“Les vrais hommes de cheval sont en voie de disparition”, Theo Molenaers
Dans le monde équestre comme en dehors, il est des gens dont tout le monde sait le nom ou les accomplissements, sans forcément connaître l’histoire. Theo Molenaers, soixante-six ans, est l’un de ces hommes de l’ombre, besogneux, efficaces et clairvoyants. Originaire de Kinrooi, petite ville de la province du Limbourg, en Belgique, ce marchand de chevaux devenu également éleveur à succès a œuvré à quelques-uns des plus grands succès de l’Allemand Franke Sloothaak ou du Rhônalpin Michel Robert, lorsque ces deux champions montaient pour l’écurie italienne San Patrignano, ou encore du Suédois Rolf-Göran Bengtsson et du Mexico-Israélien Alberto Michán lorsqu’ils travaillaient pour le haras mexicain La Silla. Entre deux épreuves de son élève japonaise Hikari Yoshizawa, Theo Molenaers a accepté de revenir sur son brillant parcours.
Comment êtes-vous arrivé dans le monde du sport de haut niveau?
J’ai commencé l’équitation lorsque j’étais enfant et j’ai commencé à évoluer dans de petits concours internationaux de saut d’obstacles. Au bout de quelques années, j’ai dû arrêter car ce n’était plus tenable financièrement. Pour autant, je ne voulais pas m’éloigner des chevaux, donc je suis devenu moniteur et marchand à un niveau modeste. Avec Albert Voorn (à l’époque pilier de l’équipe des Pays-Bas avec le formidable Nimmerdor, KWPN, Farn x Koridon, Ps, ndlr), un ami de longue date, nous avons accompli quelques opérations commerciales intéressantes avec Henk Nooren (également cavalier, entraîneur et marchand néerlandais, ndlr). Quand Albert s’est dédié à d’autres activités, Henk, qui allait devenir entraîneur des Pays-Bas, m’a proposé de travailler pour sa structure. Je m’y occupais des relations avec les clients. Je me chargeais de leur dénicher la monture parfaite. Quand j’ai eu un capital suffisant, j’ai commencé à investir moi-même dans des chevaux et tout s’est enchaîné. J’ai arrêté de travailler avec Henk en 1992, et j’ai eu la chance de rencontrer immédiatement Vincenzo Muccioli (entrepreneur italien et fondateur de la communauté San Patrignano, structure thérapeutique venant en aide aux toxicomanes, qui a soutenu de nombreux cavaliers de saut d’obstacles, fondé un grand élevage et accueilli de nombreux concours, ndlr). Il m’a fait confiance en me proposant de créer une grande écurie de sport, où mon rôle principal était de repérer et d’acheter des chevaux. C’était un projet très intéressant. En parallèle, j’ai continué à faire des affaires avec Timothy Grubb, un ami américain décédé en 2010.
Quand avez-vous commencé à travailler étroitement avec des cavaliers de haut niveau?
Fin 1992, dans le cadre de ma collaboration avec San Patrignano, j’ai commencé à collaborer avec l’Allemand Franke Sloothaak, que j’accompagnais régulièrement en compétition et dont je cogérais le programme de concours. Nous avions une excellente relation. C’est un homme très dévoué et un véritable cavalier d’équipe. Notre travail a plutôt bien fonctionné puisqu’il est devenu champion du monde en 1994 à La Haye avec la superbe Weihaiwej (Old, Westminster x Grannus) et numéro un mondial l’année suivante! Il a également connu beaucoup de succès avec Cassini I (Holst, Capitol I x Caletto II) et Corrado I (Holst, Cor de la Bruyère x Capitol I). Michel Robert a été le deuxième cavalier à monter pour nous avec Miss San Patrignano (ex-Sissi de la Lande III, SF, Histrion x Et Hop). Vincenzo Muccioli m’avait donné carte blanche pour trouver les meilleurs chevaux et c’est ce que j’ai essayé de faire. Après les Jeux équestres mondiaux de Rome en 1998 (où Franke Sloothaak a remporté le bronze individuel et l’or par équipes avec San Patrignano Joli Cœur 6, BWP, Major de la Cour x Un Bonheur, ndlr), l’implication de San Patrignano s’est réduite et je suis passé à autre chose.
Comment avez-vous rencontré Alfonso Romo, propriétaire du haras mexicain La Silla?
Il m’a contacté au début des années 2000. Il cherchait quelqu’un pour s’occuper de la gestion de l’élevage et de l’écurie de sport de son haras, qu’il commençait à fortement développer à l’international. Lors de ma première visite à Monterrey, au Mexique, je lui ai directement conseillé de faire saillir Armonia La Silla (ex-Martha V, Holst, Acord II x Zünftiger, Ps) par Quintero (Holst, Quantum x Chamonix), ce qui a donné Breitling LS, vainqueur de la finale de la Coupe du monde Longines en 2018 à Paris avec Beezie Madden. Durant notre collaboration, j’ai notamment eu la chance d’acquérir Levisto Z (Holst, Leandro x Carolus I, qui a connu une belle carrière sportive sous la selle de la Belge Judy-Ann Melchior ainsi qu’à l’élevage, ndlr). Je l’avais repéré très jeune à une approbation d’étalons du Holstein, mais son éleveur ne voulait pas le vendre. Il m’a promis que je serais le premier qu’il appellerait s’il s’en séparait, et il a tenu parole! J’ai aussi acquis sa mère, Chica Bay (ex-Hirtin, Holst, Carolus I x Calypso II), que j’ai ensuite revendue aux États-Unis (où elle a concouru jusqu’à 1,50m avec Paige Sorce, ndlr).
Parmi vos découvertes à La Silla figure également Rosalia La Silla (Holst, Cassini I x Contender), talentueuse jument baie montée en 2009 par Christian Hermon, puis passée sous la selle du Mexicain Alberto Michán Halbinger (naturalisé israélien en 2018), vendue aux Forces armées du Qatar et vue avec Bassem Mohammed et le cheikh Khalifa al-Thani. Comment a débuté son histoire?
Lorsque nous avons développé l’élevage à La Silla, notre objectif était de ramener du sang allemand dans nos souches. Sur les conseils de Norbert Boley (manager des étalons du Holsteiner Verband, syndicat des éleveurs du Holstein, ndlr), nous avons acheté sept ou huit pouliches issues des meilleures lignées maternelles du Holstein, dont Rosalia. Alfonso souhaitait que toutes ces juments puissent un jour concourir à haut niveau, et n’a d’ailleurs pas toujours été enthousiaste au sujet de Rosalia, contrairement à Alberto Michán qui a toujours cru en elle. Toutefois, notre objectif principal à ce moment-là était l’élevage et il ne fallait pas le perdre de vue. Pour autant, dans sa jeunesse, Rosalia était très grande et chétive, même si elle était déjà extrêmement respectueuse. Elle a eu besoin de beaucoup de temps pour se muscler et se développer.
Qu’avez-vous pensé de sa carrière sportive, notamment sa remarquable cinquième place individuelle aux Jeux olympiques de Londres en 2012 avec Alberto Michán?
Ce fut très gratifiant car j’ai eu le sentiment que notre travail payait! Rosalia a toujours été très douée, mais elle n’avait pas forcément les prérequis naturels pour arriver à ce niveau. Grâce à notre gestion et à la motivation d’Alberto, qui est un excellent cavalier, elle a réussi de sacrées performances. Nous en sommes très fiers!
Vous avez occupé le poste de chef d’équipe du Mexique dans les années 2010. D’où est venue cette opportunité?
En 2012, Alberto Michán était le pilier de l’équipe mexicaine. Celle-ci avait été médaillée d’argent puis de bronze lors des deux Jeux Panaméricains précédents, et Alberto avait terminé deuxième et cinquième avec Rosalia. En vue des JO de Londres, la Fédération mexicaine m’a proposé le poste de sélectionneur. Avec l’Allemand Norbert Nuxoll (désormais employé chez Paul Schockemöhle, ndlr), qui faisait également partie du staff, nous avons travaillé dur pour cet objectif et l’équipe a finalement terminé neuvième (devant l’Allemagne, la France et la Belgique, ndlr).
Comment Rolf-Göran Bengtsson a-t-il intégré le projet La Silla?
Au début de notre collaboration, nous cherchions de bons cavaliers pour valoriser nos chevaux à haut niveau. Le nom de Rolf-Göran Bengtsson est arrivé sur la table parce qu’il venait de quitter les écuries de Jan Tops. À son arrivée, il a directement pris les rênes de Casall (Holst, Caretino x Lavall I) et Quintero. Il a également monté Ninja (KWPN, Guidam x Lys de Darmen), que j’ai trouvé pour Alfonso. Ils ont enchaîné les performances entre une médaille d’argent aux Jeux olympiques de 2008 à Hong Kong et leur titre de champions d’Europe en 2011 à Madrid. Malheureusement, en raison d’un désaccord, nos chemins se sont séparés quelques années plus tard... Un beau jour, j’ai reçu un virement bancaire de 32 000 euros pour la vente de Creta LS (SLS, Casall x Silvio I), à laquelle j’étais fermement opposé, et la jument est partie alors que j’en étais copropriétaire et que sa mère m’appartenait! Alfonso n’avait pas tenu son engagement et j’ai décidé de partir. De plus, mon épouse (Vera, ndlr) souhaitait que je passe plus de temps à la maison.
Quel regard portez-vous sur la progression de votre jeune élève japonaise, Hikari Yoshizawa?
Hikari a quitté le Japon pour s’installer dans mes écuries il y a neuf ans. Elle cherchait des chevaux et une structure pour progresser sportivement. Elle s’est qualifiée pour les JO de Tokyo (la Japonaise a en effet rempli les minima de sélection, ndlr) et j’en suis très content! Si l’on regarde les résultats de tous les autres cavaliers, Hikari mérite sans aucun doute sa place dans l’équipe.
Que pensez-vous de l’évolution de l’élevage et du sport?
Le sport a atteint un niveau gigantesque! Et c’est devenu un vrai style de vie. Hélas, les vrais hommes de cheval sont en voie de disparition... En élevage, les possibilités se sont considérablement élargies grâce au transfert d’embryons, ce dont j’ai été témoin lorsque je travaillais pour le haras La Silla. Je ne vois pas d’un œil très positif la technique de l’ICSI (injection intracytoplasmique de spermatozoïde, ndlr) parce que je trouve ça douloureux pour les poulinières. Je ne crois pas vraiment au clonage non plus car nous n’avons jamais eu de gage d’une quelconque fiabilité. Actuellement, l’élevage fonctionne sur le succès des étalons de sport, parfois encore en pleine carrière, et l’on utilise de moins en moins de jeunes reproducteurs.
Quand avez-vous débuté votre activité d’éleveur?
J’ai commencé par acheter quelques juments qui avaient de bonnes origines et vécu une carrière sportive notable. J’ai notamment récupéré Corona (Holst, Coriall x Lombard), qui évoluait en CSI 2* et 3* avec l’Américaine Rebecca Conway, Cashmir (Holst, Carthago x Cantus) ou encore Inken I (Holst, Cassini I x Caretino), qui a concouru jusqu’en CSI 4* avec l’Américain Peter Wylde. C’était une formidable jument de sport avec un caractère en or! Avant sa carrière sportive, elle avait eu un premier produit en 1998, que j’ai nommé Ninken (Holst, Littorio). Celle-ci est la mère de Clicksem (Holst, Cardino), un étalon qui concours actuellement jusqu’à 1,55 m avec Hikari Yoshizawa! Clicksem est une superbe vitrine de la qualité génétique d’Inken. J’ai également croisé cette jument à Quintero, ce qui a donné Quinka, qui évolue à 1,50m également avec Hikari. En tout, sept produits d’Inken concourent en saut d’obstacles! Je pourrais également citer Dinken (Holst, Diarado), étalon approuvé au Holsteiner et champion national des six ans en 2016. Une blessure l’a malheureusement empêché de poursuivre sur cette voie et il est désormais consacré à l’élevage. Sa production semble très prometteuse et je pense qu’il pourra apporter pas mal de qualités à l’élevage du Holstein.
D’où vous est venu cet intérêt pour la génétique et les lignées?
J’ai toujours été curieux de savoir comment les meilleurs chevaux de sport étaient élevés et d’où ils venaient. Il est important de connaître l’origine d’un cheval. Si j’en achetais un dont je ne connais pas l’histoire à des gens que je ne connais pas, il pourrait facilement y avoir erreur sur la marchandise ! Les lignées maternelles fournissent des informations importantes sur le passé et les caractéristiques d’un cheval. En plus, internet nous a apporté d’énormes progrès en termes d’information. Je pense aussi qu’il ne faut pas avoir peur de poser des questions au début. La meilleure école pour moi a été le Holsteiner Verband, avec lequel je collabore régulièrement depuis les années 1980. J’ai beaucoup appris auprès de Norbert Boley, Dirk Schröder et Dieter Mehrens, qui sont des vrais professionnels de l’élevage. C’est d’ailleurs chez ce dernier que j’ai rencontré une jument nommée Orchidee (Holst, Martini x Little Lion, Ps). Je me souviens encore de l’incroyable sentiment qu’elle m’avait laissé lorsque je l’avais montée! En rentrant, j’avais parlé d’elle à George Morris, qui m’avait fait jurer de ne jamais plus lui présenter de cheval aussi mauvais... Quelques années plus tard, Orchidee a été sacrée championne olympique par équipes en 1988 à Séoul avec Dirk Hafemeister! (Rires)
Quel est votre cheval de saut d’obstacles favori?
Ce n’est pas une question facile! D’abord parce qu’il y en a beaucoup, mais aussi parce qu’il faut tomber sur le bon cavalier, la bonne saison, le bon parcours... Prenez Jappeloup (SF, Tyrol II, TF x Oural, Ps): c’était tout sauf un cheval classique, autant dans le modèle que dans le pedigree. Sa manière de sauter, son élasticité, ses moyens étaient pourtant extraordinaires et je n’ai jamais vu ça chez aucun cheval! Jappeloup est l’un de ces cracks qui auraient été capables de sauter les parcours d’aujourd’hui sans aucun problème. Ce que Pierre Durand a réussi à accomplir avec lui aux JO de Séoul est fabuleux, et il a fait montre d’une détermination admirable après sa désillusion de Los Angeles (où le Français était tombé à la suite d’un refus, ndlr). Je pourrais en citer d’autres, comme Gem Twist (Ps, Good Twist, Ps x Noble Jay, Ps), ET FRH (Han, Espri x Garibaldi II), les cracks de Greg Best et Hugo Simon, ou encore Joli Cœur, qui sont pour moi les meilleurs chevaux de l’histoire.
CE QU'ILS DISENT DE LUI.
Alberto Michán, cavalier israélien de saut d’obstacles: “J’ai eu la chance de rencontrer et de travailler avec Theo Molenaers dans les années 2010, alors que je montais encore pour le Mexique. C’est quelqu’un de très humain. Nous entretenons une excellente relation. Grâce à lui, j’ai beaucoup progressé et j’ai découvert Rosalia La Silla, avec laquelle j’ai connu mes plus beaux succès. Je me souviens encore de la fois où il m’a dit que j’allais terminer dans le top dix des Jeux olympiques de Londres... Je le prenais pour un lèche-bottes! (Rires) Il a changé à jamais ma façon de travailler et de monter. C’est un véritable homme de cheval. Sa capacité à former des jeunes chevaux, adapter leur programme et déceler leur potentiel est incroyable. Quand je suis arrivé en Europe, il m’a en quelque sorte adopté. Je m’entends très bien avec son adorable épouse Vera et ses trois super enfants, Niklas, Max et Lisa!”
Franke Sloothaak, ancien cavalier allemand de saut d’obstacles: “J’avais quatorze ans lorsque j’ai rencontré Theo, lors d’un concours national aux Pays-Bas. En 1992, j’ai commencé à travailler avec lui dans le cadre de ma collaboration avec San Patrignano. Vincenzo Muccioli m’a raconté que lorsqu’il lui avait demandé de l’aide, Theo lui avait répondu qu’il n’avait pas besoin de meilleurs chevaux mais de meilleurs cavaliers! (Rires) Et il m’a demandé de rejoindre l’équipe. Nous avons passé des moments fabuleux avec Theo. Je lui faisais entièrement confiance pour trouver de bonnes montures, et me donnait la réciproque car j’arrivais à monter plein de chevaux différents.”
Rolf-Göran Bengtsson, cavalier suédois de saut d’obstacles: “Je garde d’excellents souvenirs de cette collaboration avec Alfonso Romo et Theo Molenaers. Theo a un œil très aiguisé pour trouver de bons chevaux. C’est lui qui a déniché Ninja La Silla lors du CSI de Wiesbaden et nous sommes allés l’essayer ensemble en Italie. Ninja représente beaucoup pour moi, grâce notamment aux médailles que nous avons décrochées. Theo m’accompagnait en concours. Il était agréable d’avoir quatre yeux pour deux et de pouvoir discuter du sentiment que j’avais sur tel ou tel cheval.”
Norbert Boley, responsable des étalons au Holsteiner Verband: “Je connais Theo depuis trente-cinq ans par le biais du commerce de chevaux. Notre collaboration professionnelle a commencé avec Corrado I, dont Vincenzo Muccioli était littéralement tombé amoureux. Je me souviens encore du jour où Corrado I a remporté une épreuve majeure au CHIO d’Aix-la-Chapelle. Nous étions tous tellement heureux! Il faut dire qu’il a eu la chance de tomber sur un aussi bon cavalier que Franke Sloothaak. J’ai continué à travailler avec Theo lorsqu’il s’est investi au haras La Silla. Notre relation était fondée sur la confiance. Theo est très exigeant, et contrairement à beaucoup de gens de notre milieu, il est très silencieux. La plupart du temps, vous le trouverez assis dans un coin, discrètement, à observer les chevaux en piste. Il prend parfois des décisions qui peuvent surprendre mais il voit des choses que nous ne remarquons pas. Le nombre de chevaux de haut niveau qu’il a découverts est incroyable! Des Holsteiners que Theo a dénichés, tous sont devenus des cracks! Par exemple, il a repéré un cheval comme Levisto, que personne ne connaissait à l’époque. Theo a cru en lui dès le début. De la même manière, il n’avait même pas vu la mère de Casall qu’il l’avait déjà achetée à trois ans (en copropriété avec le Holsteiner Verband et Jos Lansink, ndlr)!”
Cet article est paru dans le magazine GRANDPRIX heroes n°116.