Des chevaux ont-ils été saisis abusivement au centre équestre de Samoëns?
L’affaire du centre équestre des Sept Monts, à Samoëns, a fait grand bruit dans le milieu équestre haut-savoyard et même rhônalpin. Objet d’une saisie en 2018, Émilie Jauffret a pu récupérer ses animaux deux plus tard. Cependant, certains estiment que la justice n’a pas tranché équitablement. Après enquête, on prend conscience que rien n’est tout blanc ou tout noir dans ces affaires, et que l’indispensable protection du bien-être animal pourrait même être exploitée à des fins politiques…
Expulsion prononcée. Les dés sont jetés: le centre équestre des Sept Monts n’est plus. Le 31 août 2020, Émilie Jauffret et ses chevaux évacueront les terrains communaux de Samoëns, un grand bourg montagnard de deux mille cinq cents âmes frontalier de la Suisse, dans le sud de la Haute-Savoie. La décision, initiée par la ville, a été validée le 20 juin par le tribunal paritaire des baux ruraux de Bonneville. Cette éviction fait suite à un procédure judiciaire ayant engendré la saisie d’une quarantaine d’animaux en 2018.
“Une rafle.” C’est ainsi qu’Émilie Jauffret décrit ce qui s’est déroulé le 12 février 2018. “Je ne souhaite à personne de vivre ça. C’était un cauchemar.” Sur place, des gendarmes supervisent la saisie ordonnée par la direction départementale de la protection des populations de Haute-Savoie (DDPP 74). Le soleil reste voilé par de gros nuages. Un épais manteau neigeux recouvre la nature. Camions et vans sont garés en bord de route, prêts pour embarquer les animaux. Animaux secours d’Arthaz et le refuge suisse de Darwyn, deux associations mandatées par les services vétérinaires, en auront la responsabilité pendant toute la durée de la procédure. Au total, quarante-cinq animaux sont recensés: chevaux, poneys et ânes mais aussi moutons, poules, lapins et chèvres. Jean-Michel Pinel, technicien de la DDPP 74, donne le feu vert. Une vingtaine de bénévoles se dirigent alors vers les paddocks et enclos. “C’était la panique”, s’émeut encore Émilie Jauffret. “Les chevaux hennissaient et s’affolaient. Les lapins ont été entassés dans une même cage, au même titre que poules et coqs. Ils ont tenté d’isoler l’ânesse des moutons, alors inséparables.” Craignant que la saisie ne tourne au drame, Aline Depecker, technicienne également sur place, accepte que certains animaux demeurent ensemble. Cinq heures plus tard, la saisie prend fin. Dévastée, la gérante du centre équestre espère pouvoir au moins rendre visite à ses animaux. “Ils ont refusé de me communiquer l’adresse et, en guise de dernière méchanceté, on m’a interdit d’aller les voir.”
Si Émilie Jauffret a subi un tel traumatisme, ce n’est pas sans raison, selon certains. Anouk Thibaud, présidente du refuge de Darwyn, estime que les chevaux vivaient dans des conditions déplorables. “Ce n’est pas parce que ce n’est pas choquant qu’il n’y a pas de maltraitance. Imaginez vivre sur des sols boueux et couverts de crottins, sans un seul endroit au sec pour se reposer. J’ai proposé de l’aide à Émilie pour arranger ses clôtures, nettoyer un peu. Elle n’a jamais donné suite.”
Pourtant, la jeune femme ne manque pas d’expérience. Diplômée d’un BP JEPS option garde à cheval et d’un brevet fédéral d’encadrement d’équitation éthologique remis par l’école Blondeau, elle possède également une formation BEF handicap moteur et mental. Après son passage au centre équestre de Poitiers, elle décide de créer sa propre structure. “J’étais dégoûtée de ce que je voyais. J’avais à cœur de faire les choses différemment, d’agir pour le bien-être des chevaux, sans toutefois tomber dans le travers de l’anthropomorphisme”, dit-elle.
En 2013, la commune de Samoëns valide son projet et fait notamment déboiser un terrain communal d’une superficie de 1,1 hectare pour son utilisation. Émilie Jauffret investit personnellement près de 10.000 euros dans la structure. Elle y accueille principalement des chevaux à rééduquer ainsi qu’une ferme miniature. Elle dispense des cours d’équitation et des ateliers pour les personnes atteintes d’un handicap. Quant aux chevaux, ils sont sollicités uniquement du 25 avril au 15 novembre.
Carpe Diem Dorey et Ubald du Loyer dans leur paddock à l’automne 2017. © Collection privée
Une dénonciation et des contrôles réguliers
Un an plus tard, les ennuis commencent. Le 4 août 2016, Jean-Michel Pinel, chef technicien de la DDPP 74, se rend aux Sept Monts. Il rapporte alors que les “conditions de détention” des chevaux ne sont pas “satisfaisantes”. Les raisons? Ils sont “détenus à l’extérieur” dans des “paddocks sans abris”. Quelques jours plus tard, un courriel adressé à la Société de protection animale (SPA) de la ville voisine de Cluses semble lui donner raison. Cette dénonciation, également transférée à Anouk Thibaud, fait état d’un “pré tapissé de boue, de souches et branches”, d’un “manque d’ombre”, “d’eau sale” et de “chevaux maigres”.
Cinq autres visites officielles se succèdent de 2016 à 2018, ce que conteste Émilie Jauffret, assurant que “Jean-Michel Pinel est venu plus d’une dizaine de fois sans que cela donne lieu à des rapports.” Il se serait même déplacé chaque semaine pendant un mois en pleine saison estivale. La gérante reçoit des injonctions de mise en conformité de l’alimentation et de l’abreuvement, dont la qualité et la feraient défaut. Les sols des paddocks sont jugés trop humides et sales, preuve d’un entretien insuffisant. Émilie investit “près de 6.000 euros cet hiver-là”, construisant de larges abris et renforçant les clôtures. Ses efforts donnent lieu à une validation de mise en conformité délivrée par Jean-Michel Pinel et Olivier Pinguet, vétérinaire administratif.
Cependant, tout recommence six mois plus tard. Émilie Jauffret est convoquée à la mairie de Samoëns. Le maire, Jean-Jacques Grandcollot, s’insurge des “conditions déplorables d’hébergement de ses animaux” et de “l’insalubrité des installations”. Il entend récupérer les terrains d’ici la fin du mois en lui reprochant que son loyer est largement inférieur à la normale (2.800 euros au lieu de 4.200 euros) et que les travaux de déboisement des terrains ont coûté 64.000 euros à la commune. En d’autres termes, les installations d’Émilie Jauffret ne sont pas attractives et donnent une mauvaise image de Samoëns. Si elle ne quitte pas les lieux de son propre chef, un avis d’expulsion sera émis à son encontre le 30 septembre 2017.
Émilie Jauffret n’entend pas se laisser faire. Refusant toute éventuelle éviction sans indemnité compensatoire, elle envoie successivement des courriers à la mairie, à la préfecture de Haute-Savoie ainsi qu’à la cheffe de service de la DDPP 74, Valérie Lebourg. Elle fait état des méthodes agressives de Jean-Michel Pinel et d’Anouk Thibaud, laquelle aurait notamment, à l’occasion d’un contrôle, pris à parti des clients mineurs du centre équestre. “N’avez-vous pas honte de monter dans une structure où les chevaux sont en si mauvais état?”, aurait-elle déclaré.
Le 4 septembre 2017, Valérie Lebourg répond à Émilie Jauffret et rejette toutes ces accusations. Du 3 au 5 janvier 2018, une tempête qualifiée de catastrophe naturelle par l’État s’abat sur Samoëns. Des vents de 120 km/h couchent une centaine d’arbres, tandis que de très fortes précipitations provoquent des inondations, obligeant les pompiers à intervenir cent fois en vingt-quatre heures. Les techniciens de la DDPP 74 se rendent au Centre équestre des Sept Monts le 10 janvier pour un ultime contrôle. Les mises en conformités, jusqu’à présent mineures à moyennes, deviennent soudainement majeures. Les griefs d’origine refont surface. Cinquante-sept contraventions sont émises à l’encontre d’Émilie Jauffret pour un total de 42.750 euros. Le retrait et le placement provisoire des animaux est prononcé. La jeune femme conteste le bien-fondé des infractions en exerçant un recours auprès de la justice administrative, mais rien n’y fait. “J’avais toute une équipe de professionnels de santé animale prêts à témoigner en ma faveur. Aucun équidé ne souffrait de blessure ou de maladie. Tous étaient suivis par un vétérinaire, un maréchal-ferrant, un ostéopathe et un dentiste. La tribunal administratif de Grenoble m’a donné raison mais la décision a été annulée en Conseil d’État.” La saisie aura finalement lieu un mois plus tard.
Les animaux de la ferme miniature en octobre 2017. © Collection privée
Une enquête à rebondissements et des avis divergents
Dans le procès-verbal de Jean-Michel Pinel, daté du 9 avril 2018, cent quatre-vingts infractions sont relevées. La mention de mauvais traitements envers des animaux est retenue. Quelques jours plus tard, la mairie de Samoëns revient à la charge: Émilie Jauffret doit partir. Une enquête est ouverte par le procureur de la République. Les gendarmes auditionnent des professionnels de santé animale intervenant au centre équestre mais aussi des bénévoles d’associations, des cavaliers et des amis d’Émilie. Tous assurent qu’elle porte un amour inconditionnel à ses chevaux et qu’aucun fait de maltraitance ou de négligence n’a été relevé. Plus encore, les vétérinaires ayant examiné les animaux pour le compte des associations sont formels: tous sont dans “un état sanitaire et d’entretien général tout à fait satisfaisant”. Même l’association Animaux secours d’Arthaz, chargée de garder les animaux de la mini ferme pendant la procédure, doutait du bien-fondé de la saisie. Dans un courrier adressé aux enquêteurs, la présidente remet en cause “les dernières saisies, tant sur le caractère de maltraitance supposée que sur les conditions de détention des animaux”. Elle ajoute que “d’autres cas réels de maltraitance signalés restaient sans réponse”.
Les motifs de la saisie sont alors remis en cause. La DDPP 74 aurait-elle péché par excès de zèle, encouragée par une municipalité désireuse de récupérer des terrains communaux. Une rumeur court à Samoëns: une fois récupéré, le site pourrait être repris par le Club Méditerranée pour en faire un poney-club haut de gamme ou bien mis à disposition d’un promoteur immobilier.
En attendant la décision judiciaire concernant son expulsion, Émilie Jauffret part à la recherche de ses animaux, dont elle demeure sans nouvelle. “Lorsque j’ai téléphoné à la DDPP 74, personne ne savait où ils avaient été envoyés. On m’a répondu que les associations géraient elles-mêmes le placement.” Elle lance alors un appel aux témoignages sur les réseaux sociaux. Deux mois plus tard, elle retrouve leur trace. “J’ai pu aller leur rendre visite régulièrement, même s’ils étaient détenus dans un autre département.”
Plusieurs acteurs du monde équestre se positionnent sur l’affaire. Parmi eux, Viviane Roussel, secrétaire générale de la Ligue française de Protection du Cheval. Interrogée par les enquêteurs de la gendarmerie, elle soutient Émilie Jauffret qu’elle estime “injustement poursuivie en procès d’intention par un service administratif trop appuyé sur son pouvoir.” Aujourd’hui, Viviane Roussel évoque d’autres affaires présentant d’étranges similitudes avec celle de Samoëns. “On se sert de la saisie de chevaux pour atteindre des objectifs politiques, économiques voire pour faire pression sur quelqu’un. Dans le cas d’Émilie, il est clair qu’on voulait l’expulser pour récupérer les terrains. Et cela a fini par arriver.”
Pierre Enoff, auteur du “Silence des chevaux”, a également pris fait et cause pour Émilie Jauffret. Installé depuis 1977 dans les Pyrénées-Orientales, cet adepte du parage naturel estime que l’abus d’anthropomorphisme nuit gravement au bien-être des chevaux. “La plupart du temps, on pense optimiser le bien-être du cheval sans réaliser qu’on l’oblige à vivre une vie standardisée par nos soins.” Selon lui, le cas d’Émilie Jauffret reflète un manque total de connaissance des chevaux de la part des autorités. “Elle peut et doit faire mieux. Ceux qui ont enclenché la démarche pensent qu’un paddock boueux vaut moins bien qu’un box. Ils oublient que le cheval est un animal. Sa vie ne se résume pas à rester enfermé dans une boîte de neuf mètres carrés, éloigné de ses congénères.”
Pour Anouk Thibaud, les chevaux ne vivent pas d’amour et d’eau fraîche. Farouche protectrice, cette Franco-Suisse défend les motifs de la saisie. “Tous les témoins de l’affaire n’ont pas été interrogés. Les conditions de vie des animaux au centre équestre étaient déplorables. J’ai vingt ans d’expérience dans la protection animale. Je ne fais pas dans le sensationnel: tous les chevaux ont le droit à une belle vie, pas seulement les maigres et les battus. Notre mission est de sauver les chevaux avant que le pire n’arrive, pas quand ils sont déjà morts.”
L’affaire, portée devant le tribunal correctionnel de Bonneville, aboutit le 25 mars 2019 à un jugement en faveur d’Émilie Jauffret. Le 1er avril, le ministère public fait appel de la décision, conjointement avec le refuge de Darwyn, partie civile au procès. La procédure se poursuivant, la gérante du centre équestre des Sept Monts ne peut toujours pas récupérer ses chevaux. La situation est différente pour la ferme miniature. L’association Animaux secours s’est retirée de la procédure et décide finalement de rendre ses animaux à Émilie, mais le mal est déjà fait. Lorsqu’elle récupère ses bêtes, la jeune femme est abasourdie: “Sur les vingt-neuf animaux saisis, quinze sont morts sur les lieux d’accueil et deux à leur retour à la maison”, affirme-t-elle. “Est-ce cela, agir pour le bien-être animal?”
Le 30 janvier 2020, la cour d’appel de Chambéry retient les mêmes incohérences que le jugement de première instance. L’ambivalence de la mairie – à noter que la liste conduite par Jean-Jacques Grandcollot, maire depuis 2008, a été battue lors des dernières municipales par celle menée par Jean-Charles Mogenet – dans le dossier, les visites très nombreuses de la DDPP 74 et le manque de justification des griefs portés envers la gestion du centre équestre donnent une fois de plus raison à Émilie Jauffret.
Les bénévoles des associations emmènent les poneys vers les camions. © Collection privée
Épilogue
Défendue par Me Nathalie Moulinas, la jeune femme tenait à ce que ses chevaux lui soient rendus précisément le 12 février 2020, deux ans jour pour jour depuis la saisie. Depuis le début de la procédure, les frais de justice engagés par Émilie Jauffret s’élèvent à 15.000 euros. Outre l’aspect financier, ces dernières années ont sévèrement meurtri la jeune femme. “C’était extrêmement éprouvant psychologiquement. Je suis la première à dire que tout n’était pas parfait. Mais en définitive, les animaux sont les premières victimes de ce qui m’est arrivé. Ils vivaient en paix et on est venu les prendre. Ils sont morts seuls, dans l’indifférence.”
Cependant, tous ne sont pas soulagés. “On lui a rendu ses chevaux sur un vice de forme”, déplore Anouk Thibaud. “Toute la procédure a été basée sur l’administratif, personne ne s’est inquiété du bien-être des animaux. Lorsqu’ils nous ont été confiés, les chevaux étaient psychologiquement épuisés. Ils lui ont été rendus reposés et bien nourris. Ils auront au moins eu deux ans de répit.” Aux accusations de harcèlement, la présidente de Darwyn Suisse répond que les associations sont toujours blâmées d’inaction. “C’est à cause d’affaires comme celle-ci que nous sommes en difficulté pour agir. Recueillir des chevaux maltraités coûte très cher. Rien que pour cette histoire, le refuge a dépensé 60.000 euros. On perd de la crédibilité auprès du public, les soutiens sont maigres et les animaux en paient le prix fort.”
À l’heure actuelle, le centre équestre de Samoëns est fermé. Émilie Jauffret a dû user d’imagination pour placer ses animaux. “Les chevaux et les animaux de la ferme miniature sont chez des amis. Je pourrais pardonner ce qu’on m’a fait, mais certainement pas ce qu’on a fait subir aux animaux. Ça, je ne l’oublierai jamais.”