Pourquoi les champions sont-ils si frileux pour parler des sujets de société sur les réseaux sociaux?

Footballeurs, tennismen, rugbymen et basketteurs. Comme les chanteurs, acteurs et tant d’autres personnalités publiques drainant une communauté, notamment sur les réseaux sociaux, les grands sportifs réagissent régulièrement aux événements qui ébranlent ou émerveillent notre société. De leur côté, les cavaliers, français notamment, demeurent généralement en retrait de l’actualité générale. Leur discrétion sur les sujets extérieurs au milieu équestre est-elle le fruit d’une stratégie de communication? D’une volonté délibérée? D’un sentiment d’illégitimité? Décryptage avec trois spécialistes de la communication bien implantés dans le monde équestre et deux cavaliers internationaux.



Le 7 janvier 2015, les terribles attentats terroristes perpétrés au siège de Charlie Hebdo avaient ému la France, avant qu’elle ne se soulève pour porter avec dignité les valeurs de la liberté d’expression. Le lendemain et le surlendemain, une policière municipale en service avait été assassinée, puis quatre personnes avaient été tuées au cours d’une prise d’otage dans un supermarché casher. Durant trois jours, la France avait été sens dessus-dessous et les réactions, de soutien notamment, avaient déferlé des quatre coins du monde. À cinq cents kilomètres de là, alors que se disputait le premier CSI 5* de l’année 2015 à Bâle, en Suisse, de nombreuses interrogations étaient apparues sur les réseaux sociaux. Et pour cause, pas un des cinq grands cavaliers français engagés dans cet événement ne s’était exprimé à ce sujet ou n’avait arboré de brassard noir, et quasiment aucun autre pilote tricolore concourant ailleurs n’avait fait part de leur soutien sur Facebook, Twitter ou Instagram. Ce silence avait suscité quelques indignations, plus ou moins bien pesées. Certains cavaliers s’étaient finalement parés d’un brassard noir quelques semaines plus tard à l’occasion d’un autre concours international, puis à d’autres reprises lorsque la France a été pris pour cible par des terroristes. 

Ces dernières années, et plus encore ces derniers mois, certains événements ont suscité de puissantes vagues de soutien ou d’indignation, comme la mort de George Floyd aux États-Unis, le terrible assassinat de Samuel Paty en France, ou encore le tragique génocide des Ouïghours en Chine. Si de nombreux sportifs de haut niveau ont partagé leur émotion, parfois sans filtre, là encore, très peu de cavaliers se sont exprimés. “Personnellement, jamais un cavalier ne m’a demandé de publier quelque chose à propos d’un tel événement ou d’un sujet de société”, ouvre une directrice d’agence de communication et conciergerie spécialisée dans le secteur de l’équitation. “Certains ont déjà affiché des positions, comme leur opposition à une décision de leur fédération, par exemple, mais jamais rien d’extérieur à la sphère équestre.” 

Pourquoi les cavaliers sont-ils si frileux à évoquer des sujets extérieurs au secteur du cheval? “Je ne m’étais jamais fait la réflexion mais c’est un sujet intéressant”, entame la directrice d’une autre agence de communication s’occupant de grands cavaliers internationaux. “Les cavaliers, plus que les autres sportifs, sont soumis à un rythme de vie intense et pratiquent souvent plusieurs métiers à la fois: athlètes, entraîneurs, marchands de chevaux, etc. Je pense que le manque de temps est un argument non négligeable. De plus, notre secteur a sûrement mis plus de temps à s’emparer des réseaux sociaux, et beaucoup de cavaliers n’en sont pas tellement friands, même si la situation évolue. De fait, je travaille avec des athlètes pratiquant d’autres sports “mineurs”, et il est vrai qu’utiliser les réseaux comme tribune médiatique n’est pas quelque chose de naturel pour tous.” Vu la violence verbale, la malveillance parfois et l’effet boule de neige dont certaines personnalités peuvent souffrir après des prises de parole sur les réseaux sociaux, on peut aussi supposer que certains ont légitimement peur de sortir de leur réserve. “Ce peut être une façon de se protéger, surtout en ce moment, où les cavaliers se font parfois agresser pour rien”, analyse un autre directeur d’agence de communication, responsable de nombreux grands cavaliers français de dressage et de saut d’obstacles. “Ils se font parfois attaquer sur des sujets d’ordre équestre, alors il faut bien choisir ses mots. Cela me rappelle une interview où un journaliste a demandé à Laurent Delahousse s’il soutenait le PSG ou l’OM. Il n’a pas souhaité répondre parce qu’il savait qu’il deviendrait clivant et que certains pourraient arrêter de regarder ses émissions! (rires) Pour autant, j’essaie d’attirer de plus en plus l’attention de mes cavaliers sur ce sujet. Je pense qu’il y a une demande et que certains passionnés aimeraient voir leurs idoles s’engager pour des causes fédératrices. De plus, j’ai la chance de travailler avec une jeune génération de cavaliers, qui ont eu la chance et l’opportunité de pouvoir suivre des études et d’être informés. Mon rôle est de les conseiller et de les encourager à communiquer davantage, comme le font d’autres sportifs, d’autant qu’ils ont tous des communautés de plus en plus nombreuses. Les cavaliers sont des sportifs comme les autres!” “Je pense vraiment que ce n’est pas par manque d’intérêt, mais plutôt parce qu’ils sont soucieux de leur réputation, qui est évidemment très importante”, rebondit la deuxième intervenante, directrice d’agence. “J’apprends à mes cavaliers à toujours faire attention à ce qu’ils publient car ils sont responsables du contenu qu’ils partagent. Leur image, ils n’en ont qu’une!”



Est-ce le rôle d’un cavalier de prendre la parole sur des sujets de société?

Au-delà des raisons pratiques et humaines qui pourraient expliquer la réserve des cavaliers, s’estiment-ils légitimes à endosser un tel rôle? Après tout, pourquoi devraient-ils prendre la parole sur un sujet qui ne les touche pas personnellement? Leur métier – pour ne pas dire leur utilité sociale - ne consiste-t-il pas surtout à monter à cheval du mieux possible? Cavalier évoluant régulièrement en CSI de niveaux 2* à 5*, Émeric George est un bon exemple puisque très peu friand des réseaux sociaux - il fait d’ailleurs partie des rares à ne pas avoir de compte Instagram. Je ne cherche pas à être médiatisé, et c’est un choix personnel”, entame-t-il. “Je communique assez peu sur ma carrière et encore moins sur des sujets de société car j’estime ne pas avoir une notoriété suffisante pour le faire. Cela ne m’empêche pas d’avoir des convictions ou d’être touché par des causes. Hier, j’ai regardé le match de foot entre le PSG et Istanbul BB (soudainement interrompu après une quinzaine de minutes de jeu, à la suite de propos racistes d’un arbitre délégué envers l’entraîneur-adjoint turc, ndlr), et j’ai été scandalisé que l’arbitre se comporte ainsi. Les joueurs, qui se sentent concernés par la lutte contre le racisme, malheureusement encore trop présent dans le foot, ont immédiatement réagi. Ils étaient directement impactés, ce qui arrive peu dans notre sport… Je pense aussi que mes collègues n’osent parfois pas exprimer leurs convictions car ils ont peur d’être montrés du doigt, ou de ne pas réussir à bien les verbaliser. Personnellement, cela ne me dérangerait pas davantage de porter un brassard noir que de partager mes vidéos de parcours parce que je n’ai aucun mal à assumer ce que je dis et que ces sujets m’intéressent, mais cela va à l’encontre de la stratégie de communication globale que j’ai adoptée pour ma carrière professionnelle.” 

Les champions d’équitation ne sont pas suivis par des communautés aussi larges que les stars du foot. Ainsi, Cristiano Ronaldo compte 103 millions d’abonnés sur Facebook, contre 402.337 pour Charlotte Dujardin, personnalité équestre la plus suivie sur ce réseau, et en moyenne 50.000 pour les stars du jumping, du complet et du dressage. Pour autant, leur influence est loin d’être négligeable, d’autant qu’ils sont suivis par nombre de jeunes passionnés d’équitation. “Si l’on compare au football, sport populaire dont les personnalités ne sont pas uniquement suivies par des pratiquants, il est clair que l’audience d’un cavalier est beaucoup plus restreinte”, analyse une communicante. “À mon avis, cela explique pourquoi les cavaliers ne parlent pas d’autre chose que de cheval sur les réseaux sociaux. Ils pensent sûrement que le reste n’intéressera pas les gens, que leur communauté n’est pas assez grande et que ce n’est pas leur rôle. C’est peut-être dommage dans un sens car ils sont suivis par beaucoup de jeunes, et on sait ce que le rapport au cheval est très éducatif dans le sens où il apprend l’esprit d’équipe, la gestion du stress, la compétition, la patience, etc. Des valeurs que l’enfant retrouvera à l’école. Informer et parler de la société peut participer à la construction d’un jeune. Si je proposais à mes cavaliers de publier quelque chose demain sur un événement sociétal, je suis sûre que leurs réponses seront majoritairement négatives, sauf s’il s’agissait d’un mouvement regroupant plusieurs cavaliers ou sportifs, par exemple. Face à des événements graves, des messages de solidarité œuvreraient à rapprocher le haut niveau du monde amateur.” 

“Pour la plupart d’entre eux, les cavaliers ont des opinions sur les faits d’actualité”, assure un autre spécialiste. “Par exemple, l’un de ceux dont je gère la communication est très sensible au sujet des violences policières, mais il ne se sent pas assez légitime pour en parler donc il préfère se taire. En fait, nombre de cavaliers se disent qu’ils sont là pour pratiquer leur sport et non pour donner leur avis, ce que chacun peut comprendre. Le problème est qu’ils sont aujourd’hui devenus, outre des athlètes, de vraies personnalités. À mon sens, ils font partie d’un ensemble et ne peuvent plus se préoccuper “seulement” de leur sport, surtout s’ils veulent gagner en médiatisation.” “Il y a quelques années, on avait vu naître un réseau social réservé aux passionnés du monde équestre (PandaHaus, ndlr). Si l’idée pouvait sembler séduisante au début, j’ai eu peur que cela referme les cavaliers de leur public déjà acquis”, confirme une autre directrice d’agence. “Même si nous savons bien que les abonnés à la page ou au compte d’un cavalier sont des passionnés de cheval, si nous voulons que notre sport gagne en visibilité et en crédibilité, nous devons dépasser un certain entre-soi (qui existe dans bien d’autres milieux, ndlr).”



Une exception culturelle, continentale ou nationale?

Il existe toutefois des grands cavaliers prenant parfois la parole sur des sujets de société. Ainsi, un certain nombre d’entre eux ont partagé des messages de soutien envers le Liban après l’explosion survenue le 4 août au port de Beyrouth, la Portugaise Luciana Diniz parle parfois d’environnement, l’Espagnole Beatriz Ferrer-Salat de son engagement végane, et beaucoup d’Américains... de politique! La culture est différente d’un pays à un autre, et s’exprimer publiquement n’est pas partout perçu de la même manière. Qui a suivi les trois ou quatre dernières élections présidentielles américaines se rend bien compte que la propension à dévoiler, assumer et parler de politique est très commun outre-Atlantique, contrairement à la tradition française, voire européenne, qui se veut plus discrète en la matière. “Aux États-Unis, les gens parlent très facilement de politique et des élections présidentielles”, confirme Rodrigo Pessoa, installé depuis de nombreuses années sur la côte Est. D’ailleurs, l’illustre champion olympique brésilien peut être aisément cité parmi les cavaliers les plus bavards sur les sujets non-équestres. “Les Américains installent même des pancartes dans leur jardin ou collent des autocollants sur leurs voitures! Bon, il faut dire que les dernières élections ont été particulièrement suivies car personne ne voulait quatre années supplémentaires de galère, et je suis très content que le clown (Donald Trump, ndlr) qui vivait sa présidence comme une série télévisée ait été battu... (rires) Dans d’autres pays, je pense que les gens ont peur d’afficher leurs opinions car ils ne veulent pas être jugés, et que ce n’est pas habituel.” 

“Je ne veux surtout pas caricaturer notre secteur, mais je pense que le fait qu’il fonctionne en vase clos amplifie cette tendance à ne pas prendre la parole”, poursuit une communicante. “Ce n’est pas tellement dans sa culture. Mine de rien, il faut aussi dire que nous sommes plutôt à l’abri de l’injustice... Nous avons tous la chance d’évoluer dans un environnement privilégié. De ce fait, il est peut-être moins naturel de s’exprimer publiquement sur ces sujets, alors que tout le monde le fait en coulisses! Peut-être que si l’un d’eux s’y mettait, les autres suivraient! Si je peux me permettre, je pense aussi que les journalistes spécialisés devraient participer à ce processus et montrer à leurs lecteurs que les champions savent parler d’autre chose que de leurs chevaux (ce que GRANDPRIX fait et ne cessera jamais de faire, ndlr). Par exemple, les conférences de presse sont perçues comme un supplice par beaucoup car il s’y dit très souvent la même chose!” 

Difficile de dire le contraire! Le mot de la fin reviendra à Rodrigo Pessoa. “C’est un sujet compliqué, mais je crois qu’il est bon de montrer un peu de soutien envers les autres. Nous ne sommes pas enfermés dans notre bulle. À mon sens, le plus important pour une personnalité publique est de pouvoir sensibiliser ses abonnés, et en particulier les plus jeunes, avec l’espoir que ce monde devienne un jour meilleur. En tout cas, plus calme qu’en ce moment... Ce que nous vivons depuis quelques années n’est pas très gai. Je ne dis pas qu’il faudrait se prononcer sur tout, car il y a malheureusement beaucoup trop d’événements déprimants, mais on pourrait faire un peu mieux. Après, chacun est libre, certains cavaliers n’osent sûrement pas le faire, pensant que ce n’est pas nécessaire, que leur avis ne compte pas ou ne se sentent pas concernés. Les autres sportifs ont la chance d’être mis plus souvent face à la presse généraliste, contrairement à nous, donc ils ont davantage l’opportunité de s’exercer et s’exprimer sur d’autres sujets.” Cela ne devrait peut-être pas empêcher nos champions de s’exprimer, qui plus est sur des thèmes consensuels et lorsque leur parole a le pouvoir d’apaiser toute une communauté.