Patrick Caron tombe le masque

“Ce n’est pas à l’habit qu’on reconnaît le moine, mais à l’observation de la règle et à la perfection de sa vie. Il faut ainsi faire la distinction entre l’être et le paraître”, a écrit le pape Grégoire IX, citant Saint-Jérôme. Réputé pour son caractère bien trempé et son franc-parler parfois incisif, qu’il doit probablement hériter de ses aventures en tant que sélectionneur des équipes de France de saut d’obstacles, de 1985 à 1999, Patrick Caron est bien plus que cela. Sensible, drôle, pudique et bienveillant, le jeune septuagénaire revient sur son illustre carrière de cavalier, sélectionneur et entraîneur, acceptant même de dévoiler non sans émotion quelques bribes de sa vie personnelle. Focus sur un homme plus complexe qu’il n’y paraît.



© Collection privée

“Je crains de vous décevoir, mais je ne vais pas répondre à ce questionnaire de Proust”, lâche Patrick Caron après un très interminable et éloquent silence. “Ceux qui y répondent sont des joueurs. Je ne suis pas un joueur. Je préserve des parts de secret sur moi. Peu de gens du milieu équestre me connaissent vraiment. Tout être humain doit avoir son jardin secret. Moi, j’ai le mien”, dit-il, avant de prendre une grande inspiration. “Personne n’a appris la maladie de mon épouse au cours des trois ans pendant lesquels je l’ai accompagnée. Presque personne dois-je corriger, car un seul homme, que je ne nommerai pas, a deviné que quelque chose n’allait pas. Quand mon épouse est décédée, les gens ne pouvaient pas imaginer ce que j’avais traversé. Je tiens beaucoup à ma vie privée. Il y a tellement d’histoires derrière la vie de chacun...”, achève-t-il, les larmes aux yeux. Cette scène est surprenante pour qui ne connaît Patrick Caron qu’à la scène. Souvent prompt à retracer ses plus belles réussites sportives, jamais avare d’une anecdote, quitte à parfois paraître un rien vaniteux, l’homme se révèle finalement très pudique, retenu et extrêmement sensible. Fier - et son palmarès lui en donne volontiers le droit - mais humble. Il faut aussi dire que ce personnage de l’histoire du saut d’obstacles français a la réputation d’avoir un sacré caractère, d’être honnête, intransigeant et parfois un peu tranchant. Ce samedi 17 octobre, assis à une table d’un café de banlieue parisienne, cet illustre passionné, à l’expression soutenue, donne une tout autre impression, enchaînant blagues et éclats de rire. 

Patrick Caron est né le 12 juin 1950 au sein d’une famille sans lien avec le monde du cheval. Héros du siècle dernier, ses deux parents, qui habitaient Châteaudun, ont participé à la Résistance lors de la Seconde Guerre mondiale, faisant l’admiration de leur fils. “Ma mère sauvait les aviateurs rescapés”, raconte-t-il. “Mon père, que je n’ai connu que jusqu’à deux ans, vient d’une famille picarde beauceronne. Afin de gagner la zone libre, il s’est rendu d’Amiens à Toulouse à vélo avec ses parents. Après la guerre, il a obtenu son diplôme en ingénierie et a été repéré par le gouvernement, qui l’a envoyé en mission dans les colonies françaises pour accompagner les populations vers l’autonomie. J’ai même un arrière-grand-oncle qui s’est échappé à deux reprises du camp de concentration d’Auschwitz et qui a réussi à ramener des informations à la Résistance entre-temps. Malheureusement, la troisième fois qu’il a essayé, les nazis l’ont directement fusillé... C’est le héros de notre famille.” 

Enfant, Patrick est plutôt féru de sciences, et souhaite devenir ingénieur ou technicien en informatique. Arrivé à l’adolescence, il croise la route des chevaux par hasard, après avoir été séduit par le légendaire Pierre Jonquères d’Oriola, double champion olympique et champion du monde de saut d’obstacles. Pour l’accompagner dans son parcours équestre, le jeune homme peut notamment compter sur Yves Lemaire, agriculteur passionné d’équidés. Au début des années 1970, après avoir fait ses premiers pas en compétition avec une ribambelle de montures différentes, Patrick se joint à son mentor et décide d’investir dans une entreprise de commerce de chevaux, établie dans une ferme céréalière reconvertie en écuries à Tivernon, à trente kilomètres au nord d’Orléans, dans le Loiret. De 1972 à 1985, le tandem vend pas moins de trois cents équidés par an!



ÉOLE IV, LE CHEVAL D’UNE VIE.

© Collection privée

Arrivé par le biais de cette exploitation, Éole IV (SF, Raa x Genêt d’Or) reste le grand cheval de la carrière de Patrick Caron, celui qui lui a permis de disputer et gagner ses premiers Grands Prix, ses premières Coupes des nations et ses premiers grands championnats. Atypique et un peu sauvage, ce bai, déniché dans l’Ain chez un éleveur amateur, a pourtant bien failli connaître une toute autre trajectoire. “Chaque année, M. Bourgouin (son naisseur, ndlr) nous envoyait des poulains de trois ans”, se rappelle-t-il. “Je me souviens du jour où Éole est arrivé car il nous avait prévenu que l’un des produits était un peu spécial. On aurait dit un cerf qu’on venait de capturer!” Resté peu de temps à Tivernon, le jeune cheval est rapidement vendu à un client pour parfaire son débourrage, puis atterrit chez le cavalier Jean-Pierre Bonneau, qui entame sa formation sportive. “Il a accompli un travail remarquable car ce n’était pas gagné d’avance”, insiste Patrick. “Éole a ensuite été vendu à un ami et client italien, qui m’a demandé de le monter dans une épreuve intermédiaire au CSIO de La Baule. Avec Yves Lemaire, nous avons alors décidé de le racheter car nous sentions qu’il avait du potentiel. Et il s’est avéré qu’il était vraiment compliqué mais très talentueux.” 

À cette époque, un règlement fédéral impose aux cavaliers de ne disputer que les épreuves de leur niveau. Ainsi, lorsqu’un pilote a de bons résultats, il passe automatiquement à la catégorie supérieure. Un casse-tête pour Patrick, qui en monte parfois une dizaine par concours. “Je commençais à me classer trop souvent pour pouvoir rester dans ma catégorie”, raconte l’intéressé, le sourire en coin. “Le problème est que j’avais tellement de chevaux de différents niveaux à monter, que passer à la catégorie supérieure ne m’arrangeait pas du tout. Du coup, pendant des mois, je faisais exprès de m’arrêter et de reculer devant la ligne d’arrivée pour que l’on me compte des pénalités afin de finir en bas de classement! (rires)” Jusqu’au jour où un certain Marcel Rozier, alors sélectionneur des équipes de France, repère la régularité de Patrick et Éole. “Il m’a ordonné d’arrêter de saboter mes résultats parce qu’il voulait m’envoyer dans des concours internationaux. C’est ainsi que j’ai commencé”, raconte-t-il. Avec Éole IV, Patrick remporte ses plus grands succès sportifs, son premier Grand Prix d’envergure en 1978 au Parc des expositions de la Porte de Versailles, à Paris, ou encore le Grand Prix de Dinard. Ces performances lui valent aussi deux sélections en grands championnats: aux Européens de Munich en 1981, où il termine sixième en individuel et cinquième par équipes, puis aux Mondiaux de Dublin l’année suivante, où il ravit le titre suprême par équipes.



DESCENDRE DE CHEVAL POUR MIEUX REMONTER SUR LES PODIUMS .

En 1984, Patrick met un terme à sa carrière sportive et retourne vaquer à ses occupations marchandes aux côtés de son fidèle partenaire, Yves Lemaire. L’année suivante, après des résultats décevants de l’équipe de France aux championnats d’Europe de Dinard, Marcel Rozier est poussé vers la sortie par la plupart des cavaliers. Connaissant la passion, l’honnêteté, mais aussi le talent de gestionnaire et le charisme de Patrick Caron, la Fédération française des sports équestres lui propose de reprendre le flambeau. Il relève le défi, et avec quel brio! En l’espace de quatorze ans en tant que sélectionneur, entraîneur et manager général du haut niveau, l’ancien cavalier parvient d’une part à faire émerger de nouvelles générations extrêmement talentueuses, et offre une pluie de médailles à la France. Au total, on en compte cent dix-huit, toutes catégories confondues, dont soixante en or. Quel bilan! “C’est quand même difficile à expliquer”, avoue-t-il. “Je pense que cette réussite est due en premier lieu à ma liberté, puis à ma motivation et au travail que j’ai fourni, et enfin à mon envie de rêver. J’ai aussi eu la chance de pouvoir compter sur d’excellents adjoints, comme Claude Merrien et ensuite Bertrand de Bellabre, ainsi que des équipes fédérales successives performantes et dévouées, mais aussi de très bons présidents de fédération, comme l’a été mon ami Pierre Durand (qui a occupé le poste de 1993 à 1998, ndlr).” 

Pour autant, avec le recul, l’ancien sélectionneur reconnaît avoir parfois manqué de tact et de délicatesse avec ses cavaliers. Le prix d’une franchise assumée. “Je pouvais être un sélectionneur d’une grande honnêteté, mais aussi d’une grande cruauté, et je le reconnais. Je me souviens des championnats d’Europe de Mannheim en 1997, où j’ai dit à Roger-Yves Bost qu’il pouvait rentrer chez lui et que je ne le prenais pas dans l’équipe parce que j’avais un doute sur les capacités physiques d’Airborne Montecillo (Han, Abdullah x Duft II). Même s’il avait passé la visite vétérinaire et que je croyais beaucoup en ce cheval, je ne voulais pas prendre de risque inutile et j’ai choisi Hervé Godignon et Viking du Tillard (SF, Narcos II x Galoubet A) à leur place. L’année suivante, Bosty et Airborne Montecillo étaient dans l’équipe médaillée d’argent aux Jeux équestres mondiaux de Rome... Mais l’absence de Bosty à Mannheim nous a sûrement coûté un podium, ne me permettant pas de faire treize ans consécutifs de médailles sur treize!” 

Resté en poste jusqu’en janvier 1999, Patrick connaît une très difficile période en 1995. Des changements fédéraux, la lourde charge de travail et le manque de sommeil pèsent sur ses épaules, déjà lourdes d’avoir encaissé un terrible deuil. “Après trois années de lutte contre une longue et cruelle maladie, mon épouse, Sylvia de la Baume, est décédée en avril 1995”, confie l’homme, tombant un peu le masque. “Depuis trois ans, je cumulais tout et cela a été très difficile pour moi. C’est arrivé du jour au lendemain, et son départ a été très brutal. Après un contrôle de routine, on lui a dit de revenir le lendemain... Notre fils, Audran, avait deux ans. En parallèle de ma vie familiale, je devais poursuivre mes activités de sélectionneur, entraîneur et manager général du haut niveau... Bizarrement, c’était peut-être le côté le plus facile. Sur un plan personnel, le plus dur a été de devoir cacher la gravité de sa maladie à mon épouse. En effet, après l’avoir diagnostiquée, le médecin a estimé qu’il ne lui restait que six à neuf mois à vivre. Il m’a dit: “Cela fait trente ans que je pratique ce métier, et j’ai vu passer beaucoup de gens dans mon service. Je me suis rendu compte d’une chose: quand le patient ne connaît pas la réalité de son état, on peut gagner quelques mois. Je ne peux pas vous y obliger, mais si vous vous sentez assez fort pour que votre femme ne l’apprenne jamais, elle pourrait rester en vie quelques mois supplémentaires.” Il m’a dit de bien réfléchir, parce que cela pouvait avoir des conséquences sur notre relation si jamais elle s’en rendait compte... Finalement, j’y suis arrivé et mon épouse s’est battue pendant trois ans. D’ailleurs, je suis récemment retombé sur une lettre de ce fameux médecin, qui avait pris le temps de m’écrire après son décès, pour me confier ô combien cela avait été, également pour lui, une victoire personnelle pour la vie.” 

Combatif en tout, Patrick Caron quitte la Fédération française d’équitation en 1999 après des désaccords stratégiques, écarté au grand dam de ses cavaliers. “Quand Pierre Durand a quitté la présidence de la FFE en 1998, je savais que je ne pourrais pas rester, considérant que j’avais pu accomplir tous ces succès grâce à ma liberté et la confiance que la FFE m’accordait. En rangeant mon grenier récemment, j’ai retrouvé des centaines de lettres de soutien datant de cette époque. J’avais même reçu des courriers de George Morris (alors chef de l’équipe américaine, ndlr) et du CHIO d’Aix-la-Chapelle, qui pensaient que les Français étaient fous de me laisser partir! Le mouvement de protestation avait été très fort.” 

Déclinant les propositions émanant de nations étrangères en quête de sélectionneur, l’insatiable passionné ne reste pas sans rien faire très longtemps et devient enseignant et entraîneur. Contre le sectarisme, il dispense ses cours aussi bien à des cavaliers sautant 80cm qu’1,60m. Au total, son registre régulièrement mis à jour recense plus de trois cent soixante élèves! “J’ai toujours aimé transmettre aux autres. J’avais tellement donné pendant les vingt ans de ma carrière de cavalier puis les treize ans et demi à la tête des équipes de France que j’avais envie de retrouver un peu plus de liberté”, justifie l’intéressé. “De plus, mon fils grandissait et je voulais rester auprès de lui. Il n’y a pas plus beau trésor dans la vie qu’un enfant. J’avais subi pas mal de contraintes professionnelles pendant longtemps, et même si j’ai réussi à être présent après le décès de mon épouse, j’ai voulu lui consacrer le plus de temps possible. Depuis, il est passé par les mêmes écoles que sa mère et est devenu ingénieur au sein d’une grande entreprise. En somme, ma vie se résume à des rencontres, de la chance et des rêves. Les rêves nous aident à vivre.” Et comment. Alors, souhaitons-lui que l’avenir lui permette d’en accomplir de nouveaux!