Pour Gilles Bertran de Balanda, tout a commencé avec Sigurd et une bonne dose de courage

Qu'ils collectionnent les honneurs ou multiplient les victoires, tous les champions gardent en tête le souvenir d'un cheval qui, à défaut d'avoir marqué leur carrière avec un titre ou les esprits, a joué un rôle dans leur chemin vers le succès. Dernièrement, Pierre Durand évoquait pour GRANDPRIX le souvenir ému de Carrefour, un cheval dont la vente lui avait permis d’acquérir son inoubliable Jappeloup. Cette semaine, Gilles Bertran de Balanda, champion du monde par équipes à Dublin en 1982 avec le légendaire Galoubet A, a accepté de revenir sur ses débuts aux côtés d’un partenaire singulier nommé Sigurd.



© Collection privée

Quel cheval a marqué le début de votre carrière de cavalier ? 

Dans une carrière plutôt longue comme celle d’un cavalier, on voit passer beaucoup de chevaux, mais le cheval de ma vie est celui avec lequel j’ai démarré et qui m’a permis de participer à mes premières grandes compétitions. Il s’appelait Sigurd, c’était un petit Anglo-Arabe d’environ 1,60m, originaire du sud-ouest. Né dans l’élevage de l’oncle de mon père, Sigurd avait été monté par l’un de ses amis à ses cinq ou six ans. Il avait ensuite été récupéré par un cavalier français qui s’appelait Bertrand Mirabeau, avec qui il avait été en stage chez Nelson Pessoa. C’est d’ailleurs ce dernier qui a téléphoné à mon père pour lui dire que le cheval pouvait me correspondre. Nos débuts ensemble ont été très difficiles, jusqu’à un fameux jour où notre complicité s’est révélée et nous a permis, en très peu de temps, de gagner de nombreuses compétitions.

Comment était-il ? 

Il était très violent et ne supportait rien! Il n’était pas méchant mais très caractériel. Il sautait du pont des camions, ne laissait personne entrer dans son box, ni le soigner. Je me souviens même qu'il lui est arrivé de se blesser sans que le vétérinaire ne puisse l'approcher! Et puis petit à petit, je ne saurais dire pourquoi, quelque chose s’est passé entre lui et moi…

Pouvez-vous parler de cet évènement qui a fait évoluer votre relation ?

Un jour, mon père, qui m'entraînait à l’époque, a dû être hospitalisé à la suite d’un accident. Moi qui étais de nature plutôt timide, un peu timorée et qui avait pour habitude d'obéir à ce qu’il me disait de faire, je me suis retrouvé seul chez nous avec les chevaux pendant quelques temps. La spécialité de Sigurd était alors de dérober les obstacles par la droite, mais ce jour-là, il s’est passé quelque chose d’incroyable. Alors que le cheval refusait inlassablement de sauter, je me suis obstiné et suis parvenu à l’en convaincre, je ne saurais encore dire comment. Je me souviens que la séance avait duré deux heures et je ne sais toujours pas où j’ai puisé mon courage ce jour-là, mais je voulais y arriver. En une matinée, tout a changé. Sigurd a complètement abdiqué et quelque chose s’est produit en moi. Quand mon père est rentré de l'hôpital, il n’en revenait pas! Depuis lors, Sigurd et moi avons enchaîné les concours avec succès. Nous sommes notamment sortis double sans-fautes de nombreuses Coupes des nations, avons gagné le Grand Prix de Barcelone et participé aux championnats du monde de La Baule. À l’époque, même si les parcours étaient moins techniques qu'aujourd'hui, nous sautions des obstacles monstrueux et des épreuves de puissance étaient souvent organisées. Sigurd pouvait très bien sauter 2,15m le samedi et prendre le départ du Grand Prix le dimanche. Il était exceptionnel! 

Qu’est-ce que cet épisode vous a apporté? 

Ma réussite avec Sigurd a eu l'effet d'une victoire vis-à-vis de moi-même. Ce jour-là, l’un de nous deux devait sortir gagnant. Je suis convaincu que si je n’y étais pas arrivé à ce moment précis, rien n’aurait été possible par la suite. Cet événement a non seulement contribué à me rendre plus confiant à cheval, mais il a également eu un impact sur mon tempérament. J’étais —et suis resté— quelqu’un de plutôt introverti et qui n’osait rien faire soi-même puisque j’étais soumis à l’autorité de mon père qui me faisait beaucoup travailler. D’ailleurs, je pense que s’il avait été là ce matin-là, je n’aurais pas fait ce que j’ai fait. En me débrouillant tout seul, j’ai compris que je n’étais pas si nul que cela. Sigurd m’a ouvert une porte. Bien sûr, plus tard, j’ai eu Galoubet A, Crocus Graverie et bien d’autres chevaux, mais Sigurd est celui qui m’a le plus marqué parce qu’avec lui, c’était un peu magique. C’était mon Jappeloup à moi! (rires)

Tient-il donc une place plus importante dans votre mémoire qu’un cheval comme Galoubet, devenu l’un des étalons les plus réputés de sa discipline? 

Oui, complètement. C’est un peu dur à dire. (rires) On me parle très souvent de Galoubet, avec qui j’ai bien sûr connu beaucoup de succès, mais ce n’était pas la même chose. Galoubet était une star et il a également marqué ma vie d’une manière incroyable, mais j’ai bien plus appris avec Sigurd qu'avec lui. Avec Galoubet, j’ai davantage subi. Il sautait magnifiquement bien et nous avons, certes, beaucoup travaillé. Mais si l’on fait un bilan, malgré les quelques très bons résultats que nous avons eus ensemble, j’ai raté plus de choses avec lui que je n’en ai gagnées. Si je l’avais eu dix ans plus tard, cela aurait probablement été différent... Sigurd, lui, m’a rendu service. Personne ne le connaît, mais ce n’est pas ce qui compte.

Qu’est-il devenu? 

À l’époque, les chevaux avaient des carrières plus courtes qu'aujourd'hui. J’avais toujours dit à mon père que le jour où je sentirais que Sigurd en a assez, je ne ferais plus de concours avec lui. Je savais que s’il venait à refuser un obstacle, cela voudrait dire que le moment est venu de l’arrêter. Un jour, il m’a envoyé des signes et j'ai compris qu’il avait perdu son envie. Nous avions une telle complicité que je n'ai pas voulu lui demander plus que ce qu'il pouvait donner. Je l’ai alors mis au pré chez un ami où il a tranquillement fini ses jours.