“Mon rêve de gosse était de décrocher ce titre de champion du monde”, Philippe Le Jeune

Durant tout l’été, GRANDPRIX retrace les succès et défaites fondatrices de grandes carrières et qui ont marqué l’histoire des sports équestres. Cette semaine, retour sur le titre de champion du monde que Philippe Le Jeune a décroché en 2010 à Lexington avec l’inoubliable Vigo d’Arsouilles. Aux États-Unis, ce cavalier qui “n’avait jamais rêvé d’être numéro un mondial ou millionnaire” a remporté la plus belle victoire de sa carrière, et avec la manière.



Samedi 9 octobre 2010, Kentucky Horse Park, Lexington, États-Unis. À cinquante ans, Philippe Lejeune devient champion du monde à l’issue d’un ultime parcours sans faute dans la finale tournante des Jeux de Lexington. Une consécration pour ce cavalier qui – plus que d’être champion olympique – “voulait être champion du monde”, comme il l’a raconté dans GRANDPRIX heroes, en septembre 2019. “Cela n’a rien avoir avec le reste. C’est vraiment le summum du summum”, avait-il déjà expliqué dans un hors-série de GRANDPRIX paru en juillet/août 2014.

On se souvient de l’émotion du Belge au passage de la ligne d’arrivée qui, en réalisant un quatrième sans faute, s’octroie ce titre qui lui tenait tant à cœur. Quelques instants plus tard, après avoir remercié son dernier partenaire, le génial Hickstead, crack du Canadien Éric Lamaze, c’est vers son non moins talentueux Vigo d’Arsouilles (BWP, Nabab de Rêve x Fleuri du Manoir) que se tourne le cavalier, des larmes aux coins des yeux. “Mon rêve de gosse était de décrocher ce titre, et Vigo me l’a offert.” La plus belle des récompenses pour ce couple presque fusionnel, devenu l’un des meilleurs au monde à force de travail et qui s’est montré impérial tout au long de ces Jeux équestres mondiaux (JEM).

Une minute plus tôt, le Graal se tenait encore à huit obstacles et dix sauts. Philippe Le Jeune et Hickstead, meilleur cheval de cette finale tournante puisque seul à avoir réalisé un sans-faute avec ses quatre cavaliers, s’élancent pour un ultime parcours, qui bouleversera quoi qu’il arrive la vie du cavalier. “Hickstead venait d’une autre planète. C’est le meilleur cheval que j’aie jamais monté”, n’hésite pas à affirmer le Wallon, rendant hommage au regretté bai. “Le matin du tirage au sort de la tournante, Éric m’a prévenu que j’étais malchanceux parce que je le monterais en dernier, et que je n’aurais pas beaucoup de sensations car il serait fatigué… Pourtant, lors de mon premier saut sur un oxer, j’ai ressenti un truc de dingue! C’était fantastique, j’étais dans un autre monde. J’aurais pu monter le parcours à l’envers qu’il l’aurait encore franchi sans faute! C’est un souvenir que je conserverai à vie.”

Philippe ne perd pas de temps en route, gardant en tête la malchance d’Eddie Macken lors des Jeux équestres mondiaux (JEM) de 1974 et 1978, qui “avait raté l’or deux fois pour un point de temps. Alors à Lexington, j’ai pris toutes les options possibles parce que je ne voulais surtout pas qu’il m’arrive la même chose !” Trahis par ce maudit chronomètre en 1994 à La Haye, 1998 à Rome et 2014 à Caen, Michel Robert, Thierry Pomel et Patrice Delaveau savent bien de quoi parle le Belge…



“Cela reste le meilleur souvenir de toute ma carrière”

Le cheval de ces Jeux équestres mondiaux restera bien pourtant Vigo d’Arsouilles, véritable complice de Philippe Le Jeune. Médaillé de bronze par équipes, cet alezan de 1,72m a enchaîné les sans-faute toute la semaine – cinq exactement, n’écopant que d’un point de temps en première manche de la troisième épreuve qualificative. Le Belge n’oubliera jamais ces championnats où la régularité impressionnante du couple a ruiné les espoirs de tous ses adversaires. “J’ai atteint quelque chose de magnifique avec lui. Nous avons sauté jusqu’à la finale à quatre en ne réussissant que des sans-faute. C’étaient quand même cinq jours de compétition à 1,60m.” De fait, Philippe Le Jeune restera le seul cavalier à devenir champion du monde en ne faisant tomber aucune barre en neuf parcours. Un véritable exploit!

C’est dire à quel point l’exceptionnel alezan et lui s’entendaient à merveilles. “Cela reste le meilleur souvenir de toute ma carrière. J’avais vraiment une relation spéciale avec ce cheval, d’autant que nous avons vécu des moments hors du commun. À la fin, il était devenu à moitié Le Jeune et moi, à moitié Vigo.” Un cheval avec un sacré caractère! “De temps en temps, c’est un grand emmerdeur. À la maison, il a un caractère spécial. Il est très jaloux des autres, très dominant. Il impose beaucoup de respect”, racontait Philippe à son sujet en 2019, mais qui se savait se transcender en piste. Disparu en juillet 2019, ce fils de Nabab de Rêve – avec lequel le Belge avait d’ailleurs remporté le bronze par équipes lors des JEM de Jerez de la Frontera en 2002 – a passé sa retraite aux côtés de son cavalier, dont il avait rejoint les écuries à l’âge de sept ans. 



“Vigo est le cheval de ma vie”

L’attraction des JEM résidait dans la finale tournante regroupant les quatre meilleurs couples. Cette dernière décernait le titre de champion du monde au cavalier ayant su s’adapter au mieux aux différentes montures, puisque chacun effectuait un tour avec son cheval, puis avec ceux des trois autres concurrents. Prêter son cheval le temps d’un parcours aurait pu stresser Philippe Le Jeune, comme bien d’autres cavaliers, mais il attendait plutôt cela avec une certaine curiosité. “À ce niveau-là, nous sommes quand même censés être tous bons. Je n’avais aucune appréhension. J’étais même curieux, parce que depuis ses sept ans, Vigo n’avait sauté qu’avec moi. Je trouvais super intéressant de voir mon cheval avec d’autres: voir comment il se comporterait, s’il serait plus difficile, si les cavaliers le comprendraient tout de suite… Et le cheval est resté égal à lui-même. C’était au cavalier de s’adapter à lui. Après la finale, j’ai reçu les éloges de Rodrigo Pessoa et Éric Lamaze qui m’ont dit que le cheval était super bien dressé, qu’on pouvait faire ce que l’on voulait avec lui: allonger, reprendre… C’était quelque chose en plus pour moi.”

Au palmarès des JEM, Philippe Le Jeune a succédé à son compatriote, Jos Lansink, sacré avec un certain Cumano en 2006 à Aix-la-Chapelle. À son retour en Europe, ce discret cavalier connaît la rançon de la gloire. Le 25 octobre, l’équipe belge est notamment accueillie par le Prince Philippe lors d’une cérémonie au Palais royal de Bruxelles, puis par le ministre-président flamand de l’époque, Kris Peeters. La presse s’arrache également le nouveau champion du monde, qui ne garde pas de très bons souvenirs de cette période. “Ce fut un calvaire. Tout le monde s’est rué sur moi, c’était énorme. On m’a tellement vu sur les plateaux de télévision et dans les magazines que les gens me reconnaissaient dans la rue, au supermarché ou au restaurant. Ce n’était pas vraiment mon truc, j’ai vraiment eu du mal à gérer la situation. En plus, je devais sans cesse montrer l’exemple donc faire attention à mes moindres faits et gestes.”

Acheté sous la mère par Joris de Brabander, qui a eu un coup de cœur pour lui, Vigo n’a jamais été vendu par l’éleveur et étalonnier belge, malgré des offres mirobolantes. L’alezan a connu une fantastique carrière sous la selle de Philippe Le Jeune. Bien que le cavalier n’ait pas pu offrir à son remarquable étalon la sortie qu’il aurait souhaité, ce dernier se blessant légèrement lors de la première qualificative des Jeux olympiques de Londres, et concédant huit points le lendemain, ils ont écrit ensemble une très belle page de l’histoire des sports équestres. “C’est le cheval de ma vie. Il fait partie de moi. J’en aurai peut-être un meilleur que lui, mais lui restera le cheval de ma vie. Je ne suis pas fan des romans à l’eau de rose, mais cette histoire-là est vraiment extraordinaire. Pourtant, des chevaux, j’en ai monté des centaines…”, conclut le Belge.

Revivez ci-dessous le dernier tour de Philippe Le Jeune avec Hickstead lors de la finale tournante des JEM en 2010