Le savoir-faire des selliers au service de la locomotion

Maintes fois répété, le bien-être du cheval est au cœur des préoccupations des cavaliers et propriétaires de chevaux. Si cet objectif passe avant tout par offrir aux équidés de bonnes conditions de vie, il est aussi conditionné par l’utilisation d’un matériel adapté à chacun d’eux, et la selle en fait partie. Ainsi, les fabricants redoublent d’efforts et de recherches afin que cet équipement épouse au mieux le physique de chaque cheval et qu’il garantisse sa liberté de locomotion.



© Façon cuir

Une selle est un outil de connexion entre le cavalier et son cheval, et soulève une problématique principale: “Adapter une structure plus ou moins rigide sur une masse musculaire en mouvement, en limitant au maximum les interactions néfastes ou parasites, comme si l’animal était 'nu'”, explique Bruno Baup, vétérinaire au centre hospitalier la Clinique du cheval, en Haute-Garonne, et spécialiste en locomotion du cheval, collaborant d’ailleurs avec plusieurs selliers. Pour concevoir la selle la plus parfaite possible, il faut idéalement, au-delà des objectifs sportifs du cavalier et des essais en statique et en mouvement, en apprendre le plus possible sur le quotidien du cheval: bilans vétérinaires, de maréchalerie, d’ostéopathie… Il est de bon ton ici de rappeler la définition de la biomécanique, c’est-à-dire la compréhension du schéma locomoteur du cheval: “La biomécanique constitue la base”, ajoute Bruno Baup. “À mon sens, il est fondamental de savoir décrire et apprécier le modèle d’un équidé, et d’exercer son œil à distinguer ses défauts et qualités physiques. Je recommande à mes clients qui consultent pour un problème de locomotion de venir avec leur selle. Certains me disent qu’elle est d’une marque connue, etc., et je leur réponds toujours qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise selle. Il y a celle qui convient à la monture concernée, sans artifice et autre publicité. Le but est de permettre à un cheval de fonctionner aisément et confortablement, sans que ses mouvements ne soient entravés. Assez régulièrement, l’inadéquation d’une selle sur un dos devient un facteur aggravant de pathologies déjà présentes.” Par ailleurs, si la préoccupation majeure demeure le confort de l’animal, il ne faut pas pour autant négliger celui du cavalier. Mal positionné dans sa selle, ce dernier verra son équitation se dégrader, ce qui viendra “pirater” la locomotion de son partenaire. 

Ainsi, la selle doit remplir plusieurs fonctions, comme le développe Jonathan Urlacher, vétérinaire et auteur de la thèse intitulée “Évaluation de l’influence des pressions irrégulières de la selle sur la locomotion du cheval de sport”, achevée en 2022 et supervisée par Bruno Baup. “Elle doit d’abord épargner la colonne vertébrale de toute pression sur l’ensemble de sa longueur et de sa largeur, y compris sur la région du garrot. Elle est mal conçue ou inadaptée si elle ne permet pas à la colonne vertébrale de bouger librement pendant son utilisation.” Ensuite, il s’agit de “répartir de façon homogène les pressions engendrées sur le dos du cheval par le poids du corps de son cavalier et son mouvement. Cette répartition des pressions doit se faire sur la plus grande surface possible.” Enfin, une selle doit “équilibrer le cavalier, en lui permettant de se verticaliser naturellement en son centre […] et de fonctionner dans l’économie gestuelle, la selle restant stable à toutes les allures.”



Un objectif déjà présent à la conception

Une selle comprend un arçon, c’est-à-dire une structure qui définit sa forme. “L’arçon définit l’interface entre l’espace réservé au cheval et le volume adapté au cavalier”, précise Matthias Compan, cogérant avec sa sœur de l’Arçonnerie française, fondée en 1856. Disposant d’une gamme de quatre cents formes d’arçons, dont elle produit entre 13000 et 15000 exemplaires par an, cette maison travaille en étroite collaboration avec l’École vétérinaire de Toulouse, des écoles d’ingénieurs, des saddle fitters, ainsi que des laboratoires de matériaux et de tests. Elle peut surtout se targuer d’être l’unique fabricante d’arçons sur mesure pour selles haut de gamme. Il résume: “L’arçon, c’est le châssis mécanique de la selle, son squelette.” Traditionnellement, un arçon est conçu en bois et en métal. “Indéformable, le fer est néanmoins trop rigide”, décrit Bruno Baup. Toutefois, Matthias Compan explique: “Quand on parle de fer, on se réfère en réalité à un alliage ferreux. À l’Arçonnerie française, nous sommes sans cesse à la recherche des matériaux les plus performants, à la fois en termes de résistance et d’élasticité. Chez nous, les arcades sont fabriquées avec un acier extrêmement résistant, utilisé pour fabriquer les godets de pelleteuses notamment, et qui offre également l’élasticité nécessaire. D’ailleurs, notre taux de casse d’arcades ces cinq dernières années est d’un sur dix mille arçons*! Nous pouvons également faire évoluer les matériaux utilisés grâce aux remontées d’informations faites par nos clients; par exemple, pour un sellier ayant ses ateliers en bord de mer, l’acier des bandes avait commencé à rouiller, donc nous l’avons changé pour de l’inox, et tous nos arçons ont pu bénéficier de cette évolution.” 

Mais cette rigidité du métal a également amené certaines maisons à poursuivre des travaux en recherche et développement afin de proposer des matériaux plus “optimum”. Citons, par exemple, le copolymère injecté, qui mélange deux polymères avec des propriétés différentes, l’un étant utilisé pour la souplesse, l’autre assurant la bonne tenue de la forme de l’arçon; ou encore le carbone Kevlar, qui bouge avec les mouvements du cheval et du cavalier, mais retrouve toujours sa forme initiale. Matthias Compan émet toutefois une réserve à ce propos: “Les arçons en matériaux synthétiques injectés, des produits très intéressants que nous produisons également, ne peuvent être faits sur mesure, car ils nécessitent des moules extrêmement onéreux: ce type d’arçon est donc réservé à la production de grandes séries.”



Quelle forme d’arçon pour quel cheval?

© Sébastien Roullier

Au-delà des matériaux utilisés, la forme même de l’arçon est importante. Nina Lacombe, cavalière amateure de CSO, témoigne ainsi: “J’ai changé de marque de selle récemment, car à l’occasion d’un concours, j’ai essayé le dernier modèle d’une grande marque, qui mettait en avant le fait que l’arçon offrait plus de mobilité au dos du cheval grâce à une fente sur l’arrière du siège en forme de Y. On m’a expliqué que cela permettait un système de balancier et minimisait les impacts négatifs d’un déséquilibre provoqué par le cavalier. Je l’ai essayée pendant un parcours et la différence a été flagrante: j’ai senti le dos de ma jument se libérer totalement, elle était métamorphosée!” 

À propos de nouveauté, Matthias Compan ne résiste pas à la tentation d’évoquer un projet qui lui tient particulièrement à cœur: “Nous sommes en train de procéder aux derniers tests sur le terrain d’un nouvel arçon vraiment novateur visant à réduire les impacts négatifs de l’équipement sur le corps et les mouvements de l’animal. Les traumatismes causés par les pointes de l’arçon, au niveau du garrot, sont dévastateurs. Nous avons donc imaginé un arçon qui amortit mieux les chocs en diffusant l’impact sur une zone plus large. En éliminant ces traumatismes, on libère les épaules du cheval et il voit sa locomotion et son équilibre nettement améliorés.” 

Des panneaux situés sur les côtés de l’arçon, communément appelés les matelassures, viennent compléter cette structure. Elles constituent la partie complémentaire de l’arçon pour l’adaptation de la selle au dos du cheval; elles assurent un amorti entre le dos et l’arçon, et équilibrent la position de la selle en fonction de la forme du dos du cheval, assurant ainsi la bonne répartition des forces et le bon placement du centre de gravité du cavalier. Elles sont traditionnellement en laine. “À mon sens, les matelassures en laine sont les meilleures, car c’est la matière qui absorbe le mieux les chocs, ce qui est logique puisqu’elle allie air et matière”, commente Bruno Baup. De plus, la laine présente l’avantage de pouvoir être travaillée pour apporter le juste soutien, le confort optimal et la forme qui épousera parfaitement le dos du cheval. Elle est respirante et amortissante. Le bémol de ce matériau reste que les matelassures en laine doivent être contrôlées régulièrement, car à l’usage, elles ont tendance à perdre de leur souplesse et à se tasser, devenant dures par endroits. C’est la raison pour laquelle les fabricants se sont tournés vers des matériaux synthétiques, comme la mousse ou le latex. La quête de nouvelles solutions est toujours en cours de développement. 

Parmi les autres éléments d’une selle, citons également le pommeau, qui délimite l’avant du siège, derrière le garrot, et un troussequin, à l’arrière. Les quartiers et les faux quartiers recouvrent les panneaux, protégeant ainsi les jambes du cavalier des frottements, et les flancs du cheval des sanglons. Des taquets peuvent venir aider la jambe du cavalier à bien se positionner. Bruno Baup évoque: “Il existe sur le marché des modèles sans quartier. C’est une idée géniale! Toutefois, la limite de ce type de modèle est double: la jambe du cavalier n’est plus protégée de la transpiration du cheval, et cela nécessite une bonne assiette et beaucoup d’éducation hippique. Il y a encore quelques décennies, on cherchait à fixer la jambe coûte que coûte. Avec ce type de selle, il faut se forcer à revenir aux bases, et tout le monde n’y tient pas forcément.” 

Sans oublier la sangle qui, attachée par les contre-sanglons, permet à l’équipement d’être bien maintenu et de ne pas tourner. “On n’apporte pas assez d’attention au sanglage selon moi”, ajoute Bruno Baup. “Or, un mauvais sanglage peut détruire tous les bénéfices d’une bonne selle et causer de gros dégâts. On n’effectuera pas le même sanglage sur un cheval avec un énorme cartilage supra-scapulaire (qui longe la face postérieure du ventre du muscle omo-hyoïdien, ndlr) et un dos plat, et un cheval doté d’un garrot imposant et d’une lordose lombaire. Et puis, la forme même de la sangle est importante pour la répartition des pressions sur le sternum.” Last but not least, les étriers, qui sont accrochés à la selle par des étrivières, elles-mêmes retenues par des couteaux d’étrivières. “C’est un autre sujet, mais les fabricants d’étriers ont également fait d’énormes progrès technologiques, et leurs produits participent pleinement à l’équilibre cavalier/cheval”, loue Bruno Baup. Car le confort de l’équidé ne peut advenir sans celui de son partenaire…



Veiller à son confort pour optimiser celui de son cheval

“Prendre en considération les caractéristiques physiques et d’équitation de chaque cavalier a pour objectif de protéger la condition physique du cavalier (éviter les douleurs, les blessures, etc.), mais aussi celle du cheval et favoriser son mouvement souple (éviter les blessures liées aux éperons, l’agacement causé par des aides parasites, etc.”, peut-on lire sur le site de l’Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE). Par ailleurs, rappelons qu’un cheval porte 60% de son poids sur le devant, et que cette charge est doublée avec un cavalier sur le dos. Si ce dernier est assis en déséquilibre, cela l’affectera d’autant plus. La clé? Un positionnement au-dessus du centre d’équilibre de sa monture. Et la selle peut être un bon allié! “À mon sens, elle constitue un très bon outil de travail pour se corriger et s’améliorer en tant que cavalier”, relate Nina Lacombe, suivie de Bruno Baup, qui partage son expérience: “Pour ma part, j’ai fait faire une selle spécifiquement adaptée à la préservation de mes adducteurs.” Enseignant et compétiteur en saut d’obstacles, Quentin Podda témoigne également: “Je dirais que la forme de ma selle a évolué en même temps que mon équitation. Comme beaucoup de cavaliers, j’ai commencé avec une selle creuse, voire semi-creuse, et aujourd’hui, je ne me sens bien que dans un siège extra-plat, même en dressage.” Cela rejoint la tendance générale actuelle des cavaliers à aspirer à davantage de légèreté, une équitation plus épurée, et à un contact plus direct avec leur partenaire. “C’est bien de vouloir plus de légèreté, mais cet exercice a ses limites”, nuance Matthias Compan. “La selle se doit d’être confortable pour le couple, performante, durable et esthétique. Cela nécessite d’utiliser des matériaux qui permettront de tenir ces promesses, et cela se voit sur la balance. Un arçon en bois et en métal pèse 1,5kg, alors qu’en carbone, il ne fera que 750g. À la fin, le gain de poids, au regard de celui d’une selle, est relativement faible.”



Selle “prêt-à-porter” ou sur mesure?

La selle sur mesure est la panacée. C’est-àdire une pièce unique, réalisée spécifiquement pour un couple. Cela nécessite ainsi de prendre les mesures du cheval (hauteur et largeur de garrot, ouverture des épaules, position des scapulas, conformation du dos, état de la musculature), celles du cavalier (longueur de jambes, taille de bassin, poids, dissymétries anatomiques), et d’observer le couple en mouvement afin d’ajuster certains détails. À ce sujet, Jonathan Urlacher livre dans sa thèse des points d’observation importants: “Est-ce que la selle bouge d’avant en arrière lors du déplacement? Est-ce que le siège se lève lors du mouvement? Le cheval montre-t-il des signes d’inconfort ou de douleur? Ses allures sont-elles identiques avec et sans le cavalier sur le dos? L’amplitude de foulée est-elle conservée? Le cavalier est-il stable, avec des jambes fixes, ou bouge-t-il exagérément?” 

Attention toutefois, car la morphologie de l’un et de l’autre peut évoluer; il s’agit dans ce cas de figure de ne pas négliger le suivi de la selle, afin de procéder à des ajustements si nécessaire. “À mon sens, ce type de selle est fabuleux pour des chevaux à la morphologie atypique, mais pas nécessaire pour les autres, sauf si l’on a vraiment envie de se faire plaisir, car il s’agit là d’un objet de prestige”, pose Bruno Baup. “La majorité des équidés dotés d’un modèle standard n’en ont pas obligatoirement besoin.” Ce que vient confirmer Matthias Compan, avec un exemple très parlant: “L’une de nos clientes sellières est venue nous voir un jour pour une jument que sa cavalière n’arrivait pas à seller correctement du fait d’une atrophie de l’épaule, survenue à la suite d’un arrachement musculaire. Nous avons donc conçu un arçon asymétrique, complètement tordu, pour épouser le plus parfaitement possible la morphologie atypique de la jument. Depuis, celle-ci se comporte superbement sous la selle.” 

Aussi, on conseillera de vérifier la propension du sur-mesure pour chaque produit. Autrement dit, certaines maisons font réaliser un arçon intégralement sur mesure, là où d’autres adaptent l’équipement à partir d’arçons existants, en fonction du spectre de tailles dont elles disposent – qui peuvent aller d’une demi-douzaine de tailles à plus de cent. La conception même du sur-mesure est donc à manier avec des pincettes. Ce que vient confirmer Bruno Baup: “Sur mesure signifie pour un seul cheval!”

© Sébastien Roullier



Adapter son matériel existant

Il est également possible d’adapter au mieux un modèle de selle existant en le modifiant, notamment au niveau des matelassures. Selon les marques, cela peut se faire d’une façon plus ou moins simple. Là où certaines ont besoin de démonter toute la selle, d’autres peuvent réaliser cette opération en quelques heures, sur place, chez le client. Il existe même des marques proposant des arcades d’arçon interchangeables, des kits dédiés et des pièces détachées pour modifier soi-même certains composants, des taquets amovibles, des cales à positionner précisément selon chaque cheval… “Il faut se montrer très vigilant quant à la qualité”, prévient Matthias Compan. “Certaines marques vendent des arcades interchangeables, qui peuvent être fabriquées à moindre coût dans des matériaux peu résistants, pouvant rapidement se casser. Or, une arcade qui se casse peut être très nocive pour le cheval, plus encore si le cavalier ne s’en rend pas compte. L’arcade est la partie de l’arçon la plus sollicitée, elle doit être faite avec des matériaux très performants. C’est également une question de sécurité.” 

Revenant sur ce principe de cale, Bruno Baup déclare: “J’ai participé à l’élaboration d’un adaptateur à cales, qui permet de protéger au mieux le dos du cheval en comblant ou, au contraire, rajoutant de la matière là où un cheval en aurait besoin. D’où le nom, d’ailleurs, du produit en question: interface.” Matthias Compan confirme: “J’ai eu ce produit entre les mains, et c’est très ingénieux. Ces compensateurs à cales peuvent en effet constituer un outil très intéressant et pertinent.” Un outil très en vogue, car efficace, pratique et qui rend par définition une selle plus “universelle”. “Comme je monte de nombreux chevaux, ce type d’adaptateur à cales me permet d’ajuster ma selle au mieux à chacun. Attention toutefois à ne pas le mettre entre toutes les mains, car il faut savoir s’en servir”, confie Quentin Podda. 

L’essentiel à retenir est bien que chaque cavalier ait un minimum de connaissances quant au fonctionnement du cheval, ainsi qu’intimement conscience de l’impact qu’une selle peut avoir sur lui. Cela étant acquis, il s’agit de collaborer de façon pertinente et pérenne avec de vrais professionnels de la sellerie et de la biomécanique, qui tous partagent le même objectif: travailler à préserver et optimiser la locomotion des équidés ainsi que l’aisance des cavaliers, de manière à ce que les mouvements du couple soient au maximum en osmose.

*Erratum: une erreur s'est glissée dans le magazine GRANDPRIX n°154, dans lequel cet article a été publié. Le taux de casse des arcades de l'Arçonnerie française ces cinq dernières années est d’un sur dix mille arçons.