Ludger Beerbaum, une sortie impériale
Riche en concours, comme tous les étés, l’été 2023 restera marqué par l’annonce de la retraite d’une légende du saut d’obstacles, totem de l’équitation mondiale: Ludger Beerbaum. On avait beau savoir que ce finirait par advenir, on ne peut s’empêcher de ressentir un pincement au cœur à l’idée que l’on ne reverra plus en selle ce champion dont l’un des plus grands mérites restera d’avoir sans cesse cherché à alléger et bonifier son équitation.
Il ne pouvait en être autrement: un jour ou l’autre, Ludger Beerbaum tirerait sa révérence. Non seulement parce que la roue tourne et qu’il n’avait plus rien à prouver depuis longtemps, mais surtout parce que l’idée d’apparaître comme un ancien combattant lui était insupportable. “Je comprends que certains cavaliers soient incapables de raccrocher, mais moi, je n’imagine pas monter jusqu’à soixante-dix ans”, avait-il déclaré en 2013 au détour d’un entretien dans son bureau de Riesenbeck. “J’avais dit que j’arrêterais après les Jeux olympiques de Londres, mais je ne l’ai pas fait! J’ai décidé de poursuivre quatre ans de plus jusqu’à Rio. Ensuite, je continuerai à gérer mes écuries et mes cavaliers, l’entraînement et le coaching. J’ai quelques activités en dehors de l’équitation. Aujourd’hui déjà, je dirais que je ne suis cavalier qu’à mi-temps! J’aime gagner, mais je suis également heureux quand mes cavaliers ou mes chevaux gagnent. Je me sens impliqué dans leur succès, et cela me procure un grand plaisir.”
Fin septembre 2016, quelques semaines après les Jeux de Rio de Janeiro, où l’équipe allemande avait obtenu la médaille de bronze au terme d’un barrage face au Canada, Ludger Beerbaum, alors associé à Casello, avait choisi le CSIO 5* de Barcelone, hôte de la finale mondiale des Coupes des nations FEI, pour annoncer non pas sa retraite, mais son retrait de l’équipe allemande. Le Club des cavaliers internationaux de saut d’obstacles, au sein duquel il s’est toujours impliqué avec passion, avait improvisé une petite cérémonie sans chichi. À partir de là, il a commencé à lever le pied, sans jamais vraiment cesser de monter, concourir… et gagner. En un peu moins de sept ans, la base de données de la Fédération équestre internationale fait état de treize victoires, dont les Grands Prix CSI 5* de Doha et Mexico l’an passé avec Mila, sa dernière grande partenaire, et plus de trois cents classements en neuf cent quatorze épreuves. Pas si mal! Il a même disputé une dernière Coupe des nations, à l’appel d’Otto Becker, sélectionneur national, en juillet 2022 à Hickstead.
Compétitif, en forme et visiblement heureux de pratiquer son sport débarrassé de toute pression liée aux grands championnats, Ludger Beerbaum semblait indestructible, jusqu’à une chute survenue en mars lors d’un CSI 5* disputé à Doha. Le quadruple champion olympique a alors dû être opéré du col du fémur. Une intervention chirurgicale commune, mais sérieuse et certainement de nature à remettre en question une pratique sportive, même pour un extraterrestre comme lui.
“Ce public pardonne tout, ce qui est vraiment, vraiment, vraiment extraordinaire”
Quoi qu’il en soit, après tout juste trois mois d’arrêt, il a repris la compétition, chez lui à Riesenbeck, puis à Balve, Stockholm, au Longines Paris Eiffel Jumping et même à Aix-la-Chapelle, le concours qui compte le plus à ses yeux et auquel il a pris part pour la trente-cinquième fois en trente-huit ans. S’il a échoué à se qualifier pour la seconde manche du Grand Prix Rolex avec Mila en raison d’une faute à la rivière, on était loin d’imaginer qu’il vivait là le dernier parcours de sa carrière. Et pourtant… Entre la remise des prix et la cérémonie de clôture du CHIO, dite des mouchoirs, il est venu officialiser une décision prise dans le plus grand secret quelques heures plus tôt. Avant même le cap symbolique de ses soixante ans, qu’il a célébrés le 26 août, il a mis un terme à sa carrière, l’une des plus prolifiques et glorieuses de l’histoire de l’équitation, prenant par surprise bon nombre de ses collaborateurs, proches et amis.
Il ne pouvait en être autrement, mais encore lui fallait-il réussir cette sortie. Et celle-ci fut impériale, à la hauteur de sa réputation de “Kaiser”, surnom qui l’a toujours horripilé, mais qui lui collera éternellement à la peau. Son discours, il l’a délivré à cheval, en tenue de cavalier, au beau milieu du plus grand stade équestre de la planète, non sans trémolos dans la voix, mais avec simplicité, dignité et classe. Au public – à son public – il a déclaré ceci: “J’ai, certes, célébré de grands succès ici, mais j’ai aussi connu beaucoup de moments difficiles, qui vous ont, pour certains, énervés ou mis à l’épreuve. Je n’oublierai jamais la manière dont vous m’avez soutenu chaque année durant plus de trois décennies, dans les victoires comme dans les défaites. Ce public pardonne tout, ce qui est vraiment, vraiment, vraiment extraordinaire. Je veux le souligner et vous en remercier de tout mon cœur. J’ai dit le principal: pour moi, notre sport serait bien plus pauvre sans vous. […] J’espère pouvoir venir ici pendant de nombreuses années encore en tant que spectateur, comme vous, pour soutenir tous les cavaliers. Je crois qu’il est désormais temps de faire place aux jeunes. Cette semaine, je me suis senti un peu comme un vieux chien qui aurait le droit de retourner une fois de plus à la chasse.” L’humour aussi est la marque des grands. Avant de s’offrir un dernier tour d’honneur, il n’a pas manqué de saluer deux femmes sans lesquelles “rien de tout cela n’aurait été possible” : Madeleine Winter-Schulze, son inséparable mécène, et Marie Johansson, sa fidèle groom devenue responsable d’écurie.
Il ne pouvait en être autrement, et le multi-médaillé a parfaitement choisi son moment, mais on ne peut s’empêcher de ressentir un pincement au cœur à l’idée que l’on ne reverra plus en selle ce champion dont l’un des plus grands mérites restera d’avoir sans cesse cherché à alléger et bonifier son équitation. “Nos carrières étant longues et faites de hauts et de bas, il faut rester concentré et continuer à croire qu’il est possible de s’améliorer tous les jours. Quand les choses vont mal ou de travers, on peut toujours les corriger. Il faut persévérer. C’est ce que j’ai appris avec l’expérience. Et il faut également rester curieux, surtout vis-à-vis de la façon dont le sport se développe”, disait-il encore voici dix ans. “Je n’aime pas regarder de vieilles vidéos, car elles sont terribles. Notre manière de monter était horrible. C’était cruel. Et moi… lorsque je vois mes premiers parcours, j’éloigne mes enfants! Mieux vaut regarder ceux des dernières années.” Tout cela, Ludger Beerbaum ne pourra plus le prouver par l’exemple, mais sa sincérité et son humilité ont valeur de modèle pour tous les cavaliers, quels que soient leur niveau et leur âge.