“L'histoire de Dollar continuera”, Philippe Bodinier
Aujourd'hui cela fait onze ans jour pour jour que le légendaire Dollar du Mûrier s'est éteint. Pour l'occasion, GRANDPRIX ressort les archives.
Dollar du Mûrier s’est éteint en août 2009. Pourtant, on l’a appris il y a quelques semaines seulement. La vie du champion du monde de 2002 et champion de France de 2004 est digne d’un roman et son naisseur, Philippe Bodinier, a vécu passionnément les années passées aux côtés de Dollar. C’est désormais aux produits de l’étalon qu’il appartient d’écrire l’histoire de ce patrimoine génétique exceptionnel. Philippe Bodinier revient sur ce cheval si particulier.
Il ne souhaitait pas de tambours ni de trompettes pour le départ de son cheval. La nouvelle n’avait pour lui rien d’intéressant. À ceux qui auraient rêvé d’un scoop, Philippe Bodinier n’a daigné répondre. Éleveur acharné, amoureux du travail et de ses chevaux, Philippe Bodinier a passé sa carrière à chercher l’émotion forte. Mais à celle d’une polémique autour d’une mort discutée, il avoue largement préférer celle du souvenir des exploits sportifs de ses protégés. “Si je n’ai pas voulu annoncer la mort de Dollar du Mûrier,ce n’est pas réellement pour des raisons de récupération de semence mais parce que je ne voulais pas d’hommage post mortem. L’histoire de Dollar continue toujours.“
Né en 1991, Dollar du Mûrier est le fruit d’une volonté et d’une conviction de fer de Philippe Bodinier. “Je voulais absolument que ma jument Karielle aille à Jalisco B et dès que j’ai eu la trésorerie, je l’ai emmenée. Elle a pris du premier coup. Dollar est né et tout petit déjà, il était hors du commun. C’était un poulain avec beaucoup d’espèce, de tenue, des tissus superbes, un regard particulier et du tempérament. Quand il est né, j’ai réalisé que j’avais accompli le rêve de beaucoup d’éleveurs. Sa mère Karielle est elle-même issue d’une souche exceptionnelle. On y retrouve Uriel, Ibrahim mais aussi un des meilleurs courants de Pur-Sang. Mais le plus surprenant, c’est qu’en discutant avec des amis arabes, c’est aussi la souche des plus grands Pur-Sang arabes. Il y a donc des qualités intrinsèques sures!”, commente Philippe Bodinier. Dollar du Mûrier est élevé en Mayenne, à Andouillé, dans la patience et la compréhension. Il est préparé progressivement pour le concours des étalons Selle Français de trois ans à SaintLô. Là-bas, le cheval fait sensation et tous les plus grands éleveurs viennent exprimer leur émotion auprès de son naisseur. Avec un titre de champion déjà en poche, Dollar fait quelques parcours à quatre ans avec Xavier Leredde et à cinq avec Eric Levallois. Le caractère bien trempé du champion fait déjà grand bruit, surtout sur les paddocks des concours, lorsque Philippe Bodinier lui-même détend son cheval avant de le remettre, calmé et prêt à collaborer, à son cavalier avant l’entrée en piste!
Des débuts en apothéose...
“A six ans, j’ai senti le cheval prêt et j’ai décidé d’aller voir Eric Navet pour lui confier Dollar. Éric l’a essayé et a voulu me le rendre de suite car il le trouvait trop compliqué. Sans parler de qui que ce soit en particulier, j’ai l’impression que les cavaliers actuels ont un peu perdu leur rôle de formateur des chevaux et voudraient des performances immédiates, dans un souci bien visible de rentabilité financière. Mais il me semble important de prendre le temps d’effectuer les bons réglages pour que le talent puisse pleinement s’exprimer. J’ai donc insisté auprès d’Éric, en lui demandant de prendre son temps pour construire le couple.Il ne fallait pas que sa réticence vienne d’une question de trésorerie de pension”, continue Philippe Bodinier. Le couple prend donc son temps pour se former. Il commence les Grands Prix A1 en 1999…avec succès! L’année suivante, Dollar et Eric Navet sont déjà sélectionnés pour l’équipe de France. “Tout a été formidable les premières années. Les Jeux équestres mondiaux de 2002 ont été un moment inoubliable car notre Dollar était fantastique. Il a été le meilleur cheval du concours, n’a touché aucune barre. Un vrai génie!”, se souvient l’éleveur. Fait rare dans le monde du sponsoring équestre, un partenariat est signé entre le Conseil régional des Hauts-de-Seine, la Fédération française d’équitation et Philippe Bodinier. Le propriétaire s’engage à reverser 20% de cette subvention au cavalier Éric Navet.
... et une retraite devant les tribunaux
En 2004, commencent les problèmes… Année pleine d’espoir pour les chevaux français au vu de leurs récentes performances, année olympique, année en fait cauchemardesque… En juin, Dollar du Mûrier*Hauts-de-Seine et Éric Navet sont champions de France. Mi-juillet, le couple réalise un double sans-faute dans la Coupe des nations d’Aix-la-Chapelle. Arrivent finalement les Jeux d’Athènes, les contre-performances du dieu Dollar en terre grecque et ce que son propriétaire vivra comme un “acharnement médiatique.” Philippe Bodinier revient sur un épisode qui fait également partie de la légende Dollar: “Lors de son embarquement pour la Grèce, le cheval n’était déjà pas bien, nous le savions. C’est alors que nous aurions dû déclarer forfait et laisser partir Michel Hécart et Quilano de Kalvarie, qui étaient prêts. Après la première manche, Dollar a montré une douleur au suspenseur. C’était un cheval qui avait horreur d’avoir mal. Sur son parcours, il s’est donc arrêté, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. À la suite de cette olympiade, le cheval a dû être arrêté toute l’année 2005 et l’année 2006.” S’en est suivi un procès que le naisseur de Dollar tente aujourd’hui d’oublier: “J’ai vécu cette période avec l’impression que l’on voulait me faire porter le chapeau de l’échec d’Athènes. Beaucoup de personnes ont témoigné contre moi dans cette histoire de gros sous et j’ai finalement décidé de payer pour pouvoir clore l’affaire et tourner la page. Pour moi, l’échec d’Athènes était parfaitement compréhensible. Ce n’était pas grave en soi, le monde ne s’arrêtait pas de tourner. Je regrette aujourd’hui le défaut de communication.”
Début 2007, le cheval est confié à un jeune cavalier, Thibault Pigeon. Après quelques concours, la décision est pourtant prise de mettre Dollar définitivement à la retraite: “Éric est l’unique cavalier de Dollar et je lui ai toujours dit. Fin 2006, j’ai malgré tout, décidé de confier Dollar au fils d’un ami. Après un début de saison normal, j’ai été contraint d’arrêter le partenariat parce que le cheval ne supportait pas de devoir être prélevé chez lui pour la reproduction et de repartir ensuite chez les Pigeon pour travailler. Il était mal dans sa peau et nous avons donc décidé de sa complète retraite sportive et de ne le consacrer qu’à la monte.”
La reproduction, l’autre vie de Dollar du Mûrier
Pendant la convalescence du champion qui a tant fait vibrer la France, des bruits courent sur une possible vente en Allemagne. En 2006 pourtant, le cheval reprend avec ferveur son autre activité: la reproduction qu’il avait débutée en alternance dès l’âge de trois ans. Après ses trente cartes imposées à l’issue du concours des trois ans, le cheval monte en puissance de manière régulière. Mais le tempérament si particulier du grand sire sur les terrains de concours effraie quelques éleveurs. “J’ai entendu beaucoup de choses au sujet du caractère de mon cheval”, sourit Philippe Bodinier. “Mais ça ne m’importait guère. Beaucoup de gens sont venus voir Dollar au box, dans la vie de tous les jours, et ont été surpris de le découvrir sous cet angle-là. C’était un cheval à qui il fallait expliquer les choses et nous l’avons construit dans l’indication plus que dans la répression. Le prélèvement se faisait dans le plus grand calme. Nous avions un protocole simple avec des habitudes précises et si tout était suivi dans ce sens, il montait très calmement sur le mannequin, en filet simple.” Les demandes affluent et l’éleveur doit s’imposer une grande rigueur dans la sélection des juments: “Nous avons refusé des juments dont les propriétaires voulaient simplement avoir un poulain de Dollar. Nous savions que ce poulain ne leur correspondrait pas.”
La première génération des poulains du fils de Jalisco est celle des I avec de très grands performers comme Ionesco de Brekka, Idéal de la Loge, Imperial d’Ogier ou Idaldgo des Bois. Toutes les générations suivantes compteront de très grands chevaux de concours comme Jafna de Semilly, Johnny Boy II, Jazz et Jason du Mûrier, Jem Twist puis Keros de Brekka et Muriesco du Cotentin, Myrtille Paulois, Miribel d’Auvray, Milton du Mûrier, Nabbuco, Opium d’Or, etc. Quelque cinquante-quatre chevaux sont indicés au-dessus de 130 en saut d’obstacles soit plus de 12% de sa production et Dollar compte aujourd’hui déjà dix fils étalons. Sans compter les poulains nés à l’étranger! “Dollar produit des chevaux avec du tempérament, de la volonté, de la force, une vraie galopade et une très grande aptitude au saut d’obstacles de haut niveau.Ils ont tous un vrai coup de genoux et cette force de caractère qui fait qu’ils s’en sortent toujours, même dans les situations les plus problématiques”, précise l’éleveur.
“Continuer de faire naître de bons Dollar”
Pour assurer à son étalon la promotion qu’il juge la meilleure, Philippe Bodinier choisit en 2009 d’intégrer le catalogue du GFE. “Je voulais comprendre le marketing.” Le contrat ne sera pourtant pas renouvelé et cette décision, Philippe Bodinier affirme l’avoir prise bien avant la disparition du cheval. “Après sa mort, j’ai effectivement cherché à faire le point dans la quantité de semence que j’avais. Je me suis donc battu et je me bats toujours pour récupérer les paillettes qui ont été envoyées dans les centres de mise en place. J’ai eu beaucoup de mauvaises surprises avec des centres fantômes, des non-paiements de saillies mais des poulains vivants, etc. Cela représente de la trésorerie d’une part, mais ce n’est pas tout, ce n’est pas l’essentiel. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est de pouvoir assurer aux éleveurs qui le désirent la possibilité de faire encore naître de bons fils de Dollar. La qualité du congelé est excellente, contrairement à ce que l’on a pu entendre, et le prix est en rapport avec la qualité. Sa production n’a rien à envier aux autres et on va aujourd’hui en profiter encore plus et de meilleure manière.”
Fin août 2009, le grand Dollar va au paddock comme tous les jours. “Il était heureux, joyeux, en bel état. Comme souvent, il galope dans son paddock en jouant, en sautant en l’air.” Mais cette fois-là, l’excès de joie provoque une hernie inguinale, dont le risque est connu chez les étalons, du fait de la taille des testicules et des canaux. Dollar du Mûrier est immédiatement emmené à la clinique où il est opéré. Mais quelques jours après, il fait une crise de colique et un grave volvulus. Les chances de voir le cheval s’en sortir sont minces. “Je ne voulais pas qu’il souffre car il ne le méritait pas.Tout s’est passé très vite et dans la nuit de samedi, j’ai décidé de l’aider à partir plus vite et dans la douceur. Quand j’ai pris ma décision, j’ai pensé aux trois hommes qui ont le plus compté dans ma vie et qui m’ont tout appris, mon père, Michel Pélissier et leColonel Durand. Je me suis dit que certes, Dollar partait, mais qu’il me laissait énormément de choses. Je pense que mon histoire avec lui ne se terminera vraiment que lorsque je ne serai plus là. Je le remercie pour toutes les émotions qu’il m’a procurées et tout ce qu’il m’a enseigné. Je reste un éleveur passionné et fier de faire ce métier.”
Cet article est paru dans le magazine GRANDPRIX International n°56.