“Je suis philosophiquement opposé aux pay-cards, mais il faut être réaliste”, José Larocca

Médaillé d’argent individuel des Jeux panaméricains de Lima et deuxième du Grand Prix CSI 3* de Valence l’an passé, puis deuxième de Grands Prix CSI 4* à l’Hubside Jumping de Grimaud et CSI 3* au Longines Deauville Classic cette année, José Larocca forme un couple particulièrement performant avec son crack Finn Lente. Également classé dans des épreuves moins cotées avec d’autres chevaux, l’Argentin n’est pourtant que cent quatre-vingt-cinquième au classement mondial Longines des cavaliers, où sont avantagés ceux disposant de plusieurs montures de Grands Prix et concourant très assidûment. De ce fait, et qui plus est en 2020, année où le calendrier sportif a subi de plein fouet les conséquences de la pandémie de Covid-19, l’accès aux meilleurs concours lui serait quasiment impossible sans solliciter une invitation des organisateurs, d’autant qu’il n’y en a aucun en Argentine. Or, on le sait, ces invitations sont souvent payantes et ce système dit des pay-cards ou pay-tables est accusé, à raison, de créer une distorsion de concurrence au bénéfice des plus riches ou influents et au détriment de méritants plus jeunes ou inexpérimentés. Pour autant, faut-il exclure de l’élite un “amateur éclairé” comme ce jeune quinquagénaire genevois, cadre supérieur dans le négoce d’hydrocarbures, et comptant pas moins de trois participations aux Jeux olympiques, aux Jeux équestres mondiaux et aux Jeux panaméricains? À bien des égards, sa parole sincère et mesurée a de quoi nourrir les débats actuels sur l’avenir du saut d’obstacles de haut niveau. Entretien.



Comment allez-vous?

Je me sens bien, merci. J’ai attrapé la Covid il y a quelques semaines, mais j’ai bien récupéré. Je concours à Vilamoura jusqu’à mardi (entretien réalisé le samedi 14 novembre, ndlr), et je rentre en Suisse dans la foulée. 

Quel bilan tirez-vous de l’année 2020?

D’abord, cette année a été très dure pour tous les professionnels qui vivent du cheval, qu’il s’agisse des cavaliers comme des organisateurs de concours, des marchands et de tout un tas d’autres professions. En ce moment, je pense à eux. Ensuite, les Jeux olympiques, qui étaient évidemment mon grand objectif, et pour lesquels nous avons collectivement qualifié l’Argentine l’an passé en terminant quatrièmes des Jeux panaméricains de Lima, ont été décalés à l’été 2021. Heureusement, ils n’ont pas été annulés. De même, quelques concours ont tout de même été maintenus. Comme tant d’autres gens, j’espère que la situation s’améliorera d’ici le printemps. Cependant, je crains que l’année 2021 soit encore très difficile pour l’industrie événementielle, face aux désengagement, au moins partiel, des sponsors. Pas mal d’entreprises ont beaucoup souffert des conséquences de cette pandémie… Pour autant, nous devons rester optimistes.

Quid de votre saison, avec Finn Lente (KWPN, Gaillard de la Pomme x Colandro), classé dans de sérieux Grands Prix, mais aussi avec Diablo Blanco (OS, Chacco-Blue x Cento), Vangoth des Besnards (SF, Quartz du Chanu x Quidam de Revel) et Quintino 9 (Holst, Quinton x Cracker Jack), vus à leur avantage à 1,50m?

Compte tenu de tout ce que je viens de dire, j’ai vécu une année un peu spéciale, comme tous les cavaliers. Finn Lente est un cheval, très, très spécial pour moi. Les autres vont et viennent, mais Finn est celui qui fait la différence en compétition et nourrit ma motivation pour continuer à progresser. C’est grâce à lui que je peux évoluer à haut niveau depuis plusieurs années. Mes autres chevaux sont très sympathiques et performants, mais je ne concours pas si souvent (José n’a disputé que quatre-vingt-huit épreuves internationales en 2020, contre deux cent cinquante-six pour le Suisse Steve Guerdat, numéro un mondial, ndlr), et Finn reste mon baromètre. J’ai pris cette année 2020 comme une opportunité de consolider le couple que nous formons tous les deux. Cette saison, nous avons fait preuve de beaucoup de régularité, ce qui est le plus important pour l’amateur que je suis, alors je suis satisfait. À vrai dire, Finn Lente est si bon qu’il me facilite un peu la tâche! Je suis un cavalier heureux. 

Vous êtes cent quatre-vingt-cinquième mondial et comptez trois participations aux Jeux olympiques, aux Jeux équestres mondiaux et aux Jeux panaméricains. Pourtant, sans invitations des organisateurs ou de la FEI, les CSI 4 et 5* vous seraient quasiment inaccessibles…

Ces douze derniers mois, sincèrement, je ne crois pas avoir dû payer à proprement parler pour participer à des concours de ce niveau. Je peux me tromper, mais je ne crois pas. En tout cas, ce ne fut pas le cas au CSI 5* de Genève, où les organisateurs refusent cette pratique, de même qu’au CSI 3* d’Aix-la-Chapelle. J’ai aussi été invité au CSI 5* de Bois-le-Duc (annulé à la dernière minute au début du premier confinement européen, ndlr), par exemple. Philosophiquement et culturellement, je suis opposé à ce système. Par ailleurs, j’évolue dans cet univers depuis longtemps (la première expérience de José en grands championnats remonte aux JEM d’Aix-la-Chapelle, en 2006, ndlr) et j’entretiens de très bonnes relations avec les organisateurs. Aussi, je distinguerai ceux qui me demandent directement de payer de ceux qui me connaissent et savent peut-être que je réserverai une table dans leur espace d’hospitalité pour partager le sport avec ma famille et mes amis. Quel que soit l’endroit et le niveau du concours, je prends toujours une table. Par exemple, mi-octobre, c’est la Fédération équestre internationale qui m’a invité au dernier CSI 4* de Grimaud, mais j’en ai réservé une quand même, parce que j’aime aussi bien manger, être à mon aise et profiter de ces week-ends avec mes proches. C’est ainsi que j’aime vivre ce sport, et j’estime que c’est aussi une manière de soutenir les organisateurs et de rendre à ce sport ce qu’il m’a donné. De plus, j’ai le sentiment d’avoir beaucoup progressé ces dernières années. Je crois que ma médaille d’argent aux Jeux panaméricains de Lima le prouve. En 2015 déjà, j’avais aussi contribué à la médaille d’argent de l’Argentine aux Jeux de Toronto (terminant aussi quatrième en individuel avec Cornet du Lys, Westph, Cornet Obolensky x Champion du Lys, ndlr). Je pense que les organisateurs en sont conscients au moment d’envoyer leurs invitations.

José Larocca a notamment terminé deuxième du dernier Grand Prix CSI 4* de l’Hubside Jumping, à Grimaud. © Sportfot



“On voit concourir en CSI 4* ou 5* des cavaliers qui n’en ont absolument pas le niveau”

Acceptez-vous d’être qualifié d’amateur éclairé?

Je ne sais pas. En tout cas, quel que soit mon statut, en piste, je suis jugé comme n’importe quel autre cavalier, amateur ou pas. Je dois me hisser, le temps d’une épreuve ou d’un week-end, au niveau des professionnels. C’est la règle du jeu. Quand j’avais trente-cinq ans, j’avais peut-être moins conscience de certaines choses, mais j’attache aujourd’hui une grande importance à monter du mieux que je le peux et à me montrer régulier avec mes chevaux. Je ne m’engagerais plus dans une épreuve en sachant que je ne peux pas y obtenir un bon résultat. C’est très important pour moi.

Si l’on ne concourt pas tous les week-ends et si l’on ne dédie pas tout son temps à l’équitation, il est impossible ou presque de se hisser et de se maintenir dans le top cinquante du classement mondial Longines des cavaliers? Le système d’invitations en CSI de la Fédération équestre internationale ne devrait-il pas être fondé en partie sur le classement par couples et non seulement sur celui des cavaliers ? La paire que vous formez avec Finn Lente était quatre-vingt-treizième en 2019.

Si, je suis absolument d’accord. Tous les meilleurs cavaliers du classement ont trois, quatre ou cinq chevaux de Grands Prix, ce qui est impossible pour moi. De ce fait, le classement par couples serait effectivement plus juste à mes yeux. Cela ouvrirait les portes des grands concours à davantage de cavaliers, y compris professionnels d’ailleurs. Aujourd’hui, gagner des Grands Prix à un niveau donné n’ouvre pas automatiquement les portes du niveau supérieur.

Comprenez-vous que l’IJRC souhaite interdire les pay-cards? D’un autre côté, de très nombreux organisateurs de CSI, voire de CSIO, ne sauraient pas vivre sans elles. Ne faudrait-il pas en finir avec une forme d’hypocrisie et réguler le système plutôt que l’interdire de façon inefficace?

Comme je l’ai dit, je suis philosophiquement opposé à ce système, mais il faut être réaliste et aussi regarder la situation du point de vue des organisateurs. Leur modèle économique est très fragile. Plus ils ont de sponsors, mieux c’est, mais il n’est pas toujours facile de les attirer, ni de les conserver. Dans une mesure raisonnable, et sous conditions, il faudrait sans doute accepter ce système comme source de revenus permettant aux organisateurs de rentabiliser leur activité. En revanche, on voit malheureusement concourir en CSI 4* ou 5* des cavaliers qui n’en ont absolument pas le niveau, ce qui est regrettable à bien des égards. La FEI devrait réglementer cela.

Vous songez à des systèmes de qualification tels qu’ils existent déjà en endurance et en concours complet?

Je ne suis pas un spécialiste des règlements de ces disciplines, mais oui, il me semblerait normal de devoir performer en CSI 3* avec mon cheval avant de pouvoir concourir en CSI 4*. Du reste, c’est la condition sine qua non pour obtenir une invitation de la FEI dans un concours. Cela me paraît sain et raisonnable. Et sincèrement, je préférerais un tel système que d’être invité à un concours sans avoir l’opportunité de sauter le Grand Prix (ce qui existe en CSI 5* et surtout en CSI 5*-W, ndlr).

L’an passé, l’Argentin a décroché l’argent aux Jeux panaméricains de Lima, partageant le podium avec le Brésilien Marlon Módolo Zanotelli et l’Américaine Beezie Madden. © Raul Sifuentes/Getty Images/FEI 



“Global Champions crée bien plus de distorsions que tous les autres concours”

Que vous inspire les débats autour de l’influence des pay-cards sur le classement mondial et olympique? N’a-t-on pas franchi une ligne jaune lorsque la FEI a signé ce fameux protocole d’accord avec les promoteurs de la Global Champions League, autorisés à facturer l’équivalent de 2,5 million d’euros par an aux propriétaires d’écuries?

C’est une évidence. Si l’on ne considère pas cela comme une pay-card, alors les pay-cards n’existent pas! Ce sont des sommes énormes. Du point de vue des classements mondial et olympique, Global Champions crée bien plus de distorsions que tous les autres concours. Sans pay-cards, il n’y aurait sûrement pas de Global Champions Tour, un circuit qui distribue beaucoup d’argent, ce dont notre sport a besoin, mais bon…

Comment maintenir en état de marche l’ascenseur du mérite pour des cavaliers jeunes, comme votre fils Matias, âgé de vingt et un ans, ou peu aguerris, qui tentent d’atteindre le plus haut niveau mais ne disposent pas de grands moyens financiers?

Il est clair que tout cela pose problème, je suis totalement d’accord. Quand les jeunes sont accompagnés de bons entraîneurs ou travaillent pour des propriétaires ou marchands connus, c’est plus aisé. Sinon, c’est très difficile. D’une certaine manière, mon fils profite effectivement des relations que j’ai tissées dans cet univers depuis quinze ans.

Comment accompagner et encadrer le développement du sport tout en maintenant son équité et sans condamner trop d’organisateurs?

Notre sport et l’industrie du cheval ont besoin de gens riches et prêts à investir de l’argent. Entre les concours, les chevaux, les entraîneurs et tout le matériel et les infrastructures, ceux-ci nourrissent toute notre filière. Ensuite, il s’agit de garantir un équilibre entre tous ces intérêts divergents. En tout cas, il ne faut pas fermer la porte à tous ces cavaliers qui rêvent de concourir parmi l’élite, mais plutôt encadrer leur évolution.

Comment imaginez-vous votre sport dans cinq ans ou dix ans?

Je crois qu’il va continuer à évoluer mais je suis sûr que les cavaliers les plus talentueux, ambitieux, travailleurs, charismatiques et organisés continueront à gagner les plus belles épreuves et les médailles dans les championnats. Ces quinze dernières années, le paysage a beaucoup changé. Tous les cavaliers, chevaux et organisateurs ont progressé de façon incroyable, mais cette réalité demeure intangible. On critique beaucoup les organisateurs et la FEI, ce que je peux comprendre, mais il faut aussi reconnaître que le nombre de professionnels vivant de ce sport a considérablement augmenté. Le saut d’obstacles pèse davantage économiquement, particulièrement dans certains pays ou régions d’Europe, ce dont il faut évidemment se réjouir.

Quel est votre degré de certitude vis-à-vis de la tenue des Jeux olympiques de Tokyo?

Je crois et j’espère du fond du cœur qu’ils auront lieu. J’en suis même convaincu. Je suis optimiste par nature, mais je crois sincèrement en la capacité des Japonais de délivrer un événement de grande qualité. Ils travaillent de façon extrêmement professionnelle, plus que quiconque ailleurs dans le monde. Il y aura d’inévitables restrictions sanitaires, mais je suis sûr qu’il y aura du grand sport et du public. Et si les Jeux ont lieu, 2021 sera forcément une plus belle année que 2020. Nous, cavaliers argentins, travaillons tous avec ce seul objectif en tête. C’est d’ailleurs pourquoi je reste jusqu’à mardi à Vilamoura (l’Argentine a terminé dixième de la Coupe des nations du CSIO 3* portugais, ne parvenant pas à se qualifier pour la seconde manche, comme la Belgique, la Suisse et l’Espagne, ndlr). C’est un très beau projet collectif. De toute façon, ce sont les championnats et leur préparation qui me font le plus vibrer: JO, JEM et Panaméricains. Dans ce sport, défendre les couleurs de mon pays est ce qui fait le plus de sens à mes yeux, et encore plus maintenant que je peux aussi partager cela avec mon fils (qui monte pour l’Argentine depuis cette année après avoir vécu deux championnats d’Europe Jeunes sous les couleurs de la Suisse, pays où il a grandi, ndlr). Cet été, nous avons disputé ensemble la Coupe des nations du CSIO 3*-W de Prague. Même si nous ne nous sommes pas qualifiés pour la seconde manche, c’était un grand jour (respectivement crédités de zéro et cinq points, le père et le fils ont signé les meilleurs scores de l’équipe, ndlr). Et nous avons hâte de disputer notre dernier CSIO, fin novembre à Vejer de la Frontera. L’Argentine reste un petit pays en ce qui concerne le saut d’obstacles (mais de loin le pays numéro un mondial pour le polo, ndlr), et nous sommes fiers de le représenter.

Quel est l’impact de la pandémie de Covid-19 sur vos vies professionnelle et personnelle?

Il n’est pas anodin. Auparavant, j’étais habitué à voyager sans cesse pour raisons professionnelles, près de la moitié de l’année. Depuis sept ou huit mois, j’ai l’impression de voyager davantage pour pratiquer mon sport que pour mon travail! J’ai dû prendre l’avons quatre ou cinq fois, ce qui n’est rien comparé à avant. Je ne suis pas fan du télétravail, parce que j’aime rencontrer les gens et que cela ne facilite pas le travail en équipe, mais je m’adapte et cela fonctionne quand même. Cette pandémie a eu des effets imprévisibles et a changé beaucoup de choses, mais c’est la vie.

José Larocca et Diablo Blanco en 2017 à La Baule. © Scoopdyga