Pourquoi les juments s’imposent-elles plus que jamais sur les rectangles ?

On les dit chatouilleuses, caractérielles ou soupe au lait. Certains stud-books les réservent même quasi exclusivement à la reproduction. Pourtant, ce sont bien les juments qui occupent aujourd’hui le sommet de la hiérarchie mondiale en dressage. Pourquoi ces divas trustent-elles tant la discipline ? Six femmes, qui l’ont manifestement bien compris, prennent la parole.



Victorieuse de la dernière finale de la Coupe du monde à Göteborg en 2019 et numéro deux mondiale, Weihegold brille avec Isabell Werth.

Victorieuse de la dernière finale de la Coupe du monde à Göteborg en 2019 et numéro deux mondiale, Weihegold brille avec Isabell Werth.

© Scoopdyga

Le dressage est-il décidément un sport de filles ? S’il ne reste, depuis longtemps, plus à démontrer que la majorité des cavaliers de niveau amateur sont des cavalières, en dressage aussi il semble que les juments prennent désormais l’avantage sur les entiers et les hongres. Changement de mentalité des cavaliers ou amélioration de l’élevage ? Alors que Bella Rose (Westph, Belissimo M x Cacir, AA) et Weihegold (Old, Don Schufro x Sandro Hit), les deux juments de tête de l’Allemande Isabell Werth, occupent respectivement les première et deuxième places du classement mondial, que TSF Dalera BB (Trak, Easy Game x Handryk) est quatrième mondiale avec Jessica von Bredow Werndl, et que Mount St John Freestyle (Han, Fidermark x Donnerhall), la complice de Charlotte Dujardin, s’installe à la sixième place, le top 10 de la discipline ne compte que deux entiers et quatre hongres. Une conquête édifiante et manifeste des femelles ! 

Changement de mentalité 

Propriétaire de Mount St John Freestyle et éleveuse d’une cinquantaine de poulains par an, la Britannique Emma Blundell estime “qu’une des forces des juments réside dans leur tempérament. Je pense que lorsque vous commencez à les comprendre et à travailler avec elles comme des partenaires, dans le respect mutuel, vous pouvez obtenir d’incroyables couples. Les juments ont davantage tendance à penser pour elles, apprécient vraiment le fait d’évoluer avec un cavalier et aiment le processus de travail. Une fois que vous avez compris ça, une relation peut devenir spéciale.” Pour l’éleveuse britannique, la singularité des juments par rapport aux hongres tient aussi à leurs hormones. “Les hongres sont souvent plus heureux d’avoir différents cavaliers, et comme une partie de leurs hormones leur a été enlevée lors de la castration, ils sont généralement plus soumis et plus tolérants si un cavalier commet une erreur. Les juments de caractère, elles, dirigeraient naturellement leur troupeau si elles étaient dans la nature. Elles peuvent être dominantes et afficher beaucoup d’intelligence et de résilience. Montées harmonieusement, elles peuvent être très braves et puissantes en compétition, ce qui explique pourquoi nous voyons beaucoup de juments en ce moment au top niveau.” Pour Françoise Trembley et Muriel Perret qui ont fait naître et sont toujours les heureuses propriétaires de Well Done de la Roche CMF (ZVCH, Furstentraum x Walt Disney I), actuellement quatorzième mondiale avec le Suédois Patrik Kittel et médaillée de bronze par équipes aux championnats d’Europe de Rotterdam en 2019, l’absence des juments dans le sport est aussi historique et culturelle. “Depuis un peu plus d’une décennie en dressage de haut niveau, quelques juments ont enfin pu montrer leur talent exceptionnel et leurs fabuleuses qualités. Elles ont pu être reconnues et appréciées comme elles le méritent face aux entiers et aux hongres. Durant des siècles, elles n’ont été que des poulinières, et les poulains n’étaient que les descendants de leur père, sans la moindre attention à ce que pouvaient être et transmettre les mères, qui n’étaient vues que comme des ventres. Leur ancestrale réputation de juments lunatiques avec leurs humeurs irrégulières liées à leur cycle hormonal très court et parfois intense avait fini par les écarter totalement du grand sport. Les cavaliers ne leur accordaient plus la moindre attention d’ailleurs !”, résument-elles avant de souligner : “Il a, entre autres, fallu que les plus grands cavaliers veuillent bien leur faire confiance et croient en leurs qualités afin de les amener au sommet de la hiérarchie mondiale, où elles méritent d’être sacrées. La formation éthologique de base, avec la mise en relation d’un partenariat de confiance entre la pouliche et le cavalier, s’est énormément développée au cours des quinze dernières années et a aussi probablement participé à ce changement. Nous aurions bien envie de croire en tous cas que le progrès d’un travail dans le respect du cheval n’y est pas pour rien. L’inouïe sensibilité de telles juments leur permet d’exprimer, dans une relation de confiance totale avec leur cavalier, un talent quasi surnaturel pour les meilleures. Dans le cadre de notre élevage, nous avons pu bénéficier dès le départ d’une lignée maternelle d’exception et n’avons eu quasi que des descendants fabuleux, quelles que soient les lignées de pères choisies.



C’est avec la belle Riwera de Hus que la Française Jessica Michel-Botton a pu participer aux Jeux olympiques de Londres en 2012 puis aux Européens de Herning l’année suivante.

C’est avec la belle Riwera de Hus que la Française Jessica Michel-Botton a pu participer aux Jeux olympiques de Londres en 2012 puis aux Européens de Herning l’année suivante.

© Scoopdyga

De vraies guerrières

La cavalière tricolore Jessica Michel-Botton connait aussi quelques-uns de ses plus grands succès avec des juments. Troisième des championnats du monde Jeunes Chevaux avec Silhouette (Old, Sandro Hit x Weltmeyer), c’est avec Riwera de Hus (Old, Welt Hit II x Noble Roi, Ps) que la dresseuse s’est imposée comme seule représentante française aux Jeux olympiques de Londres en 2012, et qu’elle a intégré l’équipe de France des championnats d’Europe de Herning en 2013 et des Jeux équestres mondiaux de Normandie en 2014. “J’ai eu la chance de pouvoir monter des hongres, des juments et des étalons, donc de pouvoir comparer. Mon expérience avec Riwera est particulière. J’ai commencé à la monter à l’âge de cinq ans. Elle était assez difficile et ne travaillait pas avec moi, mais plutôt contre moi. Bien sûr, j’avais moins d’expérience à l’époque, et elle l’avait bien senti. J’en ai bavé ! Elle m’a bien secouée, surtout à six ans. Elle se mettait debout, a cassé des miroirs et des pare-bottes. Les changements de pied sont restés difficiles pendant plus de deux ans ! Puis, tout d’un coup, à l’âge de huit ans, elle a décidé de travailler avec moi ! C’est à ce moment-là que notre osmose et notre progression sont devenues fabuleuses. Après avoir tout tenté contre moi, elle s’est mise à tout faire pour moi”, raconte la cavalière. Cette harmonie leur a ainsi permis de décrocher leur ticket olympique. “Les étapes de qualification pour les JO ont été très, très intenses. Nous devions nous qualifier en individuel via un classement mondial de très haut niveau. Nous avons dû obtenir les meilleurs pourcentages et les améliorer jusqu’à la date finale. Elle s’est battue avec moi, week-end après week-end ! Je sais aujourd’hui que très peu de chevaux peuvent faire ce qu’elle a fait. Je suis persuadée que son côté battant existe justement car c’est une jument. C’est pour cela qu’elle est surnommée “ la guerrière ”! Après cette expérience avec Riwera, je n’ai plus du tout eu le même regard sur les juments. Elles peuvent certes être difficiles lorsqu’elles sont jeunes, mais lorsqu’on arrive à trouver le bon chemin et qu’elles se mettent à travailler avec le cavalier, alors elles sont imbattables. Elles ont cette force de vaincre et cette ténacité que n’ont ni les hongres ni les étalons.” Triple lauréate du Grand National de la FFE et victorieuse de la Coupe des nations du CDIO 5* de Hickstead en 2017, c’est avec Ginsengue (BWP, Welt Hit II x Livingstone) que Nicole Favereau connait actuellement ses meilleurs résultats en compétition. Elle reconnaît, elle aussi, de nombreuses qualités pour le sport aux juments. “Je pense que les juments sont plus résistantes à l’effort. C’est certainement lié à la maternité, comme elles doivent éduquer le poulain et le protéger. Je crois qu’elles sont aussi plus courageuses, ce qui n’est pas négligeable.” La cavalière bordelaise reconnait cependant qu’elles peuvent également présenter quelques difficultés de gestion. “Quand elles sont en chaleur, on ne peut pas toujours faire grand-chose dans le rassembler car cela peut engendrer des dorsalgies. On peut alors parfois gérer ce souci avec du Régumat, par exemple. D’autre part, elles ont souvent le postérieur facile, ce qui n’en fait pas forcément des montures pour les amateurs, mais des partenaires de choix pour les professionnels.
Numéro deux tricolore, Anne-Sophie Serre et Actuelle de Massa (LUS, Pastor x Fuzilador) ont réalisé une fin de saison exceptionnelle en 2019, se classant notamment dans les étapes Coupe du monde de Madrid, Lyon et Malines. Une progression leur permettant, en plus des performances de Morgan Barbançon-Mestre, de participer à la qualification de l’équipe de France de dressage pour les Jeux olympiques de Tokyo. “Quand on écoute les différents sons de cloches, les juments ont souvent tendance à avoir la réputation d’être caractérielles et lunatiques. Personnellement, je n’ai pas fait ce type de constat avec les miennes, qu’il s’agisse d’Actuelle de Massa ou des autres. Elles ont certes du caractère, mais comme chez les hongres, les champions doivent avoir du tempérament”, nuance la cavalière de l’élevage Massa. Néanmoins, Anne-Sophie Serre estime que les juments demandent une équitation plus fine. “Elles sont souvent plus sensibles et il faut les convaincre de façon plus subtile. Travailler avec une jument implique de faire de la psychologie : il faut savoir l’écouter et s’adapter un peu à ses envies et à ses humeurs.” De fait, l’élevage Massa a d’ailleurs lui aussi revu sa politique : “Auparavant, l’élevage ne mettait pas ses juments au sport. Les meilleures étaient conservées uniquement pour la reproduction. Aujourd’hui, leurs capacités sportives sont explorées au même titre que celles des autres, et nous avons d’ores et déjà décelé de nouvelles pépites parmi ces demoiselles !



“Leur réputation de juments lunatiques avait fini par les écarter totalement du grand sport”, Françoise Trembley

Les quatre fantastiques

Au regard des résultats, force est de constater que quatre juments allemandes s’imposent en tête du classement international. Emmené par Bella Rose, la jument de cœur d’Isabell Werth, ce quatuor de tête cumule un nombre incroyable de classements et victoires. Présentée dès 2010 comme l’une des seules à être de la trempe de Totilas, la Westphalienne cumule pas moins de vingt-sept victoires internationales sur les trente-six épreuves auxquelles elle a participé. Malheureuse aux Jeux équestres mondiaux de Normandie, la crack avait dû déclarer forfait après le Grand Prix, mais avait néanmoins été couronnée championne du monde par équipes, avant de revenir sur les rectangles deux ans et demi après. L’élégante et tonique alezane a signé son retour à la compétition en juin 2018 au CDI 4* de Fritzens. Depuis, la star est imbattue sur le toit du monde ! À ce jour, seul un titre olympique manque à son panel. Une distinction que sa voisine d’écurie, l’Oldengourseoise Weihegold Old, a quant à elle remportée par équipes aux Jeux olympiques de Rio de Janeiro en 2016. Deuxième en individuelle, la fille de Don Schufro de quinze ans s’était déjà fait remarquer en 2014 grâce à sa seconde place dans le CDI 4* d’Oldenbourg. En six ans, la jument bai brun collectionne près de quarante victoires internationales, trois Coupes du monde et deux titres de championne d’Europe en individuel et par équipes… De quoi donner des idées à quelques-unes de ses dauphines. Après seulement deux saisons en Grands Prix et déjà une belle quatrième place au classement FEI, la Trakehner TSF Dalera BB s’est rapidement imposée dans l’équipe allemande, permettant à Jessica von Bredow Werndl de se maintenir dans la stratosphère après la mise à la retraite d’Unee BB (KWPN, Gribaldi x Dageraad). Après ses débuts au CDI 3* d’Ebreichsdorf en mars 2018, la fille d’Easy Game a enchaîné sur le prestigieux CDI de Hagen, le CDI 5* de Munich, la Coupe des nations d’Aix-la-Chapelle et a offert à sa cavalière son premier podium individuel européen en s’adjugeant le bronze dans la Reprise Libre en Musique des championnats d’Europe de Rotterdam. Une échéance où une autre jument très attendue à ce niveau, Mount St John Freestyle, la nouvelle grande partenaire de Charlotte Dujardin, a finalement manqué un podium qui lui semblait pourtant promis. Éliminée après le Grand Prix, l’Hanovrienne de onze ans a pour autant réalisé elle aussi une première saison sans faute au niveau Grand Prix, l’emmenant aux JEM de Tryon en 2018, où elle a signé la meilleure performance britannique. 

Et demain ?

Bien qu’elles ne soient pas encore des stars, quelques juments semblent prêtes à prendre la relève de Bella Rose, Weihegold, TSFDalera et Mount St John Freestyle. L’Allemande Isabell Werth peut en effet compter sur Superb (Han, Surpice x Donautanz), une Hanovrienne de huit ans, ou encore sur Bella Diva (Han, Belissimo M x Lord Sinclair I). De son côté, la cavalière britannique Charlotte Dujardin semble également parier principalement sur le tempérament des juments pour poursuivre sa carrière. Elle peut notamment s’appuyer sur Florentina (KWPN, Vivaldi x Rubels), dix ans, lauréate de trente et une épreuves nationales et internationales sur les trente-sept auxquelles elle a participé, ainsi que Hawtins San Floriana (BHHS, San Amour I x Florestan I), huit ans, Alive and Kicking (Westph, All At Once x Furst Piccolo), six ans, Mount St John Valencia (Westph, Vivaldi x Ferragamo), dix ans, et Mount St John VIP (Old, Vivaldi x Donnerhall), neuf ans. Les saisons 2020 et 2021 verront aussi vraisemblablement le retour d’Andreas Helgstrand au niveau Grand Prix. Quinze ans après sa médaille d’argent aux Jeux équestres mondiaux d’Aix-la-Chapelle en 2006 avec la grise Blue Hors Matine (DWB, Silvermoon x Matador), c’est avec une autre jument qu’il nourrit ses ambitions : Fiontini (DWB, Fassbinder x Romanov), triple championne du monde à cinq, six et sept ans avec son ex-cavalier l’Espagnol Severo Jurado Lopez. Qu’on se le dise, les juments sont dans le vent ! 

Cet article est paru dans le magazine GRANDPRIX n°118 de juillet-août 2020

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