst, Raimond x Cottage Son, Ps), ce qui donne Ratina, sacrée championne d’Europe et olympique par équipes en 1991 à La Baule et 1992 à Barcelone avec le Néerlandais Piet Raijmakers, avant de passer sous la selle de l’Allemand Ludger Beerbaum, avec lequel elle remporte la finale de la Coupe du monde en 1993 à Göteborg, l’or par équipes aux Jeux équestres mondiaux de La Haye en 1994 et aux Jeux olympiques d’Atlanta en 1996, puis les deux titres européens en 1997 à Mannheim, ainsi que de nombreux Grands Prix, dont celui d’Aix-la-Chapelle.
Du fait de ses croisements avant-gardistes, Léon Melchior éprouve des difficultés à enregistrer les chevaux qu’il fait naître, ce qui l’encourage à fonder son propre livre de race, le Z, en 1992. Un stud-book dont Judy Ann Melchior est devenue la présidente en avril 2017, prenant ainsi la suite de sa mère. Tombée dans la marmite lorsqu’elle était toute petite, celle-ci s’est naturellement prise de passion pour les chevaux, devenant une brillante cavalière internationale. Ces dernières années, elle a dû mettre sa carrière sportive quelque peu en pointillés pour se consacrer surtout aux activités d’élevage de Zangersheide. “Quand on grandit dans un tel cadre, où les chevaux sont au centre du monde, on absorbe un tas d’informations, on apprend de chaque chose autour de soi et la passion ne peut que grandir. Ainsi, j’ai appris à reconnaître les juments, les étalons, les poulains. Il y avait tout ce qu’il fallait pour me former. Tout cela est naturellement et simplement devenu mon quotidien, ma vie. Plus jeune, j’ai eu de nombreuses responsabilités qui m’ont permis de progresser rapidement. Aussi, la disparition de mon père, au-delà de l’immense vide qu’elle représente, ne m’a pas laissée au dépourvu, car vivre quotidiennement à ses côtés m’a procuré les armes pour affronter un tel engagement“, raconte la jeune femme de trente-quatre ans.
Alfonso Romo, l’homme qui a fait sortir l’élevage de l’Europe
Comme Léon Melchior, Alfonso Romo, richissime homme d’affaires mexicain, a été cavalier amateur de haut niveau, participant notamment aux Jeux équestres mondiaux de La Haye en 1994 et aux Jeux olympiques d’Atlanta en 1996 et Sydney en 2000. Au début des années 1990, il se lance dans l’élevage à Monterrey, à neuf cents kilomètres au nord de Mexico, et cofonde le stud-book La Silla. Pour son élevage, Alfonso Romo veut lui aussi le meilleur. Pour s’en donner les moyens, il acquiert de grandes championnes telles Sonora La Silla (ex-Pedita, Rhein, Polydor x Aladin), Osta Carpets Carrera (ex-Catosca, KWPN, Joost x Abgar, Ps), Dollar Girl (Han, Dynamo x Salem) ou encore la Selle Français Quinta C (ex-Qui Qui II, Cyrus x Tapalque, Ps). Si son père élevait et vendait des bovins et accessoirement quelques équidés, le Néerlandais Wiepke van de Lageweg, quant à lui, s’est surtout intéressé aux chevaux et particulièrement aux étalons. Il achète son premier cheval en 1972, mais c’est l’acquisition de Nimmerdor (KWPN, Farn x Koridon, Ps), deux ans plus tard, qui va jouer un rôle décisif dans la fabuleuse réussite du haras VDL dans l’étalonnage. Pour son élevage, l’homme établi à Bears, à l’extrême nord des Pays-Bas, mise sur des souches maternelles de très grande qualité, issues du Holstein ou de France, en suivant le principe que “seul le meilleur est assez bon.“
Self-made man, Paul Schockemöhle débute dans les affaires à seize ans en faisant fructifier un élevage de poulets. Il se lance dans la compétition équestre à la suite de ses frères Werner et Alwin, légende du jumping allemand dans les années 1960 et 70. Avec son fantastique et atypique Deister (Han, Diskant x Adlerschild, Ps), Paul est sacré champion d’Europe trois fois consécutivement, en 1981 à Munich, 83 à Hickstead et 85 à Dinard, avant de mettre un terme à sa carrière sportive en même temps que son cheval fétiche. Au milieu des années 1970, Paul Schockemöhle s’est lancé dans l’élevage chez lui, près de Mu¨hlen, à soixante-dix kilomètres au sud d’Oldenbourg, puis tente d’en implanter un aux États-Unis, avant de le revendre en 1990. La chute du mur de Berlin et du rideau de fer lui permet d’acquérir, en 1992, une ferme de trois mille hectares située à Lewitz, en ex-République démocratique d’Allemagne, à cent trente kilomètres à l’est de Hambourg, grâce à des aides d’État. L’élevage est la véritable passion du “Kaiser“ : “J’adore élever car c’est ce qu’il y a de plus exigeant. J’aime décider des croisements, puis voir naître, grandir et réussir mes chevaux en compétition.“
Installé à Saint-Nicolas, tout près d’Anvers et de la frontière belgo-néerlandaise, Joris de Brabander a toujours envisagé sa carrière dans le monde du cheval. Pour autant, son père l’incite à poursuivre ses études, ce qui va sans nul doute influer sur le succès du Belge, qui développe largement une nouvelle technique : “À dix-huit ans, j’ai décidé de travailler dans les chevaux. Je montais dans la cavalerie rurale, une grande organisation qui a vu beaucoup de bons cavaliers débuter, comme Ludo Philippaerts, qui était déjà une star. Moi, je me débrouillais bien à mon niveau : j’ai été une fois champion national avec Fleuri du Manoir (Ibrahim x Le Mioche, Ps), l’un de nos étalons. Je montais deux ou trois chevaux, pas plus. À cette époque, les étalons commençaient à participer aux concours. Mon père m’a forcé à étudier un peu, pour que j’aie un diplôme. J’ai donc suivi un cursus en école vétérinaire, où j’ai d’ailleurs rencontré ma femme, Katia. Puis j’ai commencé à effectuer des inséminations artificielles et des transferts d’embryons. J’ai été l’un des premiers à le faire en Belgique, en 1993.“
Kannan, le maître de La Roque
Pour Alexandrine Hécart, c’est l’acquisition d’un étalon pour son mari Michel qui va lancer l’élevage au haras de la Roque, situé à La Roque- Baignard, à quinze kilomètres au nord-ouest de Lisieux, dans le Calvados. “Nous avons débuté grâce à Kannan. Nous avions d’abord acheté ce cheval pour la carrière sportive de Michel, mais il se trouve qu’il saillissait et qu’il avait déjà de bons produits. Il avait huit ans et n’était pas connu en France. Nous nous sommes dit que le meilleur moyen de promouvoir notre étalon était de faire le travail nous-mêmes en le croisant avec plein de juments différentes pour voir ce que cela pourrait donner. Après avoir acquis Kannan en février 2000, dès le mois de juin, nous avons acheté quinze à vingt de ses filles en Belgique. C’est ainsi qu’a démarré notre élevage. Nous avons eu la chance que Kannan produise très bien.“
Ayant bénéficié du travail et du génie visionnaire de son père, Judy Ann Melchior n’entend pas tout révolutionner, mais perpétuer l’oeuvre de Léon Melchior en y ajoutant néanmoins ses convictions : “Mon père avait une vision très large mariant élevage et sport. J’ai évidemment hérité de son savoir, mais je ne veux pas me comparer à lui. J’ai envie d’exprimer ma propre personnalité dans ce monde auquel j’appartiens. Je veux suivre la route qu’il a tracée, sans subir la pression liée à mon nom de famille. Pour le futur, nous avons de nouvelles idées et de nouveaux objectifs à atteindre. Par exemple, le contrôle de l’ADN nous semble essentiel. Ce n’est peut-être pas nouveau, mais jusqu’à aujourd’hui, cela n’a pas encore été standardisé par de nombreux stud-books et il y aurait de quoi s’arracher les cheveux en voyant le nombre d’erreurs commises en matière de généalogie. Globalement, nous aimerions continuer à développer notre stud-book et élargir les débouchés commerciaux de nos éleveurs. Nous le faisons notamment à travers notre plateforme de ventes aux enchères en ligne. Garantir un bon niveau de service reste évidemment une priorité permanente. Dès lors, nos clients doivent pouvoir nous contacter facilement, et nous devons être en mesure de satisfaire rapidement toutes leurs requêtes. En ce sens, notre objectif est de simplifier et d’accélérer nos processus de communication.“
La Belge est également bien placée pour observer les évolutions du saut d’obstacles et de l’élevage. “Autrefois, il y avait les grands événements extérieurs, avec les Grands Prix, Coupes des nations et championnats, ainsi que les concours indoor. Aujourd’hui, il y a plusieurs CSI 5* tous les week-ends. Nos chevaux sont plus souvent sollicités sur des parcours très techniques et délicats où le rythme requis est toujours plus rapide. Ils doivent donc être athlétiques, puissants, énergiques, réactifs et respectueux. Compte tenu de cette intensification de l’activité sportive, en termes de gestion, il faut se montrer attentif à leur vie quotidienne dans les moindres détails : alimentation, travail, hébergement, etc. À Zangersheide, tous nos chevaux travaillent deux fois par jour et vivent autant que possible dehors, y compris toute la journée.“
Comme Léon Melchior, Alfonso Romo a réussi à faire d’un stud-book assez récent l’un des meilleurs mondiaux. Si le Z pointe depuis plusieurs années parmi les dix meilleurs au classement établi par la Fédération mondiale de l’élevage de chevaux de sport en matière de saut d’obstacles, le stud-book La Silla, d’Alfonso Romo, pointe au quinzième rang du dernier classement avec un effectif moindre. L’une de ses plus grandes réussites reste Breitling LS (ex- Quebracho LS, Quintero x Acord II), vainqueur cette année de la finale de la Coupe du monde Longines avec l’Américaine Beezie Madden. Ayant fêté leurs soixante-dix ans le même jour, le 22 mars 2015, Wiepke van de Lageweg et Paul Schockemöhle, qui a créé le stud-book Oldenbourg International (OS), sorte de section de l’Oldenbourg (Old), ont tous deux misé sur l’élevage et l’étalonnage à grande échelle. Ainsi, le Gestu¨t Lewitz héberge quelque trois mille cinq cents chevaux, dont plus de mille poulinières, pour environ sept cents naissances par an aujourd’hui après avoir atteint un pic de neuf cents. L’étalonnage, avec près de cinq mille saillies vendues par an, et le commerce sont les clés de la réussite de l’Allemand, tout comme de celle du Néerlandais. Chez VDL Stud, qui héberge pas moins d’une cinquantaine d’étalons actifs, on saillit environ trois mille juments par an et on élève environ deux cents entiers par saison, dont la moitié naît à l’élevage et l’autre moitié est achetée foal aux éleveurs.
Joris de Brabander et ses souches en or Quant à Joris de Brabander, il a misé sur de très bonnes juments avec lesquelles il a réalisé énormément de transferts d’embryons, notamment Qerly Chin (BWP, Chin Chin x Pachat II), qu’il a vendue à l’âge de six ans après avoir eu une douzaine de produits, et la Selle Français Fragance de Chalus (Jalisco B x Fury de la Cense), qui a engendré une cinquantaine de poulains, dont une bonne partie ont été vendus embryons, à l’instar de Mylord Carthago (Carthago). Longtemps associé aux succès du haras français de la Pomme et de bien d’autres éleveurs belges, Joris de Brabander s’est également attaché à développer l’étalonnage en produisant lui-même ses reproducteurs : “Mon but a toujours été de développer l’élevage, en gardant une ou deux pouliches de temps en temps et en conservant les mâles pour essayer de produire des étalons approuvés. C’était la seule possibilité, car, quand j’ai débuté, il m’était déjà impossible d’acheter de bons mâles. Les propriétaires ne voulaient pas les vendre ou bien demandaient des fortunes. À cette époque-là, je n’avais pas d’argent. Même maintenant, il me serait impossible d’acheter les meilleurs. J’ai donc essayé de les faire naître moi-même. Ayant monté en concours, je savais un tout petit peu ce qu’était un bon cheval : facile, agréable le week-end, mais aussi en semaine, au box et dans le camion ; respectueux, en bonne santé et avec une bonne bouche. Un cheval avec des années d’expérience en compétition, des voyages et un beau palmarès réunit généralement toutes les bonnes qualités. J’en citerais quatre qui ont énormément compté dans ma vie : Nabab de Rêve (sBs, Quidam de Revel x Artichaut), Vigo d’Arsouilles (BWP, Nabab de Rêve x Fleuri du Manoir), Bamako de Muze (BWP, Darco et Fragance de Chalus) et Elvis Ter Putte (BWP, Diamant de Semilly x Darco). On m’en a parfois proposé des sommes folles, mais je ne les vendrai jamais.“
Si l’étalonnage est une activité prépondérante pour Paul Schockemöhle, Wiepke van de Lageweg, Joris de Brabander et Judy Ann Melchior, il n’en est pas de même chez les Hécart, qui préfèrent se concentrer sur l’élevage, la valorisation et le commerce. Après la vente de Kannan, ils n’ont d’ailleurs pas exploité d’autre étalon. “Étalonnier est un métier que je ne savais pas exercer. Avec Kannan, il y a eu un peu de frustration. Chez nous, il a bien sailli, mais j’étais persuadée qu’il aurait pu encore faire mieux. Donc, à la fin de sa carrière sportive, nous l’avons vendu au groupe France Élevage, qui a très bien fait son boulot, ce qui a permis à Kannan de beaucoup saillir (il a été l’un des plus prolifiques à travers le monde, ndlr). Après lui, nous n’avons jamais voulu reprendre d’étalon. Ce que je fais, j’aime le faire bien et je n’avais pas l’impression d’être assez bonne pour ça. L’étalonnage n’est clairement pas notre métier. L’élevage, la valorisation, le commerce, oui, mais pas l’étalonnage. À l’élevage, nous avons fait naître jusqu’à une cinquantaine de poulains par an. En 2001, nous avons commencé avec douze chevaux. À un moment, nous nous sommes retrouvés un peu débordés. En 2010, nous devions en avoir trois cents, donc nous avons décidé de réduire un peu la voilure. Ces dernières années, nous avons fait naître six à sept produits. Aujourd’hui, nous nous disons qu’il faut en produire davantage, donc nous allons essayer d’en avoir une vingtaine lors des prochaines saisons“, prévoit Alexandrine Hécart.
La Normande évoque aussi sa politique commerciale. “Nous n’avons vendu aucun poulain jeune et n’en proposons pas aux enchères, par exemple. Maintenant que nous en avons moins, il y a encore moins de raison de le faire. Michel et moi essayons plutôt de donner une chance à chaque cheval, en prenant notre temps. De même, nous n’engageons jamais un cheval à la Grande Semaine de l’élevage de Fontainebleau avant six ou sept ans. Si nous avions adopté une autre stratégie, j’aurais bradé certains chevaux qui nous ont complètement surpris en mûrissant. Le rôle de la formation est primordial. On n’imagine même pas le nombre de chevaux qui passent à côté de leur carrière… Le marché est devenu très exigeant. Si un cheval n’est pas classique, avec un bon équilibre, un bon galop, une capacité à changer de pied dès qu’on tourne le regard, du sang et de la légèreté, il n’est pas facile à vendre. Et ce n’est pas le propre des Selle Français. Pour autant, nombre de chevaux que nous avons fait naître réussissent de très belles carrières internationales. On en voit a dans tous les Grands Prix. C’est très valorisant pour nous de constater que nous sommes dans le vrai, alors nous continuons.“
Cet article est paru dans le hors série du magazine GRANDPRIX n°118 pendant l'été 2018.