“Nous devons, à tous les échelons, donner davantage de sens à ce que nous faisons et être moins esclaves de notre confort”, Yann Arthus-Bertrand

Illustre photographe, reporter et réalisateur français, Yann Arthus-Bertrand est également ancien cavalier amateur et passionné de chevaux. Les 24 et 25 octobre derniers, au haras de la Cense, l’Yvelinois a retrouvé ses amours de jeunesse à l’occasion de deux séances photos, qu’il a honorées au profit de l’Institut pour l’Homme et le cheval, œuvrant pour l’éducation de jeunes en difficulté. Bienveillant, disponible et percutant, le septuagénaire, grande figure de l’écologie en France et président de la fondation GoodPlanet, a accepté de répondre à nos questions, évoquant sans détour sa relation aux animaux, son bilan de la Covid-19, le lien entre sport de haut niveau et écologie, et la préservation de l’environnement.



Les 24 et 25 octobre, Yann Arthus-Bertrand a œuvré au haras de la Cense à travers deux séances photos, au profit de l’Institut pour l’Homme et le cheval.

Les 24 et 25 octobre, Yann Arthus-Bertrand a œuvré au haras de la Cense à travers deux séances photos, au profit de l’Institut pour l’Homme et le cheval.

© Morgane Gaquière

Comment allez-vous et comment avez-vous vécu ces derniers mois, marqués par la crise sanitaire liée à la Covid-19? 

J’ai malheureusement attrapé le coronavirus lors de la première semaine du confinement, au mois de mars. J’étais très fatigué et j’ai perdu près de huit kilos! Ça va beaucoup mieux aujourd’hui, et je suis heureux d’avoir survécu (rires). Ceci dit, il paraît qu’on pourrait le contracter plusieurs fois, donc ce n’est pas très rassurant...

Quel bilan en avez-vous tiré? 

Cette pandémie a révélé au grand jour les incohérences de notre modèle de société: un virus qui circule extrêmement vite à cause des flux marchands et humains intensifs, une industrie inexistante ou délocalisée, l’importance des services publics... Honnêtement, je ne sais pas si nous avons réellement pris conscience collectivement de ce qui est arrivé. C’est quelque chose d’unique; on a quand même sacrifié l’économie et, de manière très raccourcie, la vie quotidienne des gens. Pour le militant écologiste que je suis, c’est quelque chose qui me parle car nous avons la preuve qu’il est possible de ralentir notre système économique pour la survie collective. Au-delà de son caractère tragique, la situation est intéressante car nous avons vu que les populations n’ont majoritairement pas rejeté et ont accepté ces contraintes, en gardant confiance. Les gens ont compris qu’il ne fallait pas rire devant la mort... C’est un bon signe.

Les 24 et 25 octobre, vous avez œuvré deux jours au haras de la Cense, écurie réputée dans l’équitation éthologique sise dans les Yvelines, où vous avez photographié des cavaliers et chevaux au profit de l’Institut pour l’Homme et le cheval, œuvrant pour l’éducation de jeunes en difficulté. D’où est parti ce projet? 

Un jour, nous discutions avec William Kriegel (entrepreneur franco-américain, propriétaire d’un ranch d’élevage dans le Montana et fondateur du haras de la Cense, ndlr) et il m’a parlé de cette initiative, que j’ai vite acceptée. Au début, nous avions prévu d’effectuer une séance photos d’une journée avec une trentaine de chevaux, et nous avons finalement reçu 220 demandes! Depuis quelque temps, j’essaie de me concentrer sur des projets en France puisque je ne prends plus l’avion (pour des raisons écologiques, ce qu’il avait annoncé le 4 décembre 2019 au micro de France Inter, ndlr), donc cela tombait bien. 

Quel regard portez-vous sur le haras de la Cense et son développement? 

J’aime beaucoup William Kriegel, que je connais depuis une vingtaine d’années. C’est un véritable entrepreneur, qui a une vision très précise de ce pour quoi il travaille. Pour y arriver, il n’hésite pas à s’investir et investir. Il est aujourd’hui couronné de réussite car il a toujours su où il allait et a choisi les meilleures personnes pour s’entourer. Et sans faire de bruit! C’est quelqu’un de curieux, qui s’intéresse à beaucoup de choses. En plus, il ne perd pas d’argent en exerçant le métier qu’il aime, c’est génial! Franchement, je suis très admiratif de son travail. 

Qu’est-ce qui vous plaît dans le fait de photographier des chevaux? 

J’en ai photographié énormément il y a une quinzaine d’années lorsque j’ai publié un livre nommé Chevaux (sorti en 2004 avec Jean-Louis Gouraud, ndlr). J’ai eu la chance de pouvoir voyager et découvrir plein de races de chevaux différentes. Un cheval, c’est beau, c’est esthétique. C’est toujours agréable de photographier la beauté, surtout quand elle est évidente. Ceci dit, avec les années qui passent, je me rends compte que ce sont les gens et la relation entre l’humain et l’animal que j’aime photographier. J’adore immortaliser un moment entre un fermier et sa vache, ou un maître et son chien, son mouton, son cochon... En ce moment, je réalise un projet nommé “France, une histoire d’amour” où l’on part photographier des plombiers, des postiers et des maires à travers le pays, et c’est également très enrichissant.



“Lorsque l’argent est roi, il y a souvent des dérives, malheureusement...”

William Kriegel, fondateur du haras de la Cense, pose ici devant l’objectif de Yann Arthus-Bertrand.

William Kriegel, fondateur du haras de la Cense, pose ici devant l’objectif de Yann Arthus-Bertrand.

© Yann Arthus-Bertrand

Quelle relation entretenez-vous avec les chevaux? 

J’ai beaucoup pratiqué l’équitation lorsque j’étais plus jeune, entre mes vingt et trente ans. Je montais une heure et demie tous les deux jours et je passais beaucoup de temps auprès des chevaux. Je ne suis plus jamais remonté depuis. 

Vous n’auriez pas envie de remettre le pied à l’étrier? 

Non, je crois que je n’en ai pas très envie. Pourtant, j’habite dans la forêt de Rambouillet donc je pourrais assez facilement, mais je suis trop occupé car je travaille beaucoup. En plus, si jamais je reprenais l’équitation, ce serait avec mon propre cheval et il serait chez moi, dans mon jardin. J’ai déjà été propriétaire et j’ai toujours tenu à ce que mes chevaux restent proches de moi. Je ne veux pas les confier à quelqu’un d’autre et devoir faire de la route à chaque fois que je veux aller les voir, et je préfère m’en occuper moi-même! (Rires) 

Vous avez souvent évoqué le sujet du bien-être animal dans vos œuvres et vos prises de parole. Quel regard portez-vous sur le sport équestre de haut niveau? 

Honnêtement, je ne connais pas assez ce secteur pour en parler précisément et objectivement. Je pense qu’il y a du très bon et du très mauvais, comme dans toutes les disciplines sportives de haut niveau. Lorsque l’argent est roi, il y a souvent des dérives, malheureusement... Je suis surtout impliqué pour le bien-être des animaux que l’on consomme - je suis végétarien et je collabore souvent avec L214 (association de défense des animaux, ndlr). Le problème n’est pas de manger des animaux, mais la façon dont on les tue. Quand je regarde des reportages sur le marché du lait, c’est à pleurer, et nous en consommons tous en grande quantité! Normalement, des vaches laitières vivent environ jusqu’à quinze ans. Aujourd’hui, elles sont envoyées à l’abattoir à six ans... Pour revenir aux chevaux, même si je maîtrise assez mal le sujet, les laisser vivre dans des boxes durant toute une vie me paraît peu naturel... Je préfère qu’on les élève et les soigne dans de grands espaces, comme en Camargue par exemple! 

Cette année, vous deviez présenter votre nouveau documentaire nommé Woman, coréalisé avec la scénariste et journaliste franco-ukrainienne Anastasia Mikova, qui évoque la condition des femmes à travers plus de 2000 entretiens. Le fait que l’équitation soit le seul sport olympique mixte en fait-il un sport à part? 

Honnêtement, je ne le savais pas du tout et je trouve ça vraiment génial. C’est vrai que l’équitation, surtout à un niveau amateur, est un sport extrêmement pratiqué par des filles, et je l’ai remarqué lors de ces deux journées au haras de la Cense d’ailleurs. 

En 2010, vous aviez soutenu la candidature du Qatar pour accueillir la Coupe du monde de football de 2022, ce qui vous avait valu de nombreuses critiques, les stades climatisés ayant été très controversés d’un point de vue écologique. Au-delà de la polémique, quel regard portez-vous sur le lien entre écologie et sport de haut niveau? 

Alors que je travaillais sur mon livre à propos des chevaux, j’avais été invité pour photographier des chevaux Arabes au Qatar (près de Doha, au haras de cheikh Hamad bin Khalifa al-Thani, ndlr). Sur place, j’ai rencontré l’épouse de l’émir (Moza bint Nasser al-Missned, ndlr) et elle m’a proposé de soutenir la candidature du Qatar. Après avoir étudié les éléments qu’elle m’avait transmis, j’avais trouvé ça intéressant. Ils avaient notamment décidé que les stades créés seraient démontables et prêtés à des pays en voie de développement pour d’autres événements sportifs, et que l’empreinte carbone générée serait compensée par des actions et des dons à des associations. Je n’avais ni vu ni même imaginé une seule seconde que les stades allaient être climatisés... Je me suis bien fais démolir, et à juste titre. Le sport de haut niveau génère forcément une empreinte carbone, même si je pense qu’elle varie selon les disciplines. Le kayak et le tennis ne polluent pas de la même manière que le football, par exemple. Ce dernier, notamment, n’a plus aucune limite, les joueurs se baladant en jet privé constamment... C’est à nous de les convaincre!



“C’est facile de pointer du doigt certains secteurs polluants si l’on ne commence pas déjà par changer ses propres habitudes”

Les sports équestres, comme tous les sports de haut niveau, ont une empreinte carbone non négligeable, notamment le saut d’obstacles, qui est l’une des seules disciplines à avoir un ou deux événements de très haut niveau cinquante week-ends sur cinquante-deux. N’est-ce-pas bizarre que l’écologie, dont vous êtes l’un des porte-parole pour le grand public en France, soit si peu véhiculée dans un sport qui se pratique au contact direct de la nature et de la biodiversité? 

Quand les chevaux doivent prendre l’avion pour disputer des événements lointains, comme les étrangers qui viennent courir le Prix de l’Arc de Triomphe dans les courses, c’est clair que ce n’est pas négligeable écologiquement parlant, mais j’imagine que ce n’est pas systématique. Je pense qu’il ne faut pas tout supprimer. Je ne suis pas un fan de Formule 1 (le deuxième sport le plus polluant derrière le ski selon une étude du média environnement-magazine.com, ndlr) par exemple, mais ce sport ne me dérange pas. Je pense que c’est d’abord aux gens de changer leur vie quotidienne. C’est facile de pointer du doigt certains secteurs polluants si l’on ne commence pas déjà par changer ses propres habitudes. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas réfléchir à un nouveau modèle de fonctionnement pour les activités à forte empreinte carbone, mais je pense que le changement doit d’abord être individuel - en étant conscient qu’être exemplaire à 100 % est quasiment impossible. C’est une réflexion intime et globale qu’il faut mener, et c’est presque davantage spirituel que politique. Nous devons, à tous les échelons, donner davantage de sens à ce que nous faisons et être moins esclaves de notre confort. L’ennemi, c’est nous-même, et nous avons tous un rôle à jouer. Je suis adepte du conte du colibri (légende amérindienne popularisée en France par l’agriculteur, essayiste et écologiste français Pierre Rabhi, ndlr) si l’on demande aux pélicans de venir l’aider! 

Quel regard portez-vous sur notre société et la lutte contre le dérèglement climatique? 

Nous vivons dans une incohérence complète, et faisons le contraire de ce qu’il faudrait. Nous devrions réduire nos émissions de carbone et elles augmentent d’année en année... Lorsque j’ai réalisé mon film Home (sorti en 2009, ce documentaire sur l’état de la Terre vue du ciel témoigne de la pression que l’Homme fait subir à l’environnement et les conséquences que cela entraîne sur le changement climatique, ndlr), nous consommions 85 millions de barils de pétrole par jour. Aujourd’hui, nous en sommes à 95 millions! Nous devrions réduire progressivement notre consommation des énergies fossiles, mais nous en sommes incapables car c’est le sang de nos économies. Les politiques disent que les énergies renouvelables se sont développées; c’est le cas, mais elles n’ont pas remplacé les énergies fossiles, elles s’y sont additionnées. Franchement, je suis catastrophé par notre façon de vivre. Je suis souvent en déplacement dans des structures et des organisations, et je remarque systématiquement les modes de consommation. Comment expliquer que des gens, surtout quand ils disposent de moyens financiers plus qu’acceptables, ne changent pas leurs habitudes? Lors de mon dernier réveillon par exemple, il y avait du foie gras partout... Même si c’est excellent, tout le monde sait aujourd’hui que les conditions de fabrication sont absolument dégueulasses. Je suis en train de réaliser un film sur l’écologie et c’est toujours un sujet difficile à traiter dans un documentaire car on ne sait jamais comment l’achever... 

Pourquoi cette lutte, qui est certes bien plus médiatisée qu’il y a dix ans, peine-t-elle à se traduire en actions concrètes? 

Pour ralentir la propagation de la Covid-19, nous avons collectivement accepté de réduire nos activités parce que les conséquences étaient directement visibles: les gens allaient à l’hôpital et certains mouraient. La différence avec le réchauffement climatique, c’est que lui ne se voit pas pour l’instant, ou très peu. Même s’il se manifeste déjà par des bouleversements saisonniers et de vrais changements dans certaines régions du monde, les conséquences sont invisibles en Occident. Si les gens ne sont pas face au danger, ils peinent à réagir, alors que la plupart des gens savent que nous allons vers une catastrophe annoncée... Je pense également qu’il faut arrêter de parler de l’écologie comme quelque chose de contraignant parce qu’on en retire beaucoup de satisfaction. Honnêtement, au vu de toutes les projections des scientifiques indépendants, je pense que nous ne pourrons pas éviter le changement climatique, même si nous n’en connaissons pas encore l’intensité, et avançons vers un monde compliqué. La pandémie de la Covid-19 n’est qu’un premier signe. Ceci étant dit, l’heure n’est pas à la dramatisation: il faut nous préparer et anticiper collectivement ces futurs bouleversements. C’est la seule façon de les accepter.