L'Anglo-Arabe a un passé, un présent et un futur

Analyse de Bernard Le Courtois.



Mon propos n’est pas de remonter le temps jusqu’au dix-neuvième siècle pour raconter l’histoire de la création de la race Anglo-Arabe. C’est plutôt son évolution et son passé récent qui nous intéressent ici. Dans les années 1950 à 2000, durant la période faste du développement de l’équitation sportive civile, et non plus uniquement militaire, la race AA était très présente dans le sport de haut niveau en France, notamment en jumping, avec de grands champions comme Ali Baba, sacré champion olympique en 1952 avec Pierre Jonquères d’Oriola, Camélia IV (Séducteur), championne de France avec Georges Calmon, Océane (Séducteur), grand-mère de l’étalon olympique Selle Français Surcouf de Revel, Kilimanjaro (Nithard), Stella (Nithard), la mère des célèbres champions et étalons Selle Français Olisco et Quick Star, Sigurd (Djecko) et Béarn (Dionysos II), tous les deux montés par Gilles Bertran de Balanda, l’olympique Jiva (Amiral), deuxième de la finale de la Coupe du monde en 1987 à Paris avec Philippe Rozier, qui a également monté Kadidja (Brick), ou encore Dilème de Cèphe (Starky d’Anchin, étalon SF présentant un pedigree aux trois quarts AngloArabe), vainqueur de la finale de la Coupe du monde en 2004 à Milan avec Bruno Broucqsault. Tous ont défendu les couleurs de l’équipe de France en CSIO. 

Avant l’extinction de l’étalonnage public, au début de la décennie 2010, les étalons AA étaient présents dans tous les centres gérés par les Haras nationaux (HN) sur le territoire français et également exportés dans de nombreux pays. Les plus célèbres, comme Nithard, Israël, Djecko, Dionysos II, Matador, Arlequin, Brick, Massondo, Pancho II et Samuel, étaient stationnés dans le Sud-Ouest, fief de l’Anglo-Arabie. Ceux envoyés dans d’autres régions, comme Séducteur, Zéphir, Barigoule, Dare Dare II, Noroit, Nickel, Laurier et Hénaud, ont été croisés avec des juments SF. Les meilleurs d’entre eux ont laissé de bons gagnants en CSI. C’était la belle époque des AA ou SF issus d’AA. Même à l’étranger, notamment en Allemagne, certains étalons Anglo-Arabes venus de France sont devenus des chefs de race internationaux comme Zeus (Matador) ou Inschalla (Israël), les deux plus connus. Citons encore Cacir (Cacique), qui a grandement influencé l’élevage de chevaux de dressage en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. 

Malheureusement, le nombre de naissances d’Anglo-Arabes a beaucoup chuté dans les années 2000. Pour pallier la fuite des produits de juments AA vers le SF et s’adapter à l’ouverture progressive des studbooks, l’Association nationale de l’Anglo-Arabe (ANAA) a créé des sections d’AA dites de complément et de croisement. À ce titre, on est toutefois en droit de regretter certains choix d’étalons étrangers pouvant paraître tout à fait irrationnel, à l’instar des Holsteiner Calvaro et Canturo, du KWPN Kannan ou encore du Hanovrien For Pleasure pour n’en citer que quelques-uns. Ces mâles ne présentaient ni le phénotype, ni le génotype de la race, ni aucun courant de sang AA. Du reste, rares furent les éleveurs d’AA du SudOuest qui les utilisèrent. Néanmoins, Upsilon (Canturo x Fusain du Defey), hybride de Holsteiner, a accompli une belle carrière sportive en CCI, bien que brève, sous la selle de Thomas Carlile. Actuellement, il est même l’un des ambassadeurs du stud-book AA, notamment en complet, avec ses premières générations de produits.



YARLAND’S SUMMER SONG ET LES AUTRES

Le prédécesseur d’Upsilon, en tant qu’étalon vedette en CCI, fut sans aucun conteste le SHBGB Yarland’s Summer Song, le crack olympique de Marie Christine Duroy de Laurière, issu d’un père Trakehner, une variante allemande de l’AA français, et d’une mère aux trois quarts Pur-sang. Cet étalon fut agréé en tant que facteur d’AA et de SF. Tant mieux, car il a laissé une production excellente en CCI. De fait, il apparaît plus logique et fidèle à la tradition des Demi-sang AA d’autrefois d’avoir intégré dans ses sections des étalons présentant une part de sang AA, sinon de Ps ou PsA, races fondatrices du stud-book. Outre Summer Song, mentionnons Zandor (Z, Zeus, SF aux trois quarts AA), Jaguar Mail (Hand in Glove, Ps x Laudanum Ps, 81,84 % Ps), Quick Star (Almé, SF et Stella), Trésor du Renom (AAC, Italic, AQPS x Pancho II), Tinka’s Boy (KWPN, Zuidpool x Zeus x Orlof, Trak), Jarnac (Ryon d’Anzex, AA), qui furent tous de bons gagnants en CSIO ou CSI 5*. 

Avec l’apparition de l’insémination artificielle de semence fraîche, en 1981 en France, pour le célèbre étalon Selle Français Galoubet A, puis l’utilisation généralisée de semence congelée dans tout le pays, les éleveurs d’AA ont pu accéder plus facilement aux meilleurs étalons SF et étrangers. Aussi, beaucoup de bonnes juments AA ont commencé à produire plus fréquemment en SF, donc en dehors du stud-book AA. Malgré les aides financières de l’État, rien n’a pu empêcher une bonne part des meilleurs éleveurs d’AA de produire avant tout des performeurs de haut niveau issus des meilleurs étalons du marché et / ou des poulains se vendant beaucoup plus cher, sans se soucier de tel ou tel stud-book. Ainsi, de nombreuses bonnes juments AA ont été croisées aux meilleurs étalons SF du moment. À partir de 2000, certains éleveurs d’AA ont même confié leurs poulinières à des étalons allemands, belges ou néerlandais et ont commencé à enregistrer leurs poulains à des studbooks étrangers comme le Z. 

Dans le même temps, les Haras nationaux ont été pris de vitesse par l’étalonnage privé. Encore faut-il rappeler que, jusqu’en 1980, 95% des étalons appartenaient aux Haras nationaux. À partir du moment où les premiers étalons de sport ont commencé à concourir à haut niveau, à l’image des SF Almé, Galoubet A, I Love You, Jalisco B et Noren, ou encore du Ps Laudanum, tout a changé. Ainsi, en 2000, plus de 90% des étalons appartenaient à des propriétaires privés, ce qui a précipité la fin de l’étalonnage public et la location des derniers étalons nationaux à des sociétés privées. Hélas, le stud-book AA n’a pas su prendre en marche le train de la privatisation, et s’est retrouvé à la traîne des HN, principalement à cause des subventions versées à la race. Par exemple, certaines aides aux poulinières de qualité, comme la prime PACE, étaient doublées pour les juments AA saillies par un étalon AA ou facteur d’AA. De fait, l’AA restait l’un des derniers bastions où la vieille institution jacobine avait encore du pouvoir et de l’influence, par l’intermédiaire de l’ANAA. Malgré cela, la chute du nombre de naissances d’AA fut inexorable, d’autant que s’amenuisaient la quantité et la qualité du cheptel d’étalons AA. Heureusement, une association avec d’autres stud-books AA à travers le monde permet aujourd’hui des échanges de reproducteurs et un élargissement du potentiel génétique. 

Quand les performances internationales sont devenues le critère principal de sélection des étalons pour les éleveurs, ceux qui élevaient des AA de sport ne purent guère jeter leur dévolu que sur quelques rares AA privés comme Cook du Midour (Iago C x Démon Dissipe II) et surtout le formidable Ryon d’Anzex (Massondo x Dandy du Verger), qui fut un temps loué par les HN. Quatar de Plapé (Émir IV x Djecko) faisait encore exception dans le cadre de l’ancien système des HN, donnant notamment Quercus du Maury (mère par Samuel), performant en Grand Prix à 1,50 m. Aujourd’hui, il est très rare de croiser des champions AA dans les Grands Prix à 1,60 m, exceptés Quenelle du Py (Trésor du Renom x Ryon d’Anzex) et plus récemment Tempo de Paban (Jarnac x Quatar de Plapé). Il est toutefois plus courant de croiser certains champions présentant un courant de sang AA via leur père ou leur mère. Actuellement, les grands stud-books européens enregistrent au moins trois à six mille naissances par an, tandis que moins de mille poulains AA voient le jour chaque année. 

Statistiquement, il est donc impossible pour ce petit stud-book, qui n’est pas le seul dans ce cas, de bien figurer dans les classements édités par la Fédération mondiale de l’élevage de chevaux de sport (WBFSH). Si les AA ont malheureusement presque disparu de la scène internationale en saut d’obstacles, ils brillent encore en nombre en concours complet. Ainsi, il est onzième du dernier classement mondial des livres de races dans cette discipline, place à laquelle il se stabilise bon an mal an depuis 2016. Il doit ce rang à des champions de la trempe d’Upsilon, mais aussi Fischer Takinou d’Hulm (Jaguar Mail x Sardana Pierre), double champion d’Europe en 2015 avec l’Allemand Michael Jung, ou encore Vassily de Lassos (Jaguar Mail x Jalienny), quatrième des championnats du monde de 2018 avec l’Australien Andrew Hoy.



UNE SÉLECTION ORIENTÉE VERS LE COMPLET

La sélection des étalons AA fut longtemps fondée sur leurs performances en courses, comme celle des Pur-sang. Ainsi, des étalons vedettes comme Nithard ou Dionysos II, par exemple, étaient performants sur les hippodromes ou issus de lignées approuvées dans cet exercice. Et ils ont laissé une magnifique production de chevaux de sport. Les autres étaient issus de lignées de chevaux de selle et sélectionnés uniquement aux modèle et allures, à une époque où ils ne concouraient pas. C’est dire si cette sélection était très aléatoire. 

Si l’on examine les résultats en complet des années 1970 à 2010, on s’aperçoit que peu d’étalons se détachent réellement, contrairement au saut d’obstacles. Domine plutôt une grande diversité de mâles peu connus, pour la plupart d’entre eux. Les champions de complet faisaient donc souvent figure de cas isolés dans la production de leur père. Il n’y avait pas réellement de sélection pour cette discipline. À cette époque, un cheval était orienté vers le complet d’abord parce qu’il n’était pas assez bon pour le jumping ! Aujourd’hui, tout a changé. On rencontre en France et dans d’autres pays comme l’Irlande, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne des éleveurs qui se sont spécialisés en complet. Certes, ils demeurent minoritaires, mais ils obtiennent d’excellents résultats. En France, l’ANAA a fortement orienté la promotion de l’AA vers le complet. Il n’est pas certain que cette stratégie soit efficace dans le sens où le marché du cheval de complet demeure beaucoup plus limité que celui du jumping, de même que les dotations en concours. De ce fait, les cavaliers et propriétaires sont moins enclins à investir des fortunes dans de jeunes chevaux de qualité. Aussi, d’une certaine manière, l’ANAA a presque entériné sa perte de vitesse en jumping, ce qui n’encourage guère les cavaliers de cette discipline à investir dans de jeunes AA. 

Avec l’ouverture du stud-book AA à des étalons SF comme mon olympique Jaguar Mail, finaliste en 2008 à Hong Kong avec le Suédois Peter Eriksson, la race a produit de grands champions de complet, comme Radijague, onzième des championnats d’Europe de Blair en 2015 avec Nicolas Touzaint, Ténarèze, champion du monde des chevaux de six ans et sept ans avec Thomas Carlile, ainsi que Takinou d’Hulm et Vassily de Lassos, précédemment évoqués, malgré un nombre limité de naissances. D’ailleurs, cette année, j’ai stationné Jaguar dans la région de Toulouse afin qu’il retrouve la jumenterie AA avec laquelle il a connu tant de succès sportifs par le passé. En dressage, la situation était autrefois comparable à celle du complet, avec quelques individualités et peu d’étalons spécialisés, avant que l’Allemagne et les Pays-Bas ne se mettent à produire des chevaux réellement sélectionnés pour briller sur les rectangles, avec le succès que l’on connaît. 

Si l’on scrute les classements des meilleurs pères de gagnants internationaux édités par la WBFSH, on ne trouve aucun AA en saut d’obstacles. Toutefois, on retrouve des traces de la race dans le pedigree de Quick Star, soixante-septième en 2019, Tinka’s Boy, quatre-vingt-cinquième, ou encore de Jarnac, cinquante et unième. En complet, si l’on ne pointe aucun étalon AA dans le top trente mondial depuis quelques années, on y trouve quelques mâles facteurs d’AACr. De 2010 à 2012, Yarland’s Summer Song a été classé quatorzième, septième et huitième. Le Pur-sang Hand in Glove a été treizième en 2008 et quatorzième en 2011, et son fils, Jaguar Mail, est monté sur le podium à plusieurs reprises : troisième en 2019, et deuxième en 2017 et 2018 grâce notamment aux croisements avec les juments AA, mais aussi à des produits SF ou inscrits à d’autres stud-books. 

Évidemment, ce qui manque à la race AA ce sont quelques étalons performers de haut niveau afin de mettre la race en avant sur la scène internationale et donner aux éleveurs un plus large choix de reproducteurs. En France et ailleurs, il reste des aficionados qui maintiennent un vrai cheptel de poulinières. Le problème actuel est le manque d’étalons de qualité issus de ce stud-book. En France, depuis une vingtaine d’années, de très nombreux étalons sélectionnés par les HN étaient issus d’un même élevage et d’une même lignée maternelle, celle du Maury. Cette souche maternelle était remarquable, mais compte tenu du cheptel de plus en plus restreint de poulinières, l’utilisation de trop d’étalons issus de la même souche maternelle risque de mener à une consanguinité néfaste. C’est un handicap supplémentaire. Au contraire, il faut toujours préserver la diversité génétique. C’est ce qu’apportaient autrefois les Ps et PsA, croisés aux DsAA, ce qui n’existe presque plus de nos jours. 

Partout en Europe, les dirigeants des stud-books AA vont devoir rapidement trouver des solutions afin d’élargir le panel d’étalons et diversifier le potentiel génétique du cheptel. Il manque donc à la race AA des champions de CSI ou CCI pour se valoriser et donner envie aux nouvelles générations d’éleveurs de s’intéresser à la race. Ces éleveurs forgent souvent, en grande partie, leur culture équestre sur les réseaux sociaux, si bien qu’ils ne connaissent les champions et étalons que grâce aux vidéos partagées sur internet. Aussi, s’ils ne voient que des chevaux SF, BWP, KWPN ou Holst gagner des Grands Prix, et jamais d’AA, cette race ne les intéressera pas et risque de disparaître. 

Ce bilan peut sembler pessimiste, mais ce n’est qu’une mise en garde dont le but est de sauver ce cheval de sang qui a de nombreux atouts vis-à-vis du sport d’aujourd’hui et de demain. Désormais, 80 % des cavaliers sont dorénavant des cavalières. Celles-ci - et ceux-ci aussi - sont de plus en plus demandeurs de chevaux au look moderne et chic, de taille intermédiaire, près du sang, avec de l’influx et réactifs, et doués à l’obstacle. S’ils présentent, en plus, une belle locomotion, de la souplesse, de la maniabilité et de la franchise, ils correspondent à la demande des cavaliers de complet. Il semble donc que l’Anglo-Arabe a encore de belles cartes à jouer sur la scène sportive internationale.

Cet article est paru dans le dernier numéro du magazine GRANDPRIX.