Faut-il réglementer les relations entre entraîneur et cavalier pour mieux lutter contre les violences sexuelles?

Après trois premiers articles dédiés au mouvement de libération de la parole (lire ici), à l’importance du soutien des proches en cas d’agressions (lire ici) et à la pratique en centre équestre (lire ici), le quatrième chapitre du dossier de GRANDPRIX consacré à la lutte contre les violences sexuelles se focalise sur la pratique de l’entraînement. Faudrait-il créer un code de conduite, tel qu’il en existe déjà dans plusieurs pays européens, pour mieux encadrer les relations entre enseignant ou coach et cavalier, meneur ou voltigeur? Plusieurs acteurs du monde sportif livrent leur sentiment.



“Le sujet des violences sexuelles est scandaleux. Honte à ceux qui ont couvert ces agissements”, déclare solennellement Patrick Caron, à l’occasion d’un récent entretien. Sélectionneur des équipes de France de saut d’obstacles de 1985 à 1998, après en avoir lui-même porté la veste bleue de 1979 à 1984, Patrick Caron reste aujourd’hui l’un des entraîneurs français les plus actifs (lire son portrait ici). Ayant œuvré auprès de pas moins de trois cents élèves de tous niveaux, le septuagénaire connaît ce métier comme personne. Il est aussi l’un des rares acteurs de la sphère du haut niveau à accepter de parler de ce sujet, s’exprimant avec prudence, lucidité et franchise. “J’ai la chance d’être très ouvert et de pouvoir discuter de ce sujet avec des femmes et des hommes. Je pense que les gens ne se rendent pas compte à quel point la vie d’un individu peut être détruite après une agression sexuelle ou un viol. C’est un réel traumatisme. Moi, si j’avais été victime d’une agression sexuelle, je n’aurais jamais trouvé la force de témoigner. Cela demande un courage énorme, qui doit être difficile à trouver après avoir ressenti une telle humiliation”, conclut-il, avant de laisser un long silence planer. “Il y a quelques années, je me suis rendu dans un commissariat avec une amie, qui souhaitait porter plainte pour viol contre son compagnon. Sincèrement, la façon dont elle a été reçue m’a fait honte... Après trois interminables heures d’attente, un policier l’a reçue et a traité son affaire par-dessus la jambe. Il ne faut pas avoir suivi dix ans d’études pour comprendre qu’il devrait y avoir, dans chaque commissariat, une femme responsable de l’accueil de toutes les femmes victimes, et un homme responsable de l’accueil de tous les hommes victimes. Ce n’est qu’un exemple, qui ne concerne pas notre secteur, mais qui illustre l’absence d’efforts réglementaires sur ce sujet.” 

Selon Patrick Caron, légaliste devant l’éternel, cette absence de règlements est problématique. “D’abord, ce sujet n’est déjà pas assez évoqué dans notre secteur. Pour preuve, les différentes affaires révélées ces derniers mois n’ont pas suscité beaucoup de réactions dans le monde du haut niveau (à part Olivier Guillon, qui a co-signé une tribune parue dans Le Parisien le 5 février 2020 en tant que membre de la Commission des athlètes de haut niveau (CAHN) du Comité national olympique et sportif français, aucun grand cavalier français ne s’est publiquement engagé, ndlr). Je ne sais pas pourquoi… Lorsque j’étais manager général de la Fédération française d’équitation (FFE), nous avons eu la chance d’avoir Éric Favory comme médecin du sport en charge des équipes de France, un type génial et très passionné. À l’occasion d’une réunion en présence de cavaliers, je me souviens qu’il était intervenu pour parler de l’importance d’une bonne hygiène de vie et d’une bonne nutrition, mais aussi de drogue et de sexualité. En sortant de la salle, beaucoup de parents (de cavaliers des équipes de France Jeunes, ndlr) s’étaient dits choqués de voir un docteur parler de ces sujets devant des enfants... Les fédérations, nationales, continentales ou internationales, écrivent de plus en plus de règlements sur absolument tous les sujets. Aujourd’hui, on peut être sanctionné pour une goutte de sang sur les flancs de son cheval ou parce qu’on l’a tondu dans la zone FEI d’un concours, mais rien n’est fait à ce sujet, alors que l’actualité montre que ce fléau existe, dans notre milieu comme dans le monde entier, et que beaucoup de gens savent ce qui se passe en coulisses. Pour lutter contre ces agissements, il faut éduquer et fixer des règles.”



S’en tenir au bon sens ou fixer un cadre règlementaire?

“La première fois qu’il m’a touchée, c’était lors d’un trajet en camion pour aller en concours”; “il me faisait régulièrement des remarques sur ma poitrine qui rebondissait à cheval”; “tout était banalisé, des avances aux parents d’élèves à la main aux fesses”; “il passait son temps à me dire que j’étais belle”; “cela a commencé par des attouchements à la poitrine pour soi-disant corriger ma position”, rapportent plusieurs victimes d’agressions sexuelles, qui ont accepté de livrer leur témoignage à GRANDPRIX. Dans la majorité des cas, les attouchements, agressions et viols perpétrés par un entraîneur ou enseignant d’équitation ont toujours commencé par des remarques ou des gestes intervenus dans le cadre de l’entraînement sportif. 

En 2017, ébranlée par d’autres affaires, la Fédération irlandaise des sports équestres avait réagi en actualisant son Code de conduite à destination des coaches, entraîneurs, encadrants et officiels, qui existait déjà depuis 2014. “Le bien-être de l’enfant et de l’adolescent est primordial. Tous les enfants, quel que soit leur âge, ont droit à une protection. Tous les soupçons et allégations d’abus seront pris au sérieux, traités rapidement et d’une manière appropriée”, est-il écrit en préambule. Il est aussi précisé que n’importe quel coach diplômé et reconnu par l’instance doit avoir suivi une formation de protection et signé ledit Code de conduite pour pouvoir exercer. Outre des prohibitions classiques comme la consommation de drogues ou d’alcool dans le cadre de leur activité professionnelle, l’entraîneur a également interdiction “de faire preuve de gestes et d’un langage provocants envers qui que ce soit”. Il doit “superviser un élève jusqu’à ce qu’il ait quitté l’enceinte sportive avec un adulte approprié”, “éviter de rester seul sur une piste, dans une écurie, dans une voiture ou une chambre d’hôtel avec une jeune cavalier (il est fortement conseillé que les entraîneurs exigent qu’un tuteur reste sur place pour observer le jeune athlète pendant l’entraînement), éviter tout contact inapproprié avec un jeune cavalier lorsqu’il corrige sa position”, “toujours demander la permission avant d’avoir un contact physique avec un cavalier” et ne jamais “exercer une influence sur leurs élèves pour en tirer un avantage personnel ou une récompense”. Cette charte précise également qu’un “contact physique ne doit avoir lieu que lorsqu’il est nécessaire et doit toujours être effectué pour répondre aux besoins de l’adolescent”, l’entraîneur devant verbalement expliquer ce qu’il fait, et pourquoi. Difficile de mesurer les bénéfices directs d’une telle initiative, mais celle-ci a au moins le mérite de fixer un cadre et d’encourager les bonnes pratiques. 

À l’heure actuelle, il n’existe rien de comparable en France. À l’échelle mondiale, depuis le 1er janvier 2019, sous l’impulsion du Comité international olympique, le règlement général de la Fédération équestre internationale comporte une annexe consacrée à la lutte contre le harcèlement et les abus, qui a le mérite d’exister mais qui reste très générale quant aux droits et devoirs des membres de la communauté équestre. “Je pense que les entraîneurs devraient être mieux informés sur ce qu’ils ont droit de faire”, expose Amélie Quéguiner, devenue la porte-parole des victimes d’agressions sexuelles dans le monde équestre depuis qu’elle a raconté celles qu’elle avait subies durant sa jeunesse (lire ici). “En tant que directrice d’une structure équestre, j’accompagne moi-même des cavaliers et il m’arrive, comme tout le monde, de devoir remettre en place la jambe d’un élève. Pour certains, les frontières entre corriger une position et laisser ses mains se promener peuvent visiblement être floues...”



“Il faut définir des limites simples, mais claires”, Patrick Caron

“Sur le papier, l’initiative de la Fédération irlandaise est une bonne idée”, avance prudemment Patrick Caron. “Il faut définir des limites simples, mais claires. Par exemple, on pourrait écrire noir sur blanc qu’un entraîneur, homme ou femme, n’a pas le droit de toucher les zones des parties génitales d’une cavalière ou d’un cavalier, ni la poitrine d’une femme. Toutefois, je pense que certaines choses ne seraient pas applicables en France, ne serait-ce que parce que les statuts de la FFE ne le permettraient pas. Il faudrait aussi réfléchir aux sanctions encourues en cas de non-respect de ces règles... En soit, l’objectif serait de punir les mauvais comportements, mais aussi de faire peur à ceux qui pourraient être tentés de franchir les limites. Cela étant, la première chose qui pourrait être faite pour lutter contre les violences sexuelles serait de rendre obligatoire la carte d’éducateur sportif pour les entraîneurs d’équitation, ce qui n’est pas le cas actuellement. Pour obtenir cette carte, délivrée par la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS), une vérification du casier judiciaire est exigée. Cela permettrait de réduire les risques de récidives.” En effet, en matière d’équitation, sport singulier car se pratiquant individuellement et le plus souvent dans des structures privées, un entraîneur titulaire d’un diplôme d’État de la Jeunesse, de l’Éducation populaire et du Sport (DEJEPS) ne doit pas obligatoirement être titulaire de la carte d’éducateur sportif, délivrée par la DDCS. Cette dernière est soumise à un contrôle d’honorabilité automatique et annuel, qui permet de vérifier le casier judiciaire d’un individu - ce dispositif a d’ailleurs été élargi aux éducateurs bénévoles depuis le 1er février 2021 par le ministère des Sports. Faudrait-il obliger les entraîneurs à présenter cette carte pour pouvoir exercer? Automatiser également les contrôles pour les titulaires d’un DE JEPS en activité? Dans le cadre de la campagne des élections fédérales, Anne de Sainte Marie a proposé de “relier la délivrance de la licence identifiée ‘enseignant’ avec une carte professionnelle à jour, ce qui implique le contrôle annuel du FIJAIS* et du casier judiciaire B2.” Quoi qu’il en soit, aucun système ne sera jamais satisfaisant à 100% et rien ne remplacera la vigilance des parents. 

De son côté, Bertrand de Bellabre, entraîneur de nombreux cavaliers tricolores de premier plan comme Nicolas Delmotte ou Julien Épaillard et ancien adjoint de Patrick Caron, pour lequel il a supervisé les équipes de France Juniors et Jeunes Cavaliers, est plus sceptique mais ne se dit pas opposé à l’instauration de règles. “L’éducation est la priorité, ce qui ne signifie pas que je sois opposé à la création d’une charte, qui serait symbolique. Les États-Unis et l’Allemagne ont également fait face à des affaires ces dernières années (faisant notamment référence à la suspension définitive de Georges Morris par SafeSport pour “méconduite sexuelle impliquant un mineur” et à une affaire mettant en cause un Jeune Cavalier allemand, qui aurait abusé de plusieurs jeunes filles après les avoir fait boire lors des championnats d’Europe Jeunes de 2017, ndlr) et ont créé des règlements. Cela peut être une piste pour l’avenir. De nos jours, les entraîneurs, comme les professeurs des écoles, doivent faire davantage attention à ce qu’ils font. Il y a vingt ans, un prof pouvait faire un câlin à un élève triste pour le consoler. Aujourd’hui, cela ne peut plus arriver. Lorsque je faisais partie du staff fédéral aux côtés de Patrick Caron, sous la présidence de Pierre Durand (président de la FFE de juin 1993 à mars 1998, ndlr), je n’ai jamais entendu la moindre histoire ou rumeur d’ordre sexuel. Les jeunes avaient évidemment des histoires entre eux, mais je n’ai pas le souvenir d’avoir été confronté à des faits d’abus ou d’agressions. Honnêtement, je n’ai pas vraiment suivi l’actualité à ce sujet et nous en parlons très peu à haut niveau. La parole se libère et c’est très bien, même si j’ai toujours un peu de mal à comprendre pourquoi certaines victimes attendent vingt ou trente ans avant de parler...” 

Son de cloche similaire du côté de Sabrine Delaveau, directrice et fondatrice de l’Académie Delaveau, établissement de sport-études implanté dans le Calvados depuis 2019, qui estime que le bon sens devrait suffire à lutter contre ce fléau. “Ce sujet a fait l’objet d’une discussion entre Claude Castex (coach de l’académie, ndlr) et moi. Heureusement, ces problèmes ne se posent pas dans notre structure, où il règne une vraie confiance et une ambiance familiale”, assure l’ancienne journaliste et écrivaine. “Aujourd’hui, les entraîneurs ne peuvent plus se permettre de faire certaines choses qui pourraient être mal interprétées, ni tenir certains propos trop familiers. Personnellement, je ne pense pas qu’il faille instaurer un règlement car je n’ai pas envie de rentrer dans une ère du politiquement correct, où plus personne n’aurait la possibilité d’être spontané. Par nature, les adolescents sont dans une phase de construction. À cette période de leur vie, ils peuvent être d’une grande fragilité et nourrir une relation fusionnelle avec leur entraîneur. D’où la nécessité de faire tout particulièrement attention aux rapports que l’on entretient avec eux.”

GRANDPRIX continue à recueillir les témoignages de victimes et entend participer à son échelle au mouvement de la libération de la parole.