Jérôme Guéry, l'artiste réaliste (partie 2)

Doté d’un sens hors pair du commerce, Jérôme Guery a construit sa carrière en formant d’excellents chevaux qu’il a vendus un à un. Sa rencontre avec Papillon Z, en avril 2015, a amorcé un nouveau tournant dans sa vie. Depuis successivement accompagné de Grand Cru van de Rozenberg et du formidable Quel Homme de Hus, le Belge a franchi des nouveaux caps dans sa carrière. De sa femme à ses amis d’enfance, en passant par les entraîneurs nationaux des Diables Rouges, tous les siens sont unanimes: Jérôme est un artiste à la tête bien faite.



Le commerce en bandoulière

La première partie de ce portrait est parue hier. Elle est à retrouver ici.

Il déniche d’abord Tic Tac du Seigneur (sBs, Clinton x Darco). L’histoire de cet étalon, acheté à deux ans et demi, blessé, en copropriété avec Luc Henry, semble tout droit sortie d’un comte. Opéré puis plâtré durant huit mois, le bai a ensuite donné bien du fil à retordre à ses premiers cavaliers. “Au débourrage, il était insupportable, il faisait vingt mètres puis se bloquait. Au début, lorsque Jérôme le montait, je courais derrière avec la chambrière! À quatre et cinq ans, il a abdiqué plusieurs fois. Moi, quand je le montais à la maison, pendant un quart d’heure, je ne devais rien lui demander, juste attendre qu’il accepte que je reste sur son dos!”, narre Patricia. À force de patience, le puissant Tic Tac se calme et apprend ses gammes une à une, grâce à son bienveillant maître. “Jérôme est très sûr de lui à cheval, il a énormément de feeling et un talent naturel. C’est un cavalier bourré de qualités qui sait tirer le meilleur des chevaux”, salue notamment Dirk Demeersman, ancien chef d’équipe belge. 

L’année 2012 apporte une première consécration au Wallon. Plusieurs fois classés en Grands Prix CSI 3*,Jérôme et TicTac sont sacrés champions de Belgique à Lanaken, devançant certains des meilleurs couples du royaume. “Ç’a été un moment exceptionnel, la récompense du travail accompli. Tic Tac n’ayant que neuf ans, nous y sommes allés sans imaginer avoir une chance de gagner. Il y avait tellement de super cavaliers. Petit à petit, nous avons commencé à y croire. C’était génial, car tout le monde était là: les grooms, les enfants…C’était un travail d’équipe”, se souvient avec émotion celle qui œuvre pour la réussite de Jérôme. Presque naturellement, Tic Tac quitte les écuries Guéry pour rejoindre les États-Unis et la selle de Leslie Burr-Howard. “Je l’avais acheté à trois ans. Après les championnats de Belgique, j’ai reçu une offre que je ne pouvais pas refuser. Cette vente m’a donné un peu d’air et de fonds, ce qui nous a donné la chance de finir de nous installer et de pouvoir garder des chevaux un peu plus longtemps.”

Son parcours et ses choix raisonnés suscitent l’admiration de Grégory Wathelet, numéro un belge et ami de toujours. “Jérôme est un artiste dans tout ce qu’il entreprend: à cheval, en tant que commerçant et dans tous les autres aspects de sa vie… Il est très intelligent et sait ce qu’il fait. Je le respecte énormément. Je suis assez critique à propos de la nouvelle génération de cavaliers, dont beaucoup sont le cul dans le beurre!Ils sont là parce qu’il sont forts, mais surtout parce qu’ils ont été propulsés directement dans le haut niveau grâce à des moyens importants. Jérôme fait partie des cavaliers qui, comme moi, se sont construits eux-mêmes à la sueur de leur front. Sa réussite, il ne la doit à personne!”, apprécie-t-il. “À cheval, Jérôme est un surdoué, un artiste doté d’une sensibilité hors du commun. Il s’adapte de manière incroyable à ses montures. Lorsqu’on lui en présente de nouvelles, après dix sauts, les choses commencent déjà à s’améliorer”, admire sa femme. 

Après Tic Tac, Upper Star (KWPN, Metall x Zeus) sort de l’ombre. Très vite, le gris enchaîne les classements: vainqueur du Grand Prix CSI 2* de Vilamoura, onzième du Grand Prix CSIO 4* de Lummen ou encore quatrième du Prix de l’Europe à Aix-la-Chapelle. Après sa dixième place dans le difficile Grand Prix CSIO5* de Gijón, en août 2013, le fils de Clinton est vendu pour rejoindre le piquet de la Portugaise Luciana Diniz. “Upper est le cheval qui m’a emmené à Aix-la-Chapelle. Il a vraiment marqué ma vie. Nous l’avons acheté très bon marché alors qu’il sautait 1m à dix ans!” Le génie blond s’illustre encore aux commandes de Popstar Lozonais (Quick Star x Muguet du Manoir), l’étalon de Jean-Paul Coche et Alexandre Rantet. Après une année sous la selle du Wallon, marquée par de nombreuses performances, notamment dans des épreuves de vitesse en CSI4* et 5*, le Selle Français traverse lui aussi l’Atlantique pour évoluer sous la selle du Néo-Zélandais Sharn Wordley. “C’est un cycle sans fin: nous vivons une expérience avec des chevaux, et lorsqu’ils sont vendus, il faut en construire d’autres. Comme on ne sait jamais combien de temps cela va durer, j’essaie toujours d’en avoir un qui pourrait prendre la relève.”

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La passion des jeunes chevaux

Pour ce faire, Jérôme Guéry mise sur la formation de jeunes chevaux. “C’est un moyen d’obtenir des cracks sans investir une fortune. Cela demande énormément de temps, mais j’adore ça. Ils arrivent à quatre ou cinq ans. À quatre ans, ils sont débourrés à l’extérieur. Durant l’hiver, nous les faisons travailler, puis les emmenons au Sunshine Tour pendant six semaines. Ensuite, nous les remettons au près toute la saison. Ils ne retravaillent que l’hiver suivant avant de repartir au Sunshine. À partir de six ans, ils restent aux écuries, car nous pouvons commencer à les emmener en internationaux. Chaque année, nous opérons un tri, le but étant de ne garder que la crème. Parfois, de très bons chevaux sont vendus entre six et sept ans, ce qui fait aussi tourner la boutique. Évidemment, nous ne vendons pas que les moins bons! Patricia monte principalement ceux qui sont âgés de six à huit ans, avant qu’ils rejoignent mon piquet. Généralement, ils ne sont pas à vendre, car elle ne veut pas! Du coup, elle monte souvent ceux que nous voulons garder!”, confie le Belge, non sans humour.

Après le départ de Popstar, il ne peut compter sur V-Pleasure (sBs, For Pleasure x Nabab de Rêve, rebaptisé depuis Curtis 72) que durant six mois. “Lorsque je l’ai acheté, il ne sautait que des épreuves à 1,10m avec une amateur, mais j’ai décelé énormément de potentiel. Il est d’ailleurs arrivé assez rapidement à haut niveau. En mai 2014, un mois et demi après notre retour du Sunshine Tour, nous avons participé au CSIO 5* de Lummen, où nous avons terminé troisièmes du Grand Prix. Il a été vendu immédiatement à l’Américaine Lucy Davis qui évoluait déjà avec son propre frère, Barron (alias Undergroud des Hauts Droits, ndlr)”, rappelle l’ambitieux. Si ces séparations successives lui ont parfois été dures à vivre, l’homme de raison a toujours su faire la part des choses. “Étant de la même génération que Kevin Staut, Simon Delestre, Nicolas Delmotte ou Timothée Anciaume, j’ai parfois ressenti un peu de frustration - et néanmoins beaucoup de plaisir - de les voir au plus haut niveau. Naturellement, je pensais que si j’avais gardé mes chevaux, j’aurais pu y être aussi! Je n’ai pas de regrets, car c’était mon chemin. Vendre est devenue une habitude. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir des propriétaires qui me suivent davantage en me confiant des chevaux prêts.” 

Son système n’étant pas infaillible, Jérôme Guéry doit parfois composer avec des périodes de transition moins fastes. Ainsi, après le départ de V-Pleasure, comme il l’a toujours fait, il s’attèle à former des jeunes pendant plus d’un an, mais cette fois, la locomotive manque un peu de charbon. “Au début de l’année, n’ayant que des huit ans, je me suis dit que la saison allait être assez calme. J’ai même prévenu tout mon staff qu’il fallait rester motivé, car nous disposions de très bons jeunes, mais que nous n’irions que dans des petits concours!” Le Wallon ne vit d’ailleurs pas ce genre de situation comme une punition, bien au contraire. Tel un artiste, il modèle sa matière, les chevaux, pour aboutir à la plus belle œuvre possible. “Je prends beaucoup de plaisir à former un cheval et à le voir évoluer à haut niveau par la suite. En acheter un prêt à aller en concours ne me procure pas la même satisfaction. Tic Tac, Upper et plein d’autres sont des chevaux que j’ai intégralement formés. Ils sont partis de rien et arrivés à tout. C’est génial! Je m’associe souvent à des éleveurs pour acheter mes jeunes chevaux, car ils sont généralement issus de bonnes souches. J’aime ce partage, générateur de belles histoires humaines. Une victoire avec une équipe derrière soi a toujours plus de saveur. Je ne travaille qu’avec des gens partageant ma philosophie: exploiter au maximum les qualités d’un cheval tout en l’écoutant. J’ai aussi besoin d’évoluer dans la confiance. C’est la raison pour laquelle j’ai souvent une part des chevaux, car je veux que les propriétaires se rendent compte que je fais comme si c’était pour moi, que je me donne à fond pour faire de mon mieux”, confie le passionné. 

Papillon Z, sacrée surprise! 

Comme tout vient à point à qui sait attendre, en avril 2015, un certain Papillon Z a élu domicile à Sart-Dame-Avelines. “Au départ, je n’étais pas vraiment optimiste. Je l’avais déjà vu avec Rik (Hemeryck, ndlr) et Gregory (Wathelet, ndlr). Pour moi, c’était un bon cheval, mais jamais je n’aurais pensé qu’il deviendrait ce qu’il est. Assez rapidement, il y a eu un déclic. Une semaine après son arrivée, nous avons participé au CSI 3* de Lanaken où nous avons terminé quatrièmes du Grand Prix. Le CSIO 5* de Lummen arrivait une semaine plus tard. J’en ai parlé avec Dirk (Demeersman, ndlr). Nous nous sommes organisés pour que je puisse m’y rendre. Je voulais essayer de faire quelque chose de bien. Le premier jour, nous avons gagné la qualificative, puis nous avons réussi un sans-faute dans le Grand Prix. J’ai décidé de courir le barrage tranquillement, car nous ne nous connaissions pas encore. Papillon me testait encore. Il s’est bloqué avant le début du barrage. Du coup, je l’ai monté avec beaucoup plus de rage et de niaque que prévu. C’est dire que cette victoire n’était vraiment pas planifiée!”, s’enthousiasme le Diable Rouge. 

Cette fois, la route ne s’arrête pas là. Le duo est sélectionné pour le CSIO 3* d’Odense dont la Belgique remporte la Coupe des nations avec brio, puis pour le CSIO 5* de Sopot où Jérôme et son gris produisent un double sans-faute dans l’épreuve par équipes. “Les résultats en Coupes des nations me tiennent particulièrement à cœur. C’est une autre émotion“, livre-t-il. “Jérôme apporte énormément de calme et de confiance. Il va au bout avec l’envie de gagner et de se donner au maximum pour l’équipe”, confirme Dirk Demeersman. Les week-ends se suivent et se ressemblent. Pour une fois que celui que ses amis qualifient de bon vivant peut jouir un peu plus longtemps d’un crack au plus haut niveau, celui-ci semble bien décidé à faire exploser aux yeux de tous le talent dont il est empli. Le 28 juin, lors du Grand Prix CSI 5* du Knokke hippique, au terme d’un très disputé barrage à neuf, le duo s’envole vers la victoire avec une aisance déconcertante. “À ce moment, nous formions un couple. Nous étions prêts. Le Grand Prix était très bien doté avec une Porsche en prime! Cette fois, mon objectif étant de gagner, j’ai pris tous les risques nécessaires pour y parvenir. Papillon était vraiment avec moi: je lui ai retiré une foulée dans la dernière ligne et il a fait l’effort. C’est l’une de mes plus belles victoires!” Le week-end suivant, les deux insatiables complices récidiveront au CSI 4* de Mons! 

Cette réussite tient en grande partie à l’attention accordée à Papillon depuis son arrivée. Jérôme évoque un vrai attachement pour celui qu’il appelle “le King”, attachement qui semble réciproque. “Je ne vais pas cacher que la réussite fulgurante de Jérôme et Papillon a été une surprise! J’ai guidé le propriétaire vers Jérôme car il est très doué pour le commerce. Papillon est arrivé comme premier cheval chez Jérôme alors qu’à la fin, il était en numéro cinq chez moi. Dès leur deuxième parcours, Jérôme m’a dit qu’il y avait quelque chose entre eux, qu’il l’adorait. Peut-être que le système de Jérôme convient mieux à Papillon, car il le monte avec plus de liberté. Ce ne sont que des suppositions, mais cela prouve que les chevaux peuvent toujours nous réserver de belles surprises”, apprécie Gregory Wathelet.



Promesses d’un bel avenir

Cette envie de grimper dans la hiérarchie, Jérôme la tient peut-être de sa deuxième passion, la montagne. Il murmure d’ailleurs que s’il n’avait pas choisi le métier de cavalier, il serait sans doute devenu guide de haute montage ou professeur de snowboard. Le téméraire met tout en place pour y arriver. Il travaille une fois par mois avec le dresseur Frédéric Pirmolin, tandis que Philippe LeJeune, lui apporte quelques conseils techniques. “On peut le mettre sur n’importe quel cheval, il le fait fonctionner en cinq minutes. Cela ne suffit pas pour le plus haut niveau, où il faut des chevaux techniquement au point. À la maison, Jérôme aime bien sauter beaucoup et haut, car ça l’amuse. Je lui ai appris à assouplir davantage ses chevaux. Nous avons enchaîné des exercices de gymnastique jusqu’à ce que ses chevaux soient relâchés. Il avait besoin que quelqu’un d’extérieur le reprenne sur des détails qui feront la différence”, analyse le champion du monde 2010. Jérôme a également appris auprès de maîtres tels que Nelson Pessoa et Henk Nooren, et en échangeant avec ses confrères. “J’ai travaillé et discuté avec beaucoup de gens. À chaque fois, j’ai gardé ce qui me parlait pour en faire mon équitation. Un avis extérieur est très important car personne n’a la science infuse. Nous devons nous remettre en question tous les jours pour évoluer”, assène le champion. 

À trente-cinq ans, Jérôme apparaît comme un homme accompli. “J’ai confiance en la vie, j’aime la mienne. Je vis de ma passion, j’ai une femme formidable, des enfants géniaux et je suis en bonne santé! Je suis bon vivant, respectueux des choses et des gens, car j’attends la même chose en retour.” Néanmoins, il lui reste quelques rêves à accomplir. Une médaille dans un grand championnat sonnerait comme une consécration, de même que s’élancer dans une Coupe des nations aux côtés de l’un de ses fils, tous les deux cavaliers. “J’espère que l’un d’eux prendra ma relève. Voir les Philippaerts ensemble en Coupe des nations me fait rêver!” D’ici là, l’artiste poursuivra patiemment son œuvre. Quand bien même ses chevaux de tête seraient amenés à le quitter, gageons que l’intelligent système qu’il a mis en place lui offrira encore de magnifiques moments de sport.

Cet article est paru dans le magazine GRANDPRIX International n°89 en 2015.