“La joie de l’effort, le goût du risque et le culte de l’idéal désintéressé”, Pierre de Coubertin

Le baron Pierre de Coubertin, président du Comité international olympique entre 1896 et 1925, n’a jamais cessé de tendre vers une modernisation des Jeux olympiques. Celui qui a fondé le CIO serait rassuré de constater l’autorité et l’indépendance de l’instance qu’il a laissé derrière lui, dont les préoccupations se reflétaient dans son discours, prononcé le 29 mai 1925 à l’ouverture des congrès olympiques à l’hôtel de ville de Prague, que voici :



Excellence, Messieurs,

Celui qui va s’éloigner de la terre fertile sur laquelle il a résidé de nombreuses années, qu’il a cultivée de ses mains et qu’ont embellie pour lui la floraison du succès et celle de l’amitié, voudra le dernier jour monter sur la hauteur d’où la vue s’étend jusqu’à l’horizon. Là, songeant à l’avenir, il s’inquiètera des travaux inachevés, des perfectionnements réalisables, des mesures à préconiser contre les périls éventuels. Que tel soit en ce moment mon état d’esprit, nul d’entre vous ne s’en montrera surpris. Et parce que le domaine est vaste et l’heure brève, vous m’approuverez d’écarter les vains compliments et de m’en tenir à des paroles précises. À la place d’un discours ornementé, vous accepterez un rapport personnel net et franc.

Ma première préoccupation concerne certaines utopies dont je regrette de n’avoir pu jusqu’ici avoir raison. L’une consiste à croire que le sport, entré définitivement dans les mœurs, ne risque plus d’en sortir. Grave erreur. Le sport est une contrainte corporelle entretenue par la pratique passionnée de l’effort superflu. Il n’est donc pas naturel à l’homme qui, lui, tend toujours à obéir à la loi du moindre effort. En ce moment le sport est soutenu par la mode: puissance irrésistible mais vite épuisée. Il ne faut rien savoir de l’histoire pour s’imaginer que l’engouement des foules actuelles durera indéfiniment. Cet engouement que nous avons si fort contribué, mes amis et moi, à provoquer il y a quarante ans parce qu’il devait nous fournir un levier opportun, on le verra disparaître comme il est venu; la satiété le tuera. Ce jour-là que restera-t-il? Le besoin du sport existe-t-il chez l’individu? Non. Le bruit que l’on fait autour de certains champions reste impuissant à le créer. Il ne s’affirmera que lorsque le champion lui-même cessera d’avoir souci qu’on le regarde ou non. Le vrai sportif est celui pour qui le spectateur n’existe qu’à l’état de contingence. À ce compte-là, combien y a-t-il de sportifs en Europe?… Très peu.

Voilà donc une direction dans laquelle il faudrait travailler. Moins de battage, moins de réclame, moins d’organisations restrictives, de syndicats intolérants, de hiérarchies pesantes. Mais les diverses formes de sport — de tous les sports, équitation comprise — placées aussi gratuitement que possible à la disposition de tous les citoyens, ce sera là un des devoirs du municipalisme moderne. Et c’est pourquoi j’ai réclamé le rétablissement du Gymnase municipal de l’antiquité, rendu accessible à tous sans distinction d’opinions, de croyances ou de rang social et placé sous l’autorité directe et unique de la cité. De la sorte, et de la sorte seulement, on développera une génération sainement et complètement sportive.

Une autre utopie est celle-ci: s’imaginer que le sport peut être au nom de la science, uni d’office à la modération et obligé de vivre avec elle. Ce serait là un monstrueux mariage. Le sport ne peut être rendu craintif et prudent sans que sa vitalité s’en trouve compromise. Il lui faut la liberté de l’excès. C’est là son essence, c’est sa raison d’être, c’est le secret de sa valeur morale. Qu’on enseigne à oser avec réflexion est parfait, mais qu’on enseigne à craindre d’oser est folie. Car l’audace pour l’audace sans nécessité réelle, voilà par où notre corps survole son propre animalisme. Ce n’est pas à dire que le contrôle scientifique doive être écarté, mais il lui faut se manifester en conseiller, non en despote. […] La physiologie ne procurera que d’imparfaites données tant qu’on ne s’avisera point de les compléter par des données d’ordre psychique. En presque tous les sports, la décision brusquée d’une part, l’hésitation de l’autre, entravent le progrès et préparent la défaite. C’est généralement la peur qui en est cause… où se cache la peur dans le corps? Elle revêt des formes différentes selon qu’elle siège dans les nerfs, vient du cerveau ou se tient simplement dans les muscles, car la mémoire d’un échec antérieur des muscles suffit souvent à la provoquer. Nous notons cela tous les jours chez le cheval. Pourquoi négligeons-nous de l’observer chez l’homme? […]

Cette entreprise d’épuration, l’olympisme rénové en sera le plus efficace artisan à la condition qu’on cesse de vouloir assimiler les Jeux olympiques à des championnats du monde. C’est parce qu’ils sont imbus de cette idée que certains techniciens cherchent perpétuellement à détruire la constitution olympique pour s’emparer d’un pouvoir qu’ils se croient aptes à exercer dans sa totalité. J’ai tenu à mettre une fois de plus mes collègues du Comité international olympique en garde contre toute concession de leur part sur ce point. Si l’olympisme moderne a prospéré, c’est parce qu’il y avait à sa tête un conseil d’une indépendance absolue, que personne n’a jamais subventionné et qui, se recrutant lui-même, échappe à toute ingérence électorale et ne se laisse influencer ni par les passions nationalistes ni par la pesée des intérêts corporatifs. Avec un conseil suprême composé de délégués des comités nationaux ou des fédérations internationales, l’olympisme serait mort en quelques années et, encore aujourd’hui, si l’on renonçait à cette condition essentielle de durée, l’avenir en serait compromis. Le CIO a pour tâche de fixer le lieu de la célébration de chaque olympiade et d’assurer le respect des principes et des traditions qui sont à la base de cette célébration. Lui seul, grâce à son mode de recrutement, est assuré d’y réussir. Aux comités nationaux il appartient de régler la participation de chaque pays aux Jeux quadriennaux. Quant aux fédérations internationales, c’est leur droit parfaitement légitime d’exercer en toute liberté la direction technique des concours. Que l’harmonie règne entre les trois pouvoirs: Comité international, comités olympiques nationaux, fédérations internationales, ce sera le bon moyen de maintenir les Jeux olympiques au niveau désirable.

Est-il besoin de rappeler qu’ils ne sont la propriété d’aucun pays ni d’aucune race en particulier et qu’ils ne peuvent être monopolisés par des groupements quelconques. Ils sont mondiaux; tous les peuples y doivent être admis sans discussion de même que tous les sports y doivent être traités sur un pied d’égalité sans souci des fluctuations ou des caprices de l’opinion. Le joli nom d’athlète, d’ailleurs, s’applique aussi bien au gymnaste de barre fixe, au boxeur, au voltigeur à cheval, au rameur, à l’escrimeur qu’au coureur à pied ou au lanceur de javelot. Il n’y a point d’échelle de valeur à établir entre ces exercices sous prétexte que le public favorise momentanément l’un plutôt que l’autre. […]

De grandes économies seront réalisées dans la célébration d’une olympiade si cette célébration est préparée assez à l’avance et avec beaucoup de méthode, de discipline et de désintéressement, mais dans ce domaine comme ailleurs ont régné les habitudes de gaspillage engendrées par une politique erronée basée sur l’idée qu’un luxe sans frein engendrerait nécessairement l’aisance et la prospérité communes. La qualité du luxe est à considérer: sa vulgarité le rend stérile et il ne tend alors qu’à écraser les forces moyennes et à rendre plus irritants les contrastes sociaux. […]

L’Europe est riche d’une culture magnifique lentement amassée mais au travers de laquelle nul fil conducteur ne guide plus le privilégié de l’état social tandis que l’accès en reste simplement interdit au non-privilégié. L’heure est venue d’élever un édifice pédagogique dont l’architecture soit mieux appropriée aux besoins du jour. […] J’aborde l’œuvre nouvelle dans l’esprit sportif qu’ensemble nous avons cultivé, c’est-à-dire avec la joie de l’effort, le goût du risque et le culte de l’idéal désintéressé.

Pour eux, ils continueront dans le même esprit leur ascension vers la colline où nous voulons élever le temple tandis que dans la plaine s’organisera une vaste foire. Le temple durera et la foire passera. Foire ou temple, les sportifs devront choisir; ils ne peuvent prétendre à la fois fréquenter l’un et l’autre: qu’ils choisissent!