“Les réseaux sociaux sont devenus une déchetterie publique”, Steve Guerdat
Le temps passe vite. Ou non. C’est ce que ressent Steve Guerdat après les dix-huit mois de purgatoire que la planète vient de traverser. Pour un monde meilleur? Pas sûr. Mais une chose est certaine, le dernier vainqueur de la finale de la Coupe du monde, en 2019 à Göteborg, est toujours aussi fou de son sport, de ses chevaux… et de Bordeaux, qu’il retrouvera avec bonheur en février prochain.
En 2020, l’ancien monde s’est pratiquement arrêté après votre victoire à Bordeaux avec la complicité de Victorio des Frotards… À l’automne 2021, la Coupe du monde FEI Longines a en partie repris ses droits. Comment avez-vous vécu ces presque deux années entre parenthèses et sans finale de la Coupe du monde?
Cela a été tellement long que… j’en oublie presque cette année de blackout. J’en ai perdu la notion du temps. Je dis souvent “l’année passée” en parlant de 2019-2020. On oublie que l’apparition de ce virus date d’il y a deux ans. C’est incroyable, c’est quelque chose qui nous semble encore nouveau dans notre vie et c’est pourtant déjà tellement vieux. C’est à la fois long et pas si long que ça car nous nous sommes habitués à cette situation. J’ai l’impression que Bordeaux 2020 a eu lieu l’année dernière en raison de cette année blanche, c’est bizarre.
On parle d’ancien monde, mais avez-vous l’impression que nous vivons dans un nouveau monde?
Malheureusement… Oui… Je ne veux pas être de ceux qui disent “c’était mieux avant”, mais il y a de choses qui me gavent aujourd’hui. Ce qui serait censé nous offrir des avantages nous apporte autant d’inconvénients. Je pense particulièrement aux réseaux sociaux qui sont devenus une déchetterie publique. Il y a certainement de bonnes choses et des possibilités de développement pour certaines personnes. C’est comme le téléphone: je critique, mais j’en ai un. Ces réseaux amènent tellement de mauvaises choses… à un point que l’on n’avait pas connu avant cette crise. On voit beaucoup de choses apparaître sur ce support, mais les problèmes de fond de millions de gens ne sont pas résolus pour autant.
En ce qui concerne le saut d’obstacles, avez-vous le sentiment que les choses ont changé ou retrouvez-vous la même ambiance, le même environnement, qu’avant la crise sanitaire?
Franchement, c’est la même chose. La même course en avant… On entendait: “Nous ferons moins de concours”… tu parles; “Les prix des chevaux vont redevenir normaux”… tu parles; “Les chevaux sauteront moins”… tu parles. Non, honnêtement, rien n’a changé.
“J’en ai assez de ces gens qui veulent m’empêcher de monter à cheval”
La Cop 26 a livré un accord décevant en novembre. Pensez-vous que les sports équestres peuvent contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique en limitant, par exemple, les longs déplacements de chevaux en avion? Avez-vous le sentiment que votre sport se sent concerné par ce sujet?
J’ai une vision un peu différente des discours convenus. J’ai l’impression que la génération actuelle montre une certaine arrogance en voulant tout contrôler, tout imposer sans laisser de libre arbitre à l’individu. Le monde, la Terre et la vie représentent quelque chose de bien plus vaste que nous, humains, dirigeants et citoyens ; et l’on veut tout contrôler. J’ai l’impression que des gens veulent décider pour nous de tout arrêter, de ne plus progresser et que le monde, tel qu’il est aujourd’hui, est bien pour tous. Mais il ne l’est pas. Il y a encore beaucoup de personnes qui souffrent. S’il avait été décidé au siècle dernier qu’il fallait mettre un terme au progrès parce qu’il mettrait le monde en danger, nous ne pourrions pas nous parler au téléphone aujourd’hui, ni se poser la question de prendre un avion ou non pour se rendre à un concours, car tout cela n’existerait pas. Il appartient à chacun de choisir ce qui est bien pour lui et les siens, de décider de prendre un avion ou non, d’aller en vacances plus près de chez soi pour le bien de la planète ou non. Ce sont des décisions qui appartiennent à l’individu, qui peut s’informer. Elles ne doivent pas être imposées par des vociférations de terreur dans la rue et sur les réseaux sociaux. Il y a eu une époque où l’humanité n’existait pas sur Terre, il n’y avait que de la glace, et s’il n’y avait pas eu de changements, nous ne serions pas ici. Avons-nous la légitimité de dire que la Terre nous appartient? Elle a appartenu aux dinosaures à une époque et peut-être que le règne suivant sera celui d’autres espèces, je n’en sais rien. De quel droit puis-je dire aujourd’hui: “Je peux profiter des bonnes choses qu’offrent la Terre et cela doit rester ainsi.” J’en ai assez de ces gens qui crient au scandale parce que l’on mange de la viande. Je veux continuer à en manger. Assez de ceux qui veulent m’empêcher de monter à cheval. Je veux continuer à monter mes chevaux en veillant à leur bien-être. Il appartient à chacun d’agir en fonction de ce qu’il pense être bien pour notre avenir commun et de s’informer, mais nous n’avons pas à subir ces injonctions bien-pensantes et terrorisantes.
Revenons au sport. Après sa victoire à Bordeaux, Victorio des Frotards n’a pas arrêté de vous apporter des satisfactions, surtout en 2020. Depuis la reprise des grands concours, notamment en Coupe du monde, cela semble un peu plus compliqué. Où en est-il actuellement?
Franchement, il va bien. Il a réussi un super Grand Prix Coupe du monde à Lyon: nous avons commis une faute au barrage, mais nous sommes classés neuvièmes. Il a bien sauté à Vérone, même si nous avons fini à quatre points… (silence) C’est toujours pareil: quand un cheval a engrangé de bons résultats, la moindre faute devient un drame. Éric Goehrs, le père de Raphaël (son ancien cavalier, ndlr), m’a récemment dit: “J’ai de la peine pour toi, ça ne passe plus, que vous arrive-t-il?” Je lui ai répondu que le cheval était super… et je n’avais pas envie de lui dire que le cheval avait mal sauté à tel ou tel endroit. Il est vrai qu’il avait mal sauté à Bourg-en-Bresse (fautant deux fois dans le Grand Prix, ndlr), mais pour le reste, il a concédé quatre points à Chantilly, et encore quatre points ici et là, souvent par ma faute, mais en sautant toujours de façon formidable. Il a tellement gagné que l’on est déçu à la première faute venue. Pour plein d’autres chevaux, quatre points, c’est la normalité, ils ne gagnent rien à côté, et quand ils sont sans-faute, ils sont juste classés. Victorio, lui, gagne beaucoup. Il a crevé l’écran quand il est apparu à ce niveau-là et du coup, les attentes sont trop élevées.
Est-ce lui que vous monterez à Bordeaux en février ?
Je ne sais pas encore. Il va sauter la finale du Top Ten Rolex IJRC (il y a bouclé deux tours à quatre points, avant d’en concéder huit en Coupe du monde à Londres, ndlr). Ensuite, je vais essayer de le préparer pour la finale de la Coupe du monde. Tout dépendra de ce programme et de la forme du moment.
Avez-vous toujours le même amour pour cette Coupe du monde et pour Bordeaux, où vous retrouverez un public qui est presque aussi fan de vous que celui de Genève?
J’adore Bordeaux et j’adore pratiquement tous les concours en France, car c’est un pays de cheval, avec des gens de cheval. Je rencontre toujours un énorme engouement à Bordeaux comme à La Baule, Dinard, Chantilly. Ce sont des concours magnifiques, avec des publics connaisseurs et de super ambiances. Et Bordeaux, avec toute son histoire, est l’une des étapes phares de la Coupe du monde. C’est un événement que j’apprécie énormément.
Vous êtes toujours tenant du titre de la finale depuis… 2019, et êtes l’un des cinq cavaliers de l’histoire à l’avoir gagnée trois fois, avec l’Autrichien Hugo Simon, les Allemands Marcus Ehning et Meredith Michaels-Beerbaum et le Brésilien Rodrigo Pessoa. Êtes-vous spécialement motivé cette année pour porter ce record à quatre victoires?
Franchement, si cela devait arriver, je serais hyper fier et extrêmement content, mais ce n’est pas cela qui m’anime. Je n’y pense jamais. Après Genève et Londres, je vais faire une pause, bien préparer les CSI 5*-W de Bâle (dont l’annulation a finalement été annoncée hier, ndlr) et Bordeaux, puis la finale de la Coupe du monde. Voilà à quoi je pense: mettre toutes les chances de mon côté pour essayer de bien faire lors de ces échéances, mais pas pour battre ce record, vraiment pas. Je me dis plutôt que c’est génial d’avoir déjà trois finales de la Coupe du monde à mon actif. L’avoir soulevée trois fois, c’est énorme alors que plein d’autres cavaliers méritants ne l’ont jamais remportée, ou alors à une seule reprise. En même temps, j’aurais pu en décrocher cinq… vu le nombre de fois où j’ai perdu au barrage avec un cheval qui était fait pour ça (Nino des Buissonnets, en 2012 à Bois-le-Duc, puis en 2013 à Göteborg, ndlr). Pour autant, je n’ai aucun regret. Je prends les choses comme elles viennent. J’essaie toujours de mettre les chances de mon côté pour être performant avec mes chevaux dans ce sport que j’adore et non pour chasser les records.