Les chevaux des routes de Samarcande
En pleine Asie centrale, partageant ses frontières avec l’Afghanistan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et le Turkménistan, au carrefour des civilisations nomades de l’Inde, de la Chine et de la Perse, se dessine l’Ouzbékistan, pays aux multiples influences culturelles. Entre mythes et histoire s’y rattachent des noms légendaires comme ceux de Gengis Khan, Alexandre le Grand, Marco Polo ou encore Tamerlan. Des lieux qui appellent aux voyages s’y inscrivent aussi, à l’image de Samarcande ou de la fameuse Route de la soie… Entre steppes, montagnes et pâturages, la terre ouzbèke a depuis toujours accueilli et élevé des chevaux. Compagnons des peuples nomades, atouts de puissance et d’opulence pour les grands conquérants et les souverains, ils sont omniprésents dans cette culture kaléidoscopique.
Jusqu’au 4 juin, l’Institut du monde arabe, dressé dans le cinquième arrondissement de Paris, propose l’exposition “Sur les routes de Samarcande. Merveilles de soie et d’or” en parallèle d’une autre exposition dédiée aux “Trésors de l’Ouzbékistan”, visible au Louvre jusqu’au 6 mars. Si cette dernière citée tend davantage à raconter l’histoire d’un pays riche de l’héritage de nombreuses cultures, identités et religions, la première s’attarde sur l’apogée de l’art de la broderie aux XIXe et XXe siècles. Au fil des salles, on y découvre ainsi un savoir-faire unique et ancestral riche et luxueux, auquel les chevaux ne dérogeaient pas. Selles en bois peintes à la main d’infimes et minuscules détails ornementaux, tapis de selle – zinpush –, harnachements en argent sertis de turquoises ou encore tapis de croupe – dauri – brodés de fils d’or, rien n’était trop beau pour parer les chevaux des cavaliers de la cour… À l’occasion de cette exposition et de la magnificence des objets équestres présentés, GRANDPRIX revient sur l’importance du cheval dans les plaines de l’Asie centrale.
Apparat équestre
Il suffit de fermer les yeux et d’imaginer. Assis sur un Pur-sang, le dernier émir de Boukhara, Mohammed Alim Khan (1880- 1944) est paré de ses plus beaux atours. “En revêtant une tenue de cavalier, avec uniforme et armes de cérémonie, le dernier émir de Boukhara s’inscrit dans la lignée des grands conquérants, réaffirmant ainsi le pouvoir et la richesse de son territoire”, précise le parcours de l’exposition. Si le souverain de ce royaume porte généralement le fameux chapan ou khalat, un manteau long et ample en soie et velours brodé d’or recouvrant plusieurs couches de vêtements, il se tient droit sur sa monture, vêtu d’un uniforme militaire. Une pièce personnalisée, également brodée d’or et de soie. Le pantalon, ou shalwar, présente ainsi des motifs de broderie d’une minutie incomparable. Avec sa tenue complétée par une ceinture, décorée de pierres, l’éminent cavalier couvre sa tête d’un turban. À ses pieds, des bottes équestres en velours couleur grenat, décorées d’arabesques et d’ornements faits de fils d’or et d’argent.
S’il rayonne dans cet habit d’apparat, son fier destrier s’illustre tout autant. Et pour cause: “Véritable extension du cavalier, on réserve au cheval un attirail riche et luxueux.” ¹ L’animal porte donc un faste tapis de croupe – ou dauri – en velours, entièrement recouvert de broderies d’or, les motifs des dessins – segula ou trois fleurs, soit trois grandes rosettes, fleurs ou amandes – ayant été exclusivement conçus pour l’émir. Par-dessus est posée une selle en bois laqué recouverte d’ornementations circulaires en marqueterie. Il semble que le cavalier soit assis sur un véritable tableau. Mais cette selle d’apparat est aussi très pratique: elle se distingue par un double pommeau permettant “de maintenir les rênes en tension pour que le cheval soit en position statique même s’il n’est pas attaché. Ce double pommeau était également utile pendant les épisodes de combats pour permettre au cavalier d’avoir les mains libres.” Enfin, l’harnachement de l’animal est tout entier fait de turquoises, pierres, métal, cornaline. “Chacun de ces éléments est élaboré par des corporations spécifiquement dédiées au travail du bronze, d’orfèvrerie, de menuiserie, de tannerie et de broderie d’or.” Rien n’est trop beau pour sublimer le cheval de l’émir et lui offrir une image d’opulence et de puissance…
Il est temps de rouvrir les yeux… Aujourd’hui, dans les grandes salles sobrement éclairées de l’exposition, seules restent les tenues des chevaux et cavaliers de haut rang. Quelques explications manquent d’ailleurs ici à qui voudrait savoir qui exactement montait les chevaux de la cour? Quand les tenues d’apparat étaient-elles de mise? Comment les chevaux étaient-ils harnachés lors des combats? Etc. Le parti pris de l’exposition est effectivement tout autre, davantage tourné vers une pure recherche esthétique qu’une explication détaillée des coutumes équestres. Ici, le tapis, la selle, le filet, la martingale deviennent des œuvres d’art, s’illustrant non plus pour leur utilité mais leur joliesse. Leurs rôles s’effacent devant leurs formes. Seuls les étriers parviennent à obtenir quelques précieuses explications. Outre leur aspect esthétique, il était en effet inimaginable de passer sous silence leur importance capitale dans la pratique même de l’équitation militaire, ces derniers ayant réellement révolutionné l’art de la cavalerie. “Son invention est attribuée aux peuples des steppes asiatiques, un peu avant notre ère. Les peuples nomades d’Asie centrale et de Sibérie sont en effet des peuples cavaliers et des guerriers redoutables, adeptes de l’archerie montée. Si les étriers leur permettaient de se soulever de la selle et de décocher leurs flèches, ils offraient aussi aux cavaliers utilisant la lance ou l’épée un appui particulièrement utile. Leur utilisation s’est propagée peu à peu vers l’Ouest et est devenue indispensable à tout art équestre”, peut-on ainsi lire sur le cartel concerné.
Terre de cheval
Cette opulence prêtée aux montures de la cour s’étend également à l’élevage des chevaux: “Si les Pur-sang sont réservés à l’émir et aux cadeaux diplomatiques, on dénombre dans les écuries de la cour pas moins de dix-sept races différentes de chevaux, dont les fameux lokais, tekes et turkmènes.” Il faut dire que dans ce territoire aux influences multiples, le cheval fait partie des composantes même du mode de vie et de l’identité ouzbèke. “Intrinsèquement lié aux conquêtes de territoire et au développement du commerce”, il s’inscrit dans l’histoire de ce territoire. N’est-ce pas à dos de cheval que les tribus nomades mongoles, menées par Gengis Khan, envahirent ainsi les riches oasis de cette région de l’Asie centrale au XIIIe siècle? N’est-ce pas non plus à dos de chevaux que les marchands et voyageurs se déplacèrent sur cette fameuse Route de la soie pendant des siècles? N’est-ce pas encore certaines de ces montures rustiques et athlétiques des plaines qu’utilisaient – et montent encore aujourd’hui – les joueurs de bouzkachi, rendues célèbres par Joseph Kessel dans son sublime ouvrage “Les Cavaliers” ?
“Il fallait en vérité, à tous les coursiers de bouzkachi, les qualités les plus rares et les plus contraires: la fougue et la patience, la vitesse du vent et l’entêtement d’une bête de bât, la bravoure du lion et l’art d’un chien savant. Sans quoi, auraient-ils pu sur la moindre indication du genou, de la rêne ou de l’éperon, passer du galop furieux à l’arrêt, de la fuite à la poursuite, de la dérobade à la mêlée, de la feinte à l’assaut?” ² Pour ceux qui n’auraient pas voyagé à travers la plume de l’auteur dans cette magistrale épopée, Jean-Louis Gouraud rappelle en quelques mots le principe de ce sport: “À l’origine, ce jeu pouvait se disputer à autant de cavaliers qu’il y avait de candidats. Organisé en général par un chef de tribu fortuné désireux d’assister à un spectacle divertissant, il se jouait sur de vastes espaces, pas toujours délimités. Il consistait à ramasser à terre la dépouille d’une chèvre ou d’un veau, et de la transporter jusqu’à l’intérieur d’un cercle dessiné à l’avance. La dépouille pouvait peser de vingt à quarante kilos, et même plus! Chacun jouait pour soi – seul contre tous – et tous les coups, je dis bien tous les coups, étaient permis. Le vainqueur recevait de l’organisateur une belle récompense, en espèce ou en nature.” ³ Si l’intrigue de Joseph Kessel se passe en Afghanistan, où ce jeu est réellement LE sport national, le bouzkachi a largement dépassé les frontières de ce pays et se pratique également au cœur de l’Ouzbékistan et de l’ensemble de l’Asie centrale. Ainsi, cette culture du cheval y est bien présente: “Non loin, à deux heures de galop seulement, l’Amou Daria coulait, le fleuve des steppes. Après commençait le pays russe. Mais, sur l’une comme l’autre rive, sur le même sol plat, flottait la même poussière en été, s’étendait la même neige en hiver, et, au printemps, poussaient les mêmes hautes herbes. Sur l’une comme sur l’autre rive, on avait le teint de safran, les yeux bridés et le plus magnifique présent de Dieu était un beau cheval.” 4
Il y a près d’une dizaine d’années, les Jeux nomades mondiaux, courus dans les grandes plaines de l’Asie centrale, ont révélé l’atavisme des cultures locales pour le cheval comme compagnon de jeu. Certes, les questionnements autour du bien-être animal n’y sont pas légion, et le rapport homme-animal plus “brutal”. Reste que ce dernier fait partie intégrante des traditions régionales, notamment à travers ces jeux de plein air, tant et si bien qu’en 2014, les premiers Jeux “nomades” furent créés au Kirghizstan. Jean-Louis Gouraud, dans sa “Petite géographie amoureuse du cheval”, explique ce nom “parce que la plupart des épreuves retenues sont traditionnellement pratiquées, en effet, par les peuples qui sillonnaient autrefois les immensités de l’Asie centrale”. 5 Parmi les nombreuses disciplines équestres proposées, on y découvrait, entre autres, le fameux bouzkachi décrit plus haut, l’erenish, une sorte de lutte à cheval avec catégories de poids où les adversaires s’affrontent torse nu sur leurs chevaux, qui participent à leur manière au combat en se poussant, se bousculant ou se mordant, ou encore le kiss-kumaï: “Une jeune cavalière, vêtue d’amples vêtements bariolés, part en tête au galop. Elle est poursuivie (…) par un (ou plusieurs) cavaliers, qui doivent la rattraper avant la fin du parcours (quelques centaines de mètres) pour lui voler un baiser ou, selon certaines variantes, lui enlever un de ses foulards. La demoiselle est autorisée à écarter son ou ses prétendants par tous les moyens dont elle dispose et même, dans certains cas, à couvrir au retour son vainqueur de coups de cravaches!” 6
Si l’exposition se contente de rappeler l’omniprésence des chevaux dans la culture ouzbèke, héritière des croisements et rencontres des différentes traditions sur la Route de la soie, elle permet néanmoins de donner envie de pousser plus loin ses investigations. Après la beauté des objets présentés, chacun peut donc chercher et découvrir où, comment et pourquoi les chevaux restent chers au cœur de l’Ouzbékistan.
Cet article est paru dans le dernier numéro du magazine GRANDPRIX.