Philippe Rozier a gravé son prénom dans l’histoire (partie 1)

Invité de dernière minute à Rio en qualité de réserviste de l’équipe de France de saut d’obstacles avec Rahotep de Toscane, Philippe Rozier est rentré du Brésil avec une médaille d’or autour du cou, glanée aux côtés de Kevin Staut, Roger-Yves Bost et Pénélope Leprevost. Il a ainsi égalé son illustre père, Marcel Rozier, sacré quarante ans plus tôt à Montréal aux côtés notamment de son oncle, Hubert Parot. Après dix années passées loin de la sélection nationale, et à quatre étés d’une possible retraite sportive, le quinquagénaire a couronné sa carrière de manière aussi émouvante qu’inattendue. Portrait.



“Il y a quelques mois dans un concours, j’ai encore entendu un speaker le présenter comme le fils de Marcel Rozier, champion olympique en 1976... Franchement, le voir ramené à l’exploit de son père, à cinquante ans passés, ça m’a fait mal au cœur”, avoue Philippe Guerdat, sélectionneur de l’équipe de France de saut d’obstacles. Le Suisse, que nul n’oserait résumer à sa qualité de père de Steve Guerdat, médaillé d’or aux JO de Londres, pointe un problème commun à toutes les grandes familles de sportifs et particulièrement prégnant dans l’équitation. Comment se faire un prénom dans une discipline où l’on vous rappelle sans cesse que votre aïeul a tout gagné? Comment se débarrasser de cette étiquette de “fils de” qui vous colle à la peau, sans pour autant renier votre héritage, et gagner définitivement le respect de vos pairs? Cette question a longtemps hanté les pensées de Philippe Rozier. Le 17 août, sous le soleil de Rio de Janeiro, cet éternel jeune homme de cinquante-trois ans y a répondu de la plus belle manière en rejoignant son paternel au sommet de l’Olympe!

En l’espace d’une semaine, non seulement il s’est définitivement allégé de ce poids, mais il a aussi effacé sa déception héritée des cauchemardesques Jeux olympiques de Sydney en 2000. Seize ans après sa dernière sélection dans un grand championnat, plus de dix saisons après sa dernière apparition en Coupe des nations, le cavalier de Bois-le-Roi a rappelé au monde entier, et peut-être d’abord à lui-même, qu’il est un grand cavalier, capable de se sublimer quand l’enjeu l’exige. Comme son père, comme son regretté oncle, Hubert Parot, également sacré en 1976 à Montréal, et comme Kevin Staut, Roger-Yves Bost et Pénélope Leprevost, ses compagnons d’épopée au stade équestre de Deodoro.

Cinquante-trois ans, six mois et douze jours avant cette renaissance, Philippe Rozier a poussé son premier cri à Melun, non loin de Bois-le-Roi et du haras des Grands Champs, fief de ses parents, Marcel et Christiane Rozier. Le moins que l’on puisse dire est qu’il a grandi au sein d’une famille de cavaliers, puisqu’outre son père, Michel et Hubert Parot, les deux frères de Christiane, ont gagné un nombre incalculable d’épreuves de saut d’obstacles. Respectivement disparus en octobre 2013 et janvier 2015, les deux légendes ne sont hélas plus là pour témoigner de cette époque et parler de ce neveu qu’ils ont souvent pris sous leur aile, de même que leur père, André, auprès de qui Philippe s’est initié à l’équitation. “Nous avons reçu une excellente éducation de la part de nos grands-parents. Notre grand-père nous a inculqué un grand respect, de l’humain comme de l’animal”, salue Thierry, le frère cadet de Philippe, né un an et demi après lui.



Une passion née à l’adolescence

Son père, le jeune garçon le croise souvent à la maison ou aux écuries, mais il n’a guère le loisir de passer ses week-ends ou ses vacances avec lui. Il faut dire que de 1968 à 1976, la carrière sportive de Marcel Rozier est à son apogée. “Jusqu’à seize ans, je ne l’ai pas beaucoup vu parce qu’il faisait le même métier que moi aujourd’hui, et qu’à l’époque, il n’y avait pas de téléphones portables. Quand il partait en concours, moi j’allais à l’école. Quand il a été médaillé d’or à Montréal, moi j’étais dans une colonie de vacances avec une bande de copains dans le Connemara. À ce moment-là, d’ailleurs, les poneys ne m’intéressaient pas plus que ça.” De son côté, le champion est sans cesse par monts et par vaux, enchaînant CSIO et concours nationaux, toujours en quête de nouveaux succès et de nouveaux chevaux. “J’ai toujours vécu à deux cents à l’heure, mais à l’époque, j’étais un vrai courant d’air ! Il faut rappeler que les CSIO duraient neuf jours. Aujourd’hui, mes petits-enfants courent davantage vers moi quand ils me voient que mes enfants à leur âge”, reconnaît Marcel.

Sous la bienveillante conduite d’André et Michel Parot, Philippe se prend de passion pour l’équitation à l’adolescence. “Tout s’est déclenché quand je suis arrivé en Juniors et que j’ai croisé Patrice Delaveau, Bosty et Éric Levallois. Mon oncle s’est occupé de moi, des clients et des chevaux parce que mon père était encore très occupé par sa carrière.” Les choses ne s’arrangent pas quand ce dernier prend les rênes de l’équipe de France, en 1977. “J’étais très occupé tout le temps. J’étais évidemment malheureux de ne pas pouvoir aller voir Philippe aux championnats Junior, mais c’était devenu une habitude... Cela nous paraissait normal. Malgré tout, nous avons quelques super souvenirs communs. Vers l’âge de douze ans, il m’a accompagné dans un concours à Jouy-en- Josas. Comme cela ne se passait pas très bien avec sa jument, je lui ai proposé que nous échangions nos chevaux. Nous avons alors disputé une épreuve par équipes... que nous avons gagnée ! C’est le genre de choses qu’on n’oublie pas.”

Cavalier talentueux et précoce, Philippe Rozier enchaîne les succès en Juniors et Jeunes Cavaliers. Naturellement, il ne tarde pas à emprunter le même chemin que son père, comme Thierry, Gilles, le benjamin – “qui montait très bien”, de l’aveu de l’aîné de la fratrie – choisissant de faire carrière dans l’ébénisterie. “Je connais Philippe depuis qu’il a seize ans. Il a toujours conservé la même équitation, totalement française, héritée de sa famille”, se souvient Philippe Guerdat. Accédant rapidement au haut niveau, il doit alors composer avec ce père sélectionneur national... “Au début, c’était un vrai problème. D’ailleurs, je l’ai toujours appelé Marcel, jamais Papa, parce que je ne voulais pas qu’il y ait la moindre différence avec les autres cavaliers. J’étais déjà assez mal à l’aise comme ça vis-à-vis de mes sélections...”

Celle des championnats d’Europe d’Hickstead en 1983 et surtout celle des Jeux olympiques de Los Angeles en 1984, alors que Philippe n’a que vingt et un ans, fait couler beaucoup d’encre. “Pour lui, passer derrière moi n’a jamais été évident. Tous les fils de grands professionnels sont confrontés à ça. En 1984, ça n’a été facile pour aucun de nous deux. Si cela s’était mal passé pour lui, nous nous serions fait matraquer! J’avais d’ailleurs demandé à la commission fédérale de prendre elle-même la décision de l’envoyer là-bas. Fort heureusement, il s’en est très bien sorti.” D’abord vingtièmes de la finale individuelle, Philippe et l’incroyable Jiva (AA, Amiral x Fontenoi) concèdent vingt points dans la première manche de l’épreuve par équipes avant de signer un brillant sans-faute dans la seconde, quelques minutes avant la chute mémorable de Pierre Durand et Jappeloup. “Quand Patrick Caron a repris l’équipe de France fin 1985, je me suis dit que c’était bien pour Philippe, car il allait pouvoir se faire un prénom sans que je lui fasse de l’ombre”, ajoute Marcel.

Sous la houlette de son successeur, Jiva contribuera à la médaille d’argent des “Vestes bleues” aux Européens de Saint-Gall en 1987, quelques mois après l’inoubliable deuxième place du couple en finale de la Coupe du monde, au palais omnisport de Paris-Bercy. “À un moment donné, j’ai été obligé de prendre un peu de distance pour prouver que ce n’était pas mon père qui m’avait trouvé tel cheval ou tel propriétaire. Ce que les gens ne savent pas, c’est qu’après mes dix-huit ans, quand je suis revenu de l’armée, tout ce que je me suis acheté, je me le suis payé moi-même: ma voiture, mon camion, etc. Évidemment, mon père a mis en place les écuries, mais tout le reste, mes frères et moi l’avons obtenu en travaillant, ce qui a beaucoup de valeur à mes yeux”, ajoute l’intéressé.



“Le cul entre deux chaises”

Réserviste des Jeux olympiques de Séoul, Philippe Rozier, associé cette fois à Oscar Minotière (Hospodar x Ukase), décroche une nouvelle médaille d’argent par équipes aux championnats d’Europe de Rotterdam en 1989. Sélectionné pour ses premiers Jeux équestres mondiaux en 1994 à La Haye, il en revient avec une nouvelle breloque en argent. À nouveau remplaçant aux JO d’Atlanta en 1996, il se pare d’or l’année suivante aux Jeux méditerranéens de Bari avec Baiko (KWPN, Voltaire x Ramiro).

En 1999, alors que Barbarian (Quiniou x Fan- taisiste), son nouveau cheval, commence à s’affirmer, Philippe accueille pour le moins froidement le retour aux affaires de son père à la tête de l’équipe de France. “Patrick Caron s’était fait virer comme un malpropre. En tant que président de l’Association des cavaliers de saut d’obstacles français (ACSOF), avec mes col- lègues, je cherchais une solution pour le faire revenir. Nous étions en conflit ouvert avec la Fédération. Un jour, quelques cavaliers sont venus me dire que mon père allait prendre le poste. Je ne pouvais pas y croire parce qu’à ce moment- là, il avait complètement décroché du sport. Il était davantage impliqué dans les courses. J’ai fini par l’apprendre un matin en lisant L’Équipe... Je suis alors monté le voir et j’ai jeté le journal sur son bureau en lui disant: “C’est quoi, ça ? Tu ne peux pas me faire ça, ce n’est pas possible ! Tu aurais au moins pu m’en parler avant. Et puis tu vas te faire lyncher, les cavaliers ne veulent pas de toi. Tu as fait ton temps...” Mais il a tout de même accepté le poste... Il a eu la chance qu’Alexandra Ledermann devienne championne d’Europe cette année-là (avec Rochet Rouge M, ndlr), mais c’était un peu l’arbre qui cachait la forêt. Moi, j’étais le cul entre deux chaises, c’était très désagréable.” “J’avais déjà refusé trois fois le poste, mais Jacqueline Reverdy (alors prési- dente de la FFE, ndlr) insistait beaucoup, alors j’ai fini par l’accepter. C’est vrai que Philippe l’a appris dans le journal car je ne suis pas du genre à crier ça sur tous les toits... À la base, c’était pour deux mois, mais finalement j’ai dû rester deux ans...”, plaide Marcel.

En 2000, Philippe vit donc sous tutelle paternelle ses deuxièmes JO en tant que titulaire. La France est loin de partir favorite, d’autant plus qu’Auleto (Spoleto, Ps x Montevideo, Ps), le cheval de Michel Robert, se blesse en arrivant en Australie. La suite est aussi terrible que cruelle. “Le sol était dur comme du béton. Nous avions terminé la première manche en tête de manière inespérée. Hélas, Patrice Delaveau et Caucalis (Rox de la Touche x Geronimo D) ont été éliminés dans la seconde, et mon cheval s’est mis à boiter juste avant d’entrer en piste. Comme mon score devait obligatoirement compter, je n’avais pas le choix. J’étais le tout dernier concurrent à partir. Avec un sans-faute, nous avions la médaille d’or; avec quatre points, nous luttions pour l’argent; avec huit, nous avions le bronze; et avec douze, nous devions barrer avec le Brésil. C’est la première fois de ma vie que j’ai parlé à mon cheval pendant tout le parcours. Après ma première faute, les Allemands ont sauté en l’air; après la deuxième, les Suisses en ont fait autant; et après la troisième, les Brésiliens sont partis en courant seller leurs chevaux... En sortie de piste, c’était l’enfer. Avec seulement deux montures aptes, nous avons évidemment perdu ce barrage... Quatrièmes, c’était terrible, mais pour des outsiders, et compte tenu des conditions, ce n’était finalement pas si mal. Hélas, en rentrant, nous nous sommes fait massacrer.”

Profondément atteint par cette expérience douloureuse, le cavalier n’a pas fini de manger son pain noir. L’année suivante, un incendie ravage les écuries du haras des Grands Champs, emportant avec lui une trentaine de chevaux. Comme si cela ne suffisait pas, la famille se retrouve endeuillée par le décès de sa mère, Christiane. “Ce sont des choses qui marquent au fer rouge pour la vie. Se relever de tout ça n’a pas été évident...” Sportivement, Philippe entame une forme de traversée du désert, même s’il ne disparaît jamais vraiment des classements.

Pour se relever, il peut compter sur le soutien indéfectible de quelques propriétaires au premier rang desquels figure Christian Baillet, rencontré quelques années auparavant. “Je montais dans de petites épreuves La Lune (Ukase x Kalabaka, Ps), une jument trop compliquée pour moi, mais qui me semblait avoir de belles qualités. Un ami m’a conseillé de contacter Philippe, pour la lui faire essayer. Une fois qu’il l’a montée, il m’a dit qu’il pourrait l’emmener en Grands Prix nationaux, mais pas au-delà. C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé. J’ai apprécié sa franchise. À mon sens, un cavalier n’a aucun intérêt à créer de trop grandes attentes, car son propriétaire peut vite être déçu, ce qui génère forcément des tensions.”

C’est grâce à cet homme d’affaires passionné de sport et de course que le cavalier peut notamment évoluer avec Flyer, Diane du Landey (Benroy, Ps x Vésuve), Héritière d’Adriers (Apache d’Adriers x Laudanum, Ps), Jadis de Toscane (Quidam de Revel x Laudanum, Ps), Lauterbach (Old, Landor S x Contender), Randgraaf (KWPN, Burggraaf x Renville), et encore aujourd’hui avec Rahotep de Toscane, le propre frère de Jadis, Unpulsion de la Hart (sBs, Kash- mir van’t Schuttershof x Nonstop), sans oublier son grand espoir, Vincy du Gué (Adelfos x Qua- price Bois Margot*Quincy). Même si les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur de leurs espérances, les deux hommes ont su faire front ensemble. “La carrière d’un cavalier s’inscrit dans la durée. Il y a nécessairement des périodes fastes et d’autres moins, c’est normal. Il faut être honnête: la qualité des chevaux y est pour beaucoup. On n’a pas toujours la chance d’avoir un crack dans ses écuries. D’ailleurs, j’étais sûr que si nous retombions sur un cheval de grande qualité, les performances de haut niveau reviendraient.” “J’ai toujours cru en lui, mais encore lui fallait-il trouver le crack, ce qui n’est jamais facile. La grande force de Philippe est qu’il prend le temps de construire ses chevaux en s’entourant de propriétaires fidèles”, ajoute Marcel. “La politique de Christian Baillet a toujours été d’acheter des chevaux de quatre ou cinq ans. Notre stratégie consiste à en avoir un ou deux de chaque génération. Forcément, nous partons toujours un peu à l’aventure. Entre ceux qui subissent des pépins physiques et ceux qui ne développent pas tout leur potentiel, ça ne marche pas à tous les coups. Cela explique les accalmies et les creux dans ma carrière”, analyse le cavalier.

Reste que dans un sport où les relations se font et se défont en moins de temps qu’il faut pour le dire, cette collaboration de très longue durée fait presque figure d’exception. “Je ne crois pas qu’un propriétaire ait intérêt à changer de cavalier dès que les performances se font plus rares. Ce n’est jamais concluant. En ce qui me concerne, j’aurais pu le faire si j’avais estimé qu’il y avait un manque de travail de la part de Philippe, ou qu’il ne jouait pas franc-jeu avec moi, mais cela n’a jamais été le cas. Le secret réside dans la sincérité et la confiance. Il n’y a jamais eu le moindre papier signé entre nous, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contrat moral. Tout doit être transparent, je tiens vraiment à ce qu’il me dise toujours la vérité, qu’elle soit bonne ou mauvaise à entendre”, assure Christian Baillet. “Je me considère très privilégié de pouvoir travailler avec lui. Je lui dois plus de vingt ans de carrière. J’avais déjà eu de très bons propriétaires avant, mais j’ai vraiment été chanceux de le croiser. C’est quelqu’un de fidèle. Le ciment de notre relation, c’est l’honnêteté réciproque”, salue Philippe.

Autre figure tutélaire dans l’univers de Philippe Rozier, l’homme d’affaires a toujours tenu à ce que chacun conserve son rôle, comme il est de rigueur dans les courses. “Nous choisissons ensemble les concours et les chevaux. Nous formons une équipe, il y a un vrai partage entre nous, mais chacun reste à sa place. Je ne vais pas me planter au milieu d’un paddock pour expliquer à Philippe ce qu’il doit faire! Quand j’ai quelque chose à lui dire, je le fais toujours en privé. Par exemple, quelques mois avant les JO, je trouvais qu’il lui manquait un apport technique. Il y avait toujours une petite faute par-ci, par-là. Je lui ai donc conseillé de prendre un coach qui pourrait l’aider de manière occasionnelle, et il s’est tourné vers Jean-Maurice Bonneau. Voilà le genre d’échanges que nous pouvons avoir.”