Dans les coulisses de la préparation de la Route du poisson

La Route du poisson s’achève dimanche matin à Paris. C’est un événement car elle renaît de ses cendres, pour la première fois depuis 2012, sous l’impulsion de Thibaut Mathieu. Prévue pour 2021, la nouvelle édition avait été annulée en raison des conditions sanitaires. C’est aussi une grande manifestation équestre, qui comporte plusieurs épreuves d’attelage: traction, maniabilité… et un routier, qui suit le chemin qu’empruntaient les mareyeurs jusqu’au milieu du XIXe siècle pour acheminer le poisson à Paris. Une épreuve d’endurance intense, puisque les équipes, composées de onze paires, devront rallier la capitale depuis Boulogne-sur-Mer en vingt-quatre heures. Et pas une seconde de plus! Reportage avec les Traits de Normandie.



“Elles ont envie de marcher, elles n’ont pas l’habitude d’être en boxes.” Les deux juments Percheronnes noire et grise sont électriques, prêtes à partir. Tremblant presque de hâte en voyant les attelages qui tournent autour d’elles. La voiture est en train d’être attachée et le harnais ajusté. Comme un cheval dans la boîte de départ d’un cross, elles le savent: c’est l’heure. En ce dimanche froid et pluvieux de janvier 2021, près du terrain de concours du Haras national du Pin, dans l’Orne, c’est l’effervescence: pansage des chevaux, préparation du matériel, entraînement à l’attelage… L’équipe des Traits de Normandie, composée de onze paires venues de la région et d’ailleurs, s’est réunie pour un entraînement en vue de la Route du poisson, une course d’endurance, qui commence avec des épreuves spéciales de maniabilité et de traction. 

Pour l’exercice du jour, un équipage part toutes les cinq minutes. Objectif: réaliser un parcours de douze kilomètres à une vitesse de 11 à 12 km/h. C’est ce que l’on appelle le routier, qui constitue la plus grosse épreuve de l’événement. Il consiste à parcourir environ trois cents kilomètres en vingt)-quatre heures, de Boulogne-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais, à Paris. Et pas n’importe où: l’arrivée se fera, comme celle du Tour de France cycliste, sur les Champs-Élysées. Sur la route, les onze paires effectueront un roulement à chaque étape, longues de douze à dix-huit kilomètres. Chaque paire réalisera deux à trois étapes. “C’est l’épreuve qui demande le plus de préparation”, assure Sophie Singer. Cette exploitante agricole de Saint-Ouen-Marchefroy, dans l’Eure-et-Loir, est aussi responsable de l’équipe côté Percherons. Les Traits de Normandie sont nés, en septembre 2021, du rapprochement entre deux associations nationales de races: celle des Percherons donc, et celle des Cobs Normands. Ce n’est pas difficile de les reconnaître: ils n’ont pas la même robe. “Si l’on vous dit qu’un Percheron est bai, on vous ment”, rigole une meneuse. “Bon, ils peuvent l’être”, concède-t-elle, mais alors ils ne sont pas inscrits au stud-book.”

Ce n’est que le deuxième rassemblement de l’équipe, après un premier en octobre 2020. Et c’est une organisation, puisque les équipages, même s’ils représentent les races normandes, viennent de plusieurs régions de France, dont la Bretagne et le Centre-Val-de-Loire. Au total, vingt-deux chevaux et soixante-dix humains doivent se coordonner. Hormis les meneurs et routeurs, on compte aussi les atteleurs-dételeurs, les chauffeurs pour emmener les chevaux d’une étape à l’autre, un vétérinaire… Forcément, tout le monde n’est pas encore prêt. Comme Vincent Varin, de Falaise, responsable de l’équipe côté Cobs normands. En retard à l’issue de son tour, il blague: “Nous n’avons pas la même heure!” Et explique dans la foulée: “Nous nous sommes trompés sur le parcours, nos cartes étaient un peu justes en détails. Mais c’était un bon entraînement: notre chrono a été bouleversé, c’est un super exercice pour arriver malgré tout dans les temps!” D’autant qu’en conditions réelles, le temps pour atteler les chevaux au moment des relais sera comptabilisé. Ces manœuvre sont aussi au programme de l’entraînement. “Les meilleurs peuvent le faire en quinze secondes”, évalue Sophie Singer.



Quatre-vingts battements par minute

Objectif premier de cette préparation: amener les chevaux à une condition physique optimale pour le jour J. “Comme les sportifs, ils doivent acquérir du souffle. Pour cela, nous les sortons deux à trois heures, deux à trois fois par semaine. Pour leur faire prendre du muscle et renforcer leur cœur, nous les faisons beaucoup travailler au pas et dans des côtes”, précise la responsable. “Il leur faut des aptitudes de carrossiers, qui savent se déplacer, avec un bon mental. Rien à voir avec les chevaux travaillant au labour dans les vignes et les champs.” Mais le plus difficile, finalement, est d’amener les meneurs et leurs grooms à connaître parfaitement leurs partenaires équins. Comme en cross, l’idée n’est pas d’arriver le plus vite possible, mais dans le temps idéal, à plus ou moins trois secondes. “Même ceux qui ont l’habitude doivent apprendre à évoluer avec les chevaux, savoir s’ils vont pouvoir parcourir cinq cents mètres en 2’30’’, par exemple. De même, parfois, un kilomètre n’est pas assez long, même au pas, pour terminer dans les temps.” En outre, “une grille taille-poids est inscrite dans le règlement, permettant d’ajouter deux ou trois minutes au temps de certains chevaux plus lourds que d’autres par rapport au standard.” Certains équidés ont moins l’habitude des chemins vallonnés ou rugueux. “Chez moi, je suis sur du plat. Là, il y avait des ornières au cours des cinq premiers kilomètres, alors mes juments ont pris un coup au moral et moi, j’en avais plein les bras”, raconte Jean-Marie Cœuret, d’Eure-et-Loir, malgré plusieurs routes du même type à son actif.

À la fin de chaque étape, les chevaux seront évalués par un vétérinaire. “Ce dimanche, deux d’entre eux ont présenté un rythme cardiaque un peu trop rapide, au-dessus de la limite. Ils ne doivent pas dépasser quatre-vingts battements par minute, sachant qu’un cheval au repos affiche un rythme de trente-cinq à quarante”, explique Jérôme Singer. Tous ces facteurs sont à prendre en compte pour choisir les paires qui seront les meilleures pour chaque tronçon. Puis, “plus on avance dans l’entraînement, plus on intensifie les distances. Il faut être à l’aise sur quinze kilomètres à 12 km/h”



“L’éloge des chasse-marées”

L’histoire de la Route du poisson remonte au XIIIe siècle. Jusqu’en 1850, elle était empruntée par les mareyeurs, aussi appelés “chasse-marées”, pour acheminer à Paris, plus précisément aux Halles, le poisson frais pêché sur les côtes du nord de la France. C’est d’ailleurs elle qui a donné son nom à la rue Poissonnière, dans le IIe arrondissement de la capitale. Au milieu du XIXe siècle, l’arrivée du chemin de fer met fin à cette pratique équestre. Le Route renaît en 1991, sous une forme sportive cette fois-ci, et sous l’impulsion du Haras national de Compiègne, afin de promouvoir le cheval de trait. À cette époque, neuf races étaient en déclin en France. L’épreuve périclite à nouveau en 2012. “Pour une question de vision, de moyens et d’hommes”, envisage Thibaut Mathieu.

C’est lui qui s’est attelé à raviver la flamme. Âgé de trente-cinq ans, ce juriste de formation, poloïste et passionné d’équitation, a découvert l’itinéraire par hasard. “En septembre 2019, j’ai rencontré pour la première fois la famille de ma petite amie, du côté de Bergues, dans le Nord”, rembobine-t-il. “Sa famille paternelle est impliquée dans le milieu des courses, et celle de sa mère cultive des betteraves et des pommes de terre. J’ai effectué un tour à vélo pour saluer ses oncles et tantes. Dans les corps de ferme, on a commencé à me raconter l’histoire du cheval Boulonnais. En me disant: ‘C’est dommage que tu n’arrives que maintenant – il y a quelques années, tu aurais vu passer la Route du poisson!’”

En cherchant des informations, il tombe sur des dizaines d’articles, reportages et vidéos. Et se décide à relancer l’événement. Il arrive alors à retrouver les anciens organisateurs et constitue une équipe prête à le suivre. “J’ai mis ma carrière confortable de côté pour me consacrer à la renaissance, de façon bénévole parce que ça a du sens: c’est une histoire qui amène des valeurs extraordinaires à partager dans un monde très complexe. C’est une ode aux terroirs et l’éloge des chasse-marées.” “C’est l’éloge de la lenteur: la qualité prend du temps”, ajoute-t-il au cours d’une conférence de presse donnée en février 2021 par Annick Girardin, ministre de la Mer de l’époque, et Julien Denormandie, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation. “C’est perpétuer une certaine idée de l’écologie et de l’énergie cheval, de transport doux et de circuit court.”

Avec l’implication des filières maritimes et agricoles et des lycées dédiés, Thibaut Mathieu y voit aussi une façon de mettre en valeur tant “une certaine idée du savoir-faire français”, que du patrimoine, de la gastronomie, de la cohésion des territoires, du sport, du handicap… Sa liste ne tarit pas. “Le bien-être animal est aussi au cœur des préoccupations avec l’école nationale vétérinaire de Maisons-Alfort”, avaient alors souligné les ministres, “tandis qu’un jeune charpentier de marine du Nord, Thomas Liénard, est en train de fabriquer les flobarts à la main, avec les techniques de l’époque.” Le flobart est une embarcation qui était utilisée pour sortir les poissons des bateaux et les remonter sur la plage, lourd d’une centaine de kilos. “Si l’on veut pérenniser la Route du poisson, il faudra que la jeunesse s’en empare”, estime l’organisateur, qui espère voir son projet se concrétiser tous les deux ou trois ans.



Douze kilomètres par heure

Dimanche 18 avril 2021, à l’est de Falaise, c’est Étienne Chatel, un autre membre de l’équipe, qui reçoit Vincent Varin pour un entraînement à trois voitures. La crise sanitaire pose problème pour les gros rassemblements. L’objectif du jour: réaliser deux boucles de sept kilomètres, ce qui correspond à un exercice d’environ soixante-dix minutes. C’est l’une des trois sorties de la semaine pour les équidés, qui travaillent également montés et aux longues rênes. L’hôte a préparé le trajet, en indiquant sur la route des repères tous les deux kilomètres, puis cinq cents et deux cents mètres avant la ligne d’arrivée. Aujourd’hui, Ulysse et Bambi tirent seuls les attelages. “Le premier est moins serein de partir sans son copain, mais le deuxième est un peu flemmard, alors ça ne lui fera pas de mal”, indique son propriétaire en souriant. 

Départ “au marronnier”. Ulysse est nerveux, il hennit, tandis que les vaches dans le champ qui longe la route le regardent, intriguées. Puis le Percheron s’élance, à toute allure, avec l’envie de rattraper l’attelage devant lui. “Le cheval a un instinct grégaire, c’est pourquoi un entraînement ne doit pas se faire ‘cul à cul’. Ça nous évite aussi d’en avoir plein les bras!” Vincent le guide avec des mouvements de mains imperceptibles et à la voix. “Droite, gauche, allonge le pas…” La chambrière vient parfois chatouiller l’arrière-train, ou les mains s’avancent pour le laisser prendre de la vitesse. Le trait est bavard, un peu craintif: il s’écarte quand il voit un panneau ou une flaque d’eau. “Nous devons aussi respecter le Code de la route, notamment à l’entrée des ville, où nous devrons bien marquer les temps d’arrêt”, relève le meneur en s’arrêtant à un stop. Dans l’idéal, le parcours s’effectue à 12km/h, sans pause. Dans la pratique, le rythme est parfois cassé: on marche au pas dans les descentes et les choses se jouent aussi en fonction du dénivelé. “Sur cette route, il y a deux descentes au pas, alors il faudrait être à 14km/h le reste du temps pour compenser!”

C’est là qu’interviennent Agata Rzekec et Aurore Deuet, qui guident les meneurs. Munies d’une montre GPS, elles donnent l’allure en temps réel. “Nous avons deux minutes d’avance”, prévient ainsi Aurore, au sixième kilomètre.“On peut laisser un peu marcher les chevaux.” D’autant qu’Ulysse sue un peu. Un peu plus loin, l’attelage attaque un sentier gravillonné. “Chacun son chemin de croix”, s’amuse Vincent Varin. “Pour les cyclistes, ce sont les pavés; pour nous, ce genre de sentiers!” “Ne l’envoie pas trop fort”, anticipe Aurore. Le bai trotte généralement à 12 ou 13km/h, alors l’équipage y va “tranquille” pour ajuster dans les derniers cinq cents mètres. Pour réussir, le duo doit savoir s’écouter: la routeuse mène le tempo, le meneur peut y mettre un bémol, “car il connaît mieux son cheval”reconnaît la jeune fille.

À la fin de la première boucle, un temps de pause est respecté. Le harnachement est réajusté, les pulsations du cœur vérifiées. On perçoit son battement au niveau du flanc: tout va bien. “Il existe un certain nombre de garde-fous: le meneur doit forcément avoir au moins le Galop 5, qui comprend l’aptitude à contrôler son cheval. Celui-ci doit avoir minimum quatre ans, être donc dressé et suffisamment mature”, explique le responsable Cobs normands. En outre, cinq équipes de quatre vétérinaires suivront les attelages.

Tout l’événement est supervisé, en tant que délégué technique, par Félix-Marie Brasseur, entraîneur de l’équipe de France d’attelage. Il travaille depuis un an avec l’organisation pour s’assurer de son bon fonctionnement et pour faire en sorte qu’il soit bien “adapté aux besoins des chevaux, tant dans les écuries que dans les épreuves”. C’est aussi avec lui qu’ont été mis en place les parkings pour les camions et les douches pour l’ensemble des compétiteurs, par exemple. Plus de quatre cents équidés sont attendus, ce qui n’est pas rien. “Nous a réalisé plusieurs reconnaissances du routier. Tout est déjà établi: nous savons que telle section se courra à telle vitesse car nous savons qu’il y a tant de dénivelé ou des chemins en terre ou caillouteux, et essayons d’adapter la vitesse aux difficultés du terrain”, décrit Félix Brasseur. Il s’y connaît, ayant lui-même déjà participé à des “routes” et entraîné l’équipe belge de la Route du poisson il y a près d’une vingtaine d’années.

Fin mai 2021, les Traits de Normandie au complet ont passé un test de capacité pour s’assurer de la bonne avancée de leur préparation. “Il s’est très bien passé”, estime Sophie Singer. “Les chevaux ont effectué deux routiers en moins de vingt-quatre heures et se sont testés sur les épreuves spéciales.”

C’était alors de bon augure… mais les conditions sanitaires de l’été 2021 ont eu raison de cette renaissance: à quelques semaines du grand départ, l’événement est annulé. “Cela nous a mis un coup, mais il y avait eu beaucoup de désagréments pendant l’année, ce qui pouvait se comprendre”, relativise Vincent Varin. “Et nous avons su rebondir.” L’équipe a conservé le même programme d’entraînement, et le temps qui s’est écoulé a permis de souder encore plus le collectif. “C’est une histoire de chevaux mais aussi une histoire d’humains. Les entraînements servent aussi à cela.” Ils sont parvenus à se réunir plusieurs fois dans l’année, pour des entraînements sur le routier, dont un de nuit, et sur les épreuves spéciales. Le directeur de la course, Étienne Samain, s’est déplacé sur l’un d’eux pour leur donner l’autorisation de partir. 

Lucide, mais pas défaitiste, Vincent Varin estime tout de même que l’équipe aura “du mal à monter sur le podium: les Belges sont très professionnels. Dans les Ardennes, la culture du cheval de trait est beaucoup plus prégnante et le débardage beaucoup plus pratiqué.” Charge à la Route du poisson de redonner à l’attelage et aux chevaux de traits français leurs lettres de noblesse. Le final sur les Champs-Élysées, et son cortège de prestige comprenant notamment les chevaux du centre de valorisation du Haras du Pin, tirant une voiture classée, doit aussi y contribuer. 



QUELQUES CHIFFRES

12 : douze équipes vont participer, représentant plus de huit cents participants, environ trois cents chevaux représentant neuf races de trait français et des races européennes peu connues dans l’Hexagone. Des équipes prévues pour le départ, certaines viennent d’Italie, de Belgique, de Suède et même du Japon, nation invitée d’honneur.

70 : chaque équipe est composée d’environ soixante-dix personnes. Hormis les meneurs et les routeurs, on compte aussi les atteleurs-dételeurs, les chauffeurs pour emmener les chevaux d’une étape à l’autre, un vétérinaire…

100 : l’itinéraire traverse une centaine de communes au cours de ses vingt étapes, deux régions et quatre départements. En tout, 433.000 habitants qui vont être concernés par l’événement. Pour faire de l’événement une fête populaire, les communes étapes organisent des animations: ateliers, démonstrations, dégustations, etc.



LE PROGRAMME (NON EXHAUSTIF)

Le départ du routier sera donné à Boulogne-sur-Mer ce samedi 17 septembre, à 9h30. Un arrêt est programmé à Amiens, où les attelages japonais, en tenue rituelle, feront une démonstration, puis à Chantilly, où les équipages seront accueillis par des Chevaliers fouetteurs de chantilly. À 10h, départ de l’étape Paris intra-muros, pour une boucle de douze kilomètres, de l’Assemblée nationale jusqu’aux Champs-Élysées, en passant par le boulevard Poissonnière et les Halles. Des animations et démonstration auront lieu tout l’après-midi sur les Champs. Toute la semaine précédant le routier, les épreuves spéciales ont eu lieu à Boulogne-sur-Mer: dressage monté en musique, maniabilité, débardage, maniabilité à la voix, traction sur la plage, défilé des équipes, maniabilité urbaine en paire et traction du flobart.