Sur les traces des chevaux disparus

Jusqu’au 22 mai, l’exposition “Arts et Préhistoire” fait renaître les objets sculptés et autres peintures pariétales ou rupestres de nos ancêtres. Déjà, le cheval y est roi, galopant en souverain sur les parois des grottes ou offrant ses os comme supports d’artefacts. Muse incontestable de l’art préhistorique, l’animal révèle bien des choses sur les artistes eux-mêmes, mais emporte avec lui certains secrets.



“La découverte d’œuvres préhistoriques, à partir du XIXe siècle, a propulsé les Homo sapiens  du Paléolithique au rang d’artistes. Des artistes aux interprétations impénétrables mais dont les créations sont unanimement reconnues et célébrées”, peut-on lire en ouverture du dossier de presse de l’exposition “Arts et Préhistoire”, présentée au musée de l’Homme, à Paris, jusqu’au 22 mai. Malgré l’âge canonique des œuvres et objets présentés (datant pour les plus anciens de – 40 000 ans), la scénographie de l’exposition se veut résolument moderne, participant ainsi à l’idée essentielle véhiculée au cœur de l’exposition, qui met “en valeur la “modernité” confondante des créations présentées et renouvelle l’approche de la discipline”. Ici donc, pas de présentation obscure et d’ambiance “poussiéreuse” accessible aux seuls connaisseurs, mais un parcours dynamique, ouvert à tous et résolument contemporain. Comme  l’affirme Éric Robert, préhistorien, maître de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle et co-commissaire scientifique de l’exposition: “L’art de la préhistoire est loin d’être figé, le renouvellement des connaissances est constant. La Préhistoire est une jeune discipline scientifique”. Avec plaisir, passion et générosité, le scientifique lève ainsi le voile sur la place des chevaux dans l’art préhistorique.



Ce « panneau des chevaux » provient de la grotte Chauvet, nichée à Vallon-Pont-d’Arc, en Ardèche.

Ce « panneau des chevaux » provient de la grotte Chauvet, nichée à Vallon-Pont-d’Arc, en Ardèche.

© J.-M. Geneste / Centre national de préhistoire

Parmi les artefacts, on peut notamment remarquer que certains objets représentent des têtes de chevaux non seulement dans leurs dessins, mais également leurs formes...

Ce sont ce que nous appelons des “contours découpés”. Il s’agit d’objets découpés à partir de l’os stylo-hyoïde se trouvant dans la gorge du cheval. Cet os existe chez d’autres animaux, mais c’est bien celui du cheval qui a été privilégié par les hommes préhistoriques, puisqu’une des particularités de cet os est qu’il présente une sorte de profil allongé. De nombreuses têtes de chevaux existent donc, mais pas seulement puisque d’autres espèces ont également été représentées à partir de ces supports osseux. Quoi qu’il en soit, dans les artefacts, le cheval est une thématique récurrente, mais il est aussi important en tant que support privilégié avec l’utilisation de cet os de la gorge. 

Sait-on à quoi servaient ces objets ?

Ils appartiennent au registre de ce que nous appelons “l’art mobilier”, c’est-à-dire des objets décorés, gravés, aménagés avec une dimension  esthétique, dont la fonction nous échappe parfois. Cependant, concernant  précisément  ces  objets-là,  beaucoup d’entre eux présentent la particularité d’avoir une petite perforation. Il s’agit donc d’objets possiblement portés à même le corps, en colliers, pendentifs ou pendeloques. Mais les utilisations sont corrélées aux contextes. Ainsi, au sein d’une  grotte des Pyrénées, nous avons retrouvé une vingtaine de ces objets déposés au creux d’une niche dans une salle. Il y avait donc peut-être ici une démarche rituelle, cérémonielle et/ou  symbolique, qui pouvait aussi accompagner ces  objets. Cela signifie donc qu’en fonction des lieux, des communautés et des périodes, les mêmes objets pouvaient avoir des fonctions diverses. 




Concernant l’art pariétal, on peut observer différents styles de représentation du cheval. Ainsi, les chevaux de Pech-Merle sont dotés de points et d’une crinière longue et noire ;certains de Lascaux présentent des hachures au niveau du ventre et du garrot et une robe ocrée ; enfin, les têtes des chevaux de la grotte Chauvet sont concaves, les oreilles petites et la crinière en brosse... Est-ce le fait de styles personnels et propres aux artistes ayant réalisé ces peintures, ou peut-on y voir autant de témoignages permettant d’en savoir plus sur les différentes races de chevaux ayant évolué au cours de cette longue période?

Nous sommes davantage ici dans une dimension stylistique. Il n’y a pas d’élément permettant de distinguer véritablement les différentes espèces, en tout cas à travers ce traitement. D’un point de vue technique, nous pouvons observer une grande diversité dans les manières de faire : gravure, sculpture,  dessin,  peinture,  peinture en aplat, dessin de contours... Certains font appel à des  remplissages avec des ponctuations, ailleurs ce sera de la peinture en aplat sur une partie du corps, etc. On constate donc un assez large panel de  diversités techniques, qui sont à l’image de ce que nous connaissons pour l’ensemble de l’art paléolithique. Or, puisque cette diversité existe dès le début du Paléolithique et se décline pendant plus de 25 000 ans, nous ne pouvons pas prêter de dimension chronologique à cette variété technique. En revanche, il existe des nuances dans la façon de tracer les membres, par exemple, ou le contour du cheval et d’en préciser  –  ou  non  –  certains  détails. Mais ces nuances sont plutôt le propre de groupes, de territoires ou de grandes phases culturelles. Ces différentes manières de faire sont des  indicateurs utiles pour distinguer les groupes ou les individus pendant le Paléolithique supérieur. Ce sont des clefs utiles, notamment autour  du cheval  puisqu’il constitue le thème animalier le plus représenté par les artistes du Paléolithique et cela est valable pendant les vingt-cinq millénaires. 

De fait, ces représentations donnent davantage d’informations sur les hommes qui en sont à l’origine que sur les chevaux eux-mêmes... ? 

Effectivement. Par  exemple, les chevaux ponctués de Pech-Merle ont une toute petite tête,  complètement démesurée par rapport à la taille de leur corps. Bien évidemment, ceci n’est pas un élément anatomique lié à leur espèce. En revanche, c’est bien une manière de représenter l’animal, qui est  répertoriée  dans les sites appartenant à la région du Quercy (le Lot, ndlr). C’est   donc   un   indicateur   sur   certains groupes  humains  plutôt  qu’un  indicateur d’ordre éthologique ou anatomique sur ces animaux. Ce qui n’empêche pas qu’à travers la présence de certains détails formels, nous savons qu’ils connaissaient très bien les animaux qui les entouraient. Mais ils n’ont pas cherché à en dépeindre les nuances ou des espèces particulières. 




Sait-on pourquoi le cheval avait la primeur de ces représentations ? La faune était pourtant composée de bien d’autres animaux avec lesquels nos ancêtres devaient apprendre à vivre... Le fait que le cheval ne soit pas un animal agressif entre-t-il en compte ?

C’est  effectivement  un  aspect  qui  interroge  beaucoup  puisqu’il  s’inscrit  de  manière assez constante. Les hommes préhistoriques favorisaient la représentation d’animaux de grande taille et d’herbivores. Mais cette place centrale laisse poindre beaucoup de questions. Le cheval domine les autres animaux. C’est remarquable. À Chauvet, par exemple, il n’est pas forcément supérieur en nombre, mais dans un grand panneau situé dans la salle du fond où se côtoient de nombreux animaux, il se trouve précisément au centre de cette grande fresque ! De manière plus globale, le cheval représente à lui seul entre 25 % et 30 % des représentations figuratives (animales et humaines) dans l’art du Paléolithique supérieur européen (– 40 000à – 14 000), ce qui absolument considérable. Le “pourquoi”  est  effectivement  la question  sur  laquelle  nous  achoppons  le plus souvent ! Ce que l’on sait, c’est que le cheval était consommé, même si ce n’était pas l’animal le plus prisé en termes de quantité de consommation, ni de vestiges. Pour le coup, il s’agissait surtout des rennes qui, eux, ne sont pas particulièrement représentés. Il n’y avait absolument pas de domestication à l’époque, mais il y a malgré tout un lien et une projection qui s’est faite de manière assez particulière de la part des sociétés préhistoriques vis-à-vis du cheval. Nous n’avons malheureusement pas d’éléments de réponse à ce stade. Tout ce que nous observons est que cette place particulière se décline de différentes manières, en sources d’inspiration et de création très diversifiées. 

Tout n’est donc qu’hypothèses ? Pourrait-on penser que malgré l’absence de domestication, le cheval ait pu se laisse rapprocher, observer, voire toucher et, par conséquent, créer un lien particulier avec les hommes ?

Nous n’avons aucun élément pouvant laisser penser cela. Il y a un lien partiel avec la consommation, mais pas uniquement. Des restes sont présents dans les sites d’occupation.  Une  partie  de  ces  ossements  et,  notamment, les dents ont été exploités pour des décors et des objets. On peut imaginer que le cheval ait pu servir de support de projection à des idées, à une forme de spiritualité.  Cette  déclinaison  dans  la  représentation des chevaux était peut-être aussi une manière de s’illustrer en tant que groupes ou  fonctionnements  sociaux.  Mais  nous n’avons  pas  d’éléments  nous  permettant d’aller plus loin sur la nature et les raisons de ce lien très étroit et dans lequel ils se sont clairement reconnus. 




D’après le site du ministère de la Culture dédié au cheval et ses patrimoines, deux races se seraient succédées au cours de la période préhistorique : l’Equus Caballus Gallicusou, petit et trapu caractéristique de l’Aurignacien (– 33 000 à – 26 000)et du Gravettien (– 27 000 à – 19 000),et l’Equus Caballus Arcelini, moins lourd et aux membres plus fins, présent seulement à partir du Magdalénien(– 20 000 à – 14 000). Les connaissances actuelles permettent-elles d’affirmer qu’ils ressemblaient aux chevaux de Przewalski ? De Tarpan ?

Principalement au Magdalénien, certaines images  ont  été  rapprochées  du  cheval  de Przewalski,  notamment  par  le  côté  trapu des représentations. Même s’il ne s’agit pas du même cheval, il peut y avoir un lien ou une  relative  proximité.  Pour  autant,  nous avons eu tendance à faire ce type de projections pour le Magdalénien, car cette période offre non seulement davantage de représentations, mais également des détails formels d’anatomie qui semblent être plus proches des espèces animales. On a pu parler parfois de réalisme ou de naturalisme. Ces termes ne correspondent pas toujours très bien et peuvent avoir des connotations un peu anachroniques, mais peu importe. L’idée est que les  hommes  se  rapprochaient  davantage d’une représentation des animaux tels qu’ils existaient. Néanmoins, il ne faut pas oublier que  l’on  conserve  aussi  des  conventions stylistiques particulières qui restent apparentes. Y compris dans le choix volontaire d’aller  représenter  certains  détails  ou,  au contraire, de représenter les chevaux sans tête ou avec les pieds ouverts... Ces conventions stylistiques étant toujours présentes, il faut rester prudent dans l’idée d’y voir une sorte de restitution “naturaliste”.

En tant que chercheur, considérez-vous ces hommes comme de véritables artistes ou ces dessins et artefacts étaient-ils d’avantage des moyens de communication ?

Ce sont des artistes au sens d’une capacité esthétique, technique, gestuelle, qui passe aussi par l’anticipation, par exemple dans la préparation des pigments et des matériaux tout à fait remarquable. Dans le talentueux de  la  réalisation  (esthétique,  technique, construction des perspectives) d’une part, et dans  le  fait  qu’à  travers  ces  images,  nous partageons un sentiment d’émotion à travers le temps et les territoires même si nous sommes totalement incapables de les comprendre, je pense indubitablement que ces hommes étaient des artistes. L’autre partie de la question renvoie à la fonction de ces images. C’est là où le terme d’art est un peu trop limité, dans le sens où il ne s’agit paque  d’une  création  esthétique.  Il  devait  avoir une dimension plus large et multiple de leurs fonctions. Les mêmes images peuvent être là pour véhiculer des contenus, des pratiques, des objectifs différents selon les populations ou les groupes. À travers l’articulation constatée entre les images, le choix des thèmes, leurs associations, les nuances observables  entre  les  objets  et  les  parois, on aperçoit des fonctions multiples et des systèmes  suffisamment  complexes  pour qu’il n’y ait pas une seule réponse valable à toutes ces représentations et images. 


Découvert sur le site deLaugerie-Basse, aux Eyzies-de-Tayac,en Dordogne, cet objet d’art mobilier est caractéristique du Magdalénien moyen.

Découvert sur le site deLaugerie-Basse, aux Eyzies-de-Tayac,en Dordogne, cet objet d’art mobilier est caractéristique du Magdalénien moyen.

© J.-M. Geneste / Centre national de préhistoire



N’est-ce pas finalement frustrant de travailler sur une époque où malheureusement certaines questions ne pourront jamais obtenir de réponse ?

C’est le sentiment que cela peut donner, mais ce n’est pas le cas... Nous avons conscience d’une dimension inaccessible : le pourquoi et le sens profond qui se cachent derrière ces images. Mais finalement, je pense que ce sens leur appartient. Ces images étaient faites  pour  ces  populations  et  non  pour nous. Tenter de comprendre quelque chose qui ne nous était pas destiné est un peu vain et n’est pas forcément le plus intéressant. En  revanche,  nous  pouvons  mettre  en lumière  énormément  de  choses  sur  leur fonctionnement global : en termes d’organisations  sociales,  de  pratiques  culturelles, d’échanges,  de  choix  techniques  et  stylistiques, d’identification de groupes et d’individus, etc. Nous continuons à découvrir beaucoup de choses, des sites, des collections,  de  nouvelles  recherches,  etc.  Il  y  a encore un potentiel considérable de découvertes et de questions, qui sont loin d’avoir été explorées. Donc en laissant de côté cette quête du sens unique – l’idée qu’il y aurait une seule explication valable pour tout est d’autant  plus  illusoire  qu’il  s’agit  quand même d’une période ayant duré le temps de mille générations – et en replaçant les créations  dans  leur  contexte  spécifique,  il  y  a énormément de choses à apprendre. C’est passionnant !