Ludger Beerbaum, empereur de Barcelone

À vingt-huit ans, Ludger Beerbaum a vécu ses deuxièmes Jeux olympiques en 1992 à Barcelone. Déjà titré par équipes quatre ans plus tôt à Séoul, l’Allemand a mené Classic Touch à un fabuleux sacre individuel, fort d’un sang-froid et d’une vista extraordinaires. Sur la piste du Real Polo Club, le Kaiser s’est également épris pour une certaine Ratina Z, médaillée d’argent avec Piet Raijmakers.



Lors de la seconde manche de l’épreuve par équipes, le hackamore de Classic Touch s’était brisé, contraignant Ludger à l’abandon.

Lors de la seconde manche de l’épreuve par équipes, le hackamore de Classic Touch s’était brisé, contraignant Ludger à l’abandon.

© PSV Morel

En juillet 1992, ayant délogé John Whitaker de son trône, Éric Navet aborde les Jeux olympiques de Barcelone avec son nouveau statut de numéro un d’un classement mondial né en début d’année. En Catalogne, on attend un duel entre Milton (KWPN, Marius x Any Questions) et Quito de Baussy (Jalisco B x Prince du Cy). À vingt-huit ans, Ludger Beerbaum, lui, n’est pas encore la star équestre qu’il est aujourd’hui. Pour autant, "personne ne le découvrait à Barcelone. Quatre ans plus tôt aux JO de Séoul, Landlord 4 (Holst, Landgraf I x Aldato, son cheval, ndlr) s’étant blessé, il avait réussi l’incroyable exploit de mener la Mannschaft à la médaille d’or avec The Freak, le cheval du remplaçant, Dirk Hafemeister, qu’il avait monté au pied levé", souligne, admiratif, Patrick Caron, alors sélectionneur national tricolore.

Ces premiers Jeux organisés en Espagne ne s’annoncent pas sous les meilleurs auspices. En effet, les metteurs en scène des coûteuses épreuves équestres ont été contraints à des coupes budgétaires. Le petit stade équestre créé au Real Polo Club, théâtre aujourd’hui de la finale mondiale du circuit des Coupes des nations, ne compte que 14 500 places assises, et le grand stade olympique de Montjuïc n’accueillera pas la finale individuelle comme le voulait la tradition.

Ludger Beerbaum débarque en Catalogne avec Classic Touch (Holst, Caletto II x Landgraf I), une attachante jument confiée quatre mois auparavant par Rodo Schneider. Ludger avait songé participer aux JO avec Dollar Girl (Han, Dynamo x Salem), une jument appartenant à Joe Haller, mais son vétérinaire lui a déconseillé d’investir en elle. Milton ne devant initialement pas se produire en Espagne, le propriétaire suisse approche alors John Whitaker. Finalement, Caroline Bradley autorise le Britannique à y monter son grand gris, et Dollar Girl file chez Nick Skelton. De son côté, le champion allemand valide son ticket olympique en terminant deuxième du Grand Prix d’Anvers et du fameux Derby de Hambourg. "Classic Touch était un véritable phénomène. Elle manifestait une énergie incroyable en piste."

Pour autant, on imagine mal ce jeune couple grimper sur le podium individuel. "Ludger faisait partie des cavaliers pouvant réussir une belle performance, mais on attendait plutôt le Néerlandais Jos Lansink (devenu belge en 2001, ndlr) avec Egano (BWP, Lugano van La Roche x Flügel van La Roche), Hervé Godignon avec Quidam de Revel (Jalisco B x Nankin), John avec Milton ou encore le Néerlandais Piet Raijmakers avec Ratina Z (Ramiro x Almé)", se souvient Xavier Leredde, réserviste français avec Papillon Rouge (Jalisco B x Centaur du Bois).



Colère et les sifflets du public

La grande Ratina Z, médaillée d’argent avec Piet Raijmakers, a poursuivi une magnifique carrière avec le Kaiser allemand.

La grande Ratina Z, médaillée d’argent avec Piet Raijmakers, a poursuivi une magnifique carrière avec le Kaiser allemand.

© Kit Houghton

Pour la Mannschaft, la compétition commence mal. La première manche de la finale par équipes dessinée par Nicolás Álvarez de Bohórquez est qualifiée de "monstrueuse". Sur une piste relativement étroite et au décor minimaliste, le constructeur espagnol hisse au plus haut des obstacles ultralégers et pose de vrais problèmes de distances aux cavaliers. Le lendemain, "Bild", premier quotidien outre-Rhin, osera titrer: "Scandale, le chef de piste favorise certains pays avec des pièges". De fait, l’Allemagne prend l’eau. Après avoir signé le seul sans-faute de son équipe en première manche, Ludger est victime d’un coup de théâtre dans la seconde lorsque le hackamore de Classic Touch se brise. Dans l’impossibilité de terminer son parcours, il est contraint à l’abandon. Quelques minutes plus tard, les Pays-Bas sont sacrés champions olympiques, devançant l’étonnante Autriche d’Hugo Simon et Thomas Frühmann, et la France d’Hervé Godignon, Éric Navet, Hubert Bourdy et Michel Robert, ces deux derniers étant associés à Razzia du Poncel (Gaurol x Tigre Rouge) et Nonix (Diableur x Tapalque, Ps).

Les règles de qualifications individuelles, très controversées et en vigueur pour la dernière fois, permettent tout de même à l’Allemand de prendre part à la finale individuelle. Au premier tour, il boucle un superbe sans-faute, tout comme John Whitaker, Piet Raijmakers et l’Américain Norman Dello Joio avec le Pur-sang Irish (Regular Guy x Sandyman Star). Pris dans une tempête, sous une pluie battante, Hervé Godignon manque de peu de les imiter, écopant d’un point de temps. "Les premiers cavaliers ont concouru dans des circonstances dramatiques... Moi, j’ai été très chanceux!", admettra Ludger Beerbaum.

La seconde manche s’annonce épique. Luis Álvarez Cervera préfère ne pas repartir avec Let’s Go (Old, Tin Rocco x Vollkorn, Ps), provoquant la colère et les sifflets du public, certains spectateurs survoltés allant même jusqu’à jeter des bouteilles sur la piste. Le parcours est énorme. "Je me souviens très bien du triple, un véritable morceau! De nombreux chevaux, y compris les plus puissants, s’y sont cassé les dents. Il fallait beaucoup d’influx pour en sortir sans faute, ce que Classic Touch a fait avec brio", se rappelle Xavier Leredde. Hervé Godignon rate le podium pour une faute de son bai tandis que John Whitaker essuie un refus catégorique de Milton devant l’oxer placé à l’entrée du double.

Toujours aussi relâché et serein, Ludger, lui, réussit le seul et unique double sans-faute. Le nouveau champion olympique laisse alors éclater sa joie et brandit le poing en l’air, fier d’avoir atteint son objectif suprême. "J’avais osé espérer une médaille, mais je ne pouvais pas imaginer que l’or me reviendrait à moi!", confie-il quelques minutes plus tard. "C’est ma plus belle victoire. C’était un pas de géant, surtout après la rupture du hackamore de ma jument deux jours avant. C’était un jour très spécial", reconnaît-il aujourd’hui. Le bronze revient à Norman Dello Joio et l’argent à Piet Raijmakers, pénalisé d’un quart de point de temps avec Ratina Z.

À Barcelone, la jument du siècle séduit Ludger Beerbaum, qui la fait acheter à Alexander Moksel et Madeleine Winter-Schulze chez Léon Melchior pour la somme extravagante de 2,126 millions de deutschemarks (plus d’un million d’euros)! S’ensuivront une série de victoires exceptionnelles en Grands Prix, un succès en finale de Coupe du monde en 1993 à Göteborg et un titre individuel européen en 1997 à Mannheim. Médaillés d’or par équipes aux JO d’Atlanta, ils y seront hélas privés de finale individuelle en raison d’une blessure de Ratina. Clin d’œil de l’histoire, après avoir évolué quelque temps avec Rolf Schneider, le fils de son propriétaire, Classic Touch, elle, poursuivra sa carrière avec Piet Raijmakers…