Nantuel, déjà trois générations de passionnés (partie 2)

Jacques Gouin n’a pas manqué de clairvoyance ces trente-cinq dernières années. Fou de génétique, cet homme qu’un coup du sort a amené à faire naître son premier poulain a toujours recherché la légèreté, l’énergie et la souplesse dans ses croisements, quitte à passer pour un fou vis-à-vis de ses pairs. À quatre-vingt-trois ans, le créateur de l’élevage de Nantuel, sis à Corquoy dans le Cher, a décidé de passer la main à sa fille, Marie-Laure Deuquet, et ses deux petits-fils, Eliott et Arthur, tout aussi passionnés que lui.



On retrouve ici l’excellente Océane de Nantuel sous la selle de Titouan Schumacher lors de sa victoire dans l’épreuve des Talents Hermès en 2016 au Grand Palais.

On retrouve ici l’excellente Océane de Nantuel sous la selle de Titouan Schumacher lors de sa victoire dans l’épreuve des Talents Hermès en 2016 au Grand Palais.

© Scoopdyga

Retrouvez la première partie de cet article en cliquant ici ou dans le n°114 du magazine GRANDPRIX.

 

L’année 2002 a aussi vu naître Océane de Nantuel (ISO 166), propre sœur d’Orphée. Achetée et montée par Michel Hécart, puis Alexandra Paillot, l’Irlandais Conor Swail, Titouan Schumacher et le Brésilien Pedro Veniss, celle-ci s’est classée jusqu’à 1,60 m, mais a surtout performé avec une très grande régularité à 1,40 m et 1,45 m, remportant notamment le Grand Prix CSI U25 des Talents Hermès, en 2016 à Paris. Avant d’être vendue au haras normand des Brimbelles, propriété de la famille Schumacher, Océane a donné six produits SF de Kannan à Alexandrine et Michel Hécart, dont Uthope de la Roque*HDC (ISO 161), excellent à 1,40 m et 1,45 m avec Patrice Delaveau et revendu fin 2019 au jeune Kiliann Nicolas, Viceversa de la Roque (ISO 156), vue à plusieurs reprises en CSI 5* sous la selle de l’Italien Alberto Zorzi avant de rejoindre les écuries de son compatriote Roberto Previtali en juin 2019, et Atlantic de la Roque (ISO 145), qui s’illustre jusqu’à 1,45 m avec Jacques Helmlinger. « J’aurais beaucoup aimé pouvoir la garder, mais on ne peut pas toujours conserver les chevaux que l’on voudrait. Vendre des chevaux comme Océane m’a permis d’assurer l’avenir de l’élevage », admet Jacques Gouin.

En revanche, le patriarche ne vendra sûrement jamais Thara Nantuel (ISO 150), la dernière fille de Karma et Diamant. Arborant désormais une longue crinière et un ventre bien rond, cette jeune retraitée du sport a connu des heures de gloire en compétition. Sous la selle d’Arthur Deuquet, petit-fils de Jacques Gouin, l’alezane a notamment participé aux championnats d’Europe Juniors de Šamorín en 2017. En 2018, elle s’est classée deuxième d’un Grand Prix CSI 2* au Mans et troisième du Grand National de Lyon, coté à 1,50 m. À l’élevage, elle a engendré par transferts d’embryon Cobalt de Nantuel (ISO 138, SF, Tobago Chevrier), classé à 1,40 m avec Eliott Deuquet, qui s’apprête à le lancer en CSI 2*, et l’étalon Candy de Nantuel (ISO 142, Luidam).

 

En 2015, cet alezan a été acquis pour 120 000 euros aux ventes Fences par le Groupe France Élevage. Quelques semaines plus tard, il a obtenu la note historique de 19 / 20 au test de saut monté lors du championnat SF des mâles de trois ans à Saint- Lô. Formé par Thomas Rousseau, qui le conservera sous sa selle cette année avant un possible transfert dans les écuries d’un pilier de l’équipe de France, il a fini quatrième du championnat de France des cinq ans puis neuvième de celui des six ans et vingt-cinquième du Mondial des sept ans en 2019 à Lanaken. Séduits par ce croisement, Marc Dilasser et l’élevage de Kreisker se sont offert Folie de Nantuel, la propre sœur de l’étalon, dont le passage de dos tout en souplesse n’est pas s’en rappeler celui de Thara. Récemment, un embryon de Folie et Mylord Carthago (ISO 178, SF, Carthago x Jalisco B) s’est d’ailleurs vendu 15 500 euros aux enchères sur le site web de Fences. Précurseur sans même le savoir lorsqu’il a lancé son élevage, Jacques Gouin a toujours essayé de produire des chevaux modernes, énergiques, et souples. Dentiste de profession jusqu’à ses soixante-sept ans, établi avec son épouse à Fussy, à dix kilomètres au nord de Bourges, a bénéficié de l’aide de plusieurs personnes de confiance pour mener à bien sa passion, dont celle de Benoît Coulon. « Il soigne les chevaux, mais il est aussi très doué en mécanique », introduit Jacques. C’est d’ailleurs au contact des chevaux que s’illumine le visage de ce quinquagénaire réservé. Arrivé à Nantuel à seize ans, il connaît chaque animal par cœur. Domicilié à quelques minutes de la propriété, il a aussi créé son propre petit élevage orienté vers le horse-ball, passion de ses fils. Durant les saisons des naissances, les deux hommes aiment vivre plusieurs heures auprès des jeunes poulains. « Nous leur parlons et les aidons à téter. Dès le lendemain, lorsqu’ils entendent nos voix au loin, ils laissent un moment leur mère pour venir nous voir », confie Jacques en marchant vers le paddock des poulains de l’année. Pour s’y rendre, il faut repasser par la maison de famille, installée au cœur de quatre-vingts hectares de terrain, dont une partie sert à la production de foin et de grain. Si ce n’est quelques aménagements intérieurs, et les dizaines de photos de ses protégés et de ses petits-fils sur les murs, rien ne semble avoir changé depuis les années 1980. « Nous avons simplement transformé les étables en écuries. Certaines clôtures datent de l’époque de mon beau-père ! Nous n’avons jamais habité ici. Nous y passons les étés et les week-ends quand je suis de garde », précise Jacques en contournant sa maison.



Ucarnute, la belle trouvaille de Marie-Laure

Depuis son plus jeune âge, Candy de Nantuel, ici à trois ans lors de la sélective Selle Français du Mans, attire les regards et les convoitises. Désormais âgé de huit ans, il demeurera cette saison sous la selle de son formateur, Thomas Rousseau.

Depuis son plus jeune âge, Candy de Nantuel, ici à trois ans lors de la sélective Selle Français du Mans, attire les regards et les convoitises. Désormais âgé de huit ans, il demeurera cette saison sous la selle de son formateur, Thomas Rousseau.

© Collection privée

Devant la barrière se répète le même spectacle qu’avec les poulinières. Même pas encore âgées d’un an, ces jeunes pousses font preuve d’une grande familiarité. Pour définir les croisements les plus judicieux, mais aussi établir une véritable complicité avec l’ensemble du cheptel, Jacques Gouin fait naître six poulains au maximum par an. « L’an dernier, nous en avons malheureusement perdu deux, donc il ne nous en reste plus que quatre », déplore l’homme au physique élancé et à la grande chevelure blanche. À leurs côtés, une vieille alezane mène la danse. « C’est Alizé. Elle a trente-deux ans et s’occupe des poulains après le sevrage. C’est un peu leur chaperon ! », plaisante Jacques. Avant de devenir nounou, Alizé St Georges (ISO 141, SF, Leprince de Thurin x Ketty du Moulin), née chez Paul Loiseau dans le Maine-et-Loire, fut la jument de concours de Marie-Laure Deuquet. À l’issue de sa carrière sportive, elle a notamment donné naissance aux SF Niobé de Nantuel (ISO 150, Rox de la Touche), classée jusqu’à 1,50 m avec Christophe Deuquet, et Olivia de Nantuel (ISO 153, Kannan), qui en a fait autant avec les Allemands Wolfgang Puschak et Katharina Offel, lorsque celle-ci courait pour l’Ukraine, et le Sud-Africain Oliver Lazarus. Le temps de remplir un nouveau seau de grain, Jacques se dirige désormais vers le paddock des mâles de trois ans. « Il ne peut pas s’empêcher d’ajouter à chacun des compléments en vitamines et de s’assurer qu’ils ont tous largement à manger ! », plaisante Marie-Laure. « Nous essayons de produire des chevaux aussi sains que possible. Nous sommes très vigilants quant à leur parage, par exemple. Ce n’est pas une science exacte, mais les visites vétérinaires à l’achat sont devenues si exigeantes que nous essayons de mettre toutes les chances de notre côté. » 

Rarement commercialisés plus jeunes, les chevaux quittent généralement les prés de Corquoy à trois ans pour le haras de Bel Air, situé à Pernay, en Indre-et-Loire, à cent soixante-quinze kilomètres au nord-ouest de là. Reprise voici sept ans par les Deuquet, cette structure réunit à la fois un centre équestre, une écurie de compétition et une section sport-études. De nombreux concours de plusieurs disciplines y sont organisés tout au long de l’année. À son arrivée à Bel Air, chaque cheval est observé sous toute les coutures. « Tout d’abord, nous faisons procéder à un examen vétérinaire et des radios pour voir si tout va bien, puis nous essayons d’écrémer pour ne conserver que les meilleurs à la valorisation », explique Marie- Laure. Jusqu’à son brutal décès, Christophe Deuquet s’occupait de la formation des jeunes chevaux de son beau-père. « Je lui dois beaucoup. C’est grâce à lui que l’élevage s’est fait connaître », salue Jacques Gouin. Aujourd’hui, Arthur, vingt ans, et Eliott, de quatre ans son aîné, ont pris le relais. Au cours des premières années de travail, la patience est le seul maître mot. À quatre et à cinq ans, les débutants ne sautent pas plus de quatre ou cinq parcours avant de retourner à Nantuel de la fin du printemps jusqu’en octobre. « Cela leur permet de mûrir tranquillement. D’ailleurs, lorsqu’ils reprennent le travail, ils sont transformés ! », affirme Marie Laure.

Outre ses talents de formateur, Christophe Deuquet apportait un regard très sportif à Nantuel. « Il n’était pas du tout passionné d’élevage. Tout ce qui l’intéressait était de savoir si un cheval sautait bien ou non. Du coup, entre mon père, fou de génétique, et lui, les conversations étaient parfois houleuses », se remémore Marie-Laure. Forte de ces deux visions, la jeune quinquagénaire s’est elle aussi laissée happer par les joies de l’élevage à la suite d’un coup de foudre pour une jument. « Lors de ventes Fences, j’ai craqué sur Ucarnute (Han, Carnute x Grannus). Dès que je l’ai vue, j’ai dit à Christophe que je rêverais d’avoir une jument comme celle-là. Mais lui ne voulait pas s’embêter avec une poulinière. Heureusement, mon père était là et lui a dit qu’il l’achèterait si lui ne le faisait pas. C’est ainsi que mon élevage a commencé », raconte fièrement Marie-Laure.



Une transition en douceur

Dernière fille de Royaltie III dans les près de Nantuel, Kaydora de Nantuel est bichonnée par Marie-Laure Deuquet, Benoît Coulon et Jacques Gouin. © Aurélien

Dernière fille de Royaltie III dans les près de Nantuel, Kaydora de Nantuel est bichonnée par Marie-Laure Deuquet, Benoît Coulon et Jacques Gouin. © Aurélien

© Aurélien Cody

Le coup d’essai fut un coup de maître pour la Berrichonne, dotée elle aussi d’un très bon sens du croisement. En effet, le premier fils d’Ucarnute n’est autre que Tobago Chevrier (ISO 150, SF, Clinton), médaillé d’or au championnat SF des mâles de trois ans, sixième du championnat SHF des quatre ans, quatorzième à six ans et meilleur cheval de sept ans de sa génération sous la selle de Christophe Deuquet. Confié à Pénélope Leprevost et acquis en copropriété par Geneviève Mégret et le défunt Patrick Bizot, le gris s’illustre jusqu’à 1,45 m avant d’être castré et victime d’une hernie inguinale qui l’a probablement privé de la grande carrière à laquelle il semblait promis. Sur deux cent cinq produits immatriculés en France, dont les plus vieux sont âgés de huit ans, Tobago en compte déjà indicés à plus de 130 : Cobalt de Nantuel, mais aussi Cirrus de Vougon, (ISO 131, Swann de Nantuel par Jiky de Nantuel), Cette Mélodie de Batz (ISO 139, SF, mère par Hotstepper, AA), Djerbah (ISO 137, SF, Laurie des Boires par Dakar V), née chez Marie-Laure, et Dakota du Lesme (ISO 146, SF, mère par Beau Rêve Platière), labellisée Très Bonne sous la selle de François-Xavier Boudant lors du dernier championnat des six ans.

Ucarnute a également produit trois juments de qualité : Valencia Chevrier (ISO 133, Quality Touch), valorisée par Eliott, ainsi qu’Argentina Chevrier (ISO 140, Kalaska de Semilly), classée jusqu’à 1,50 m avec Arthur, qui forme également Bogota Nantuel (ISO 134, Dollar dela Pierre SFA). Très bons cavaliers, ces deux derniers vibrent pour le sport, mais ont aussi souhaité s’investir dans l’élevage familial. « Nous avons divisé l’élevage en trois. Dans chaque branche, chacun choisit ses propres croisements. Bien sûr, tout le monde donne quand même son avis. Je vous laisse imaginer l’ambiance des discussions en périodes de choix d’étalons ! », plaisante Marie-Laure.

Rassuré et heureux de l’investissement de sa fille et de ses petits-fils, Jacques Gouin a décidé qu’il était temps de leur laisser les rênes de l’élevage. « Nous allons reprendre Nantuel tous les trois. Mais qu’il ne se réjouisse pas trop vite, nous continuerons de lui donner du travail », taquine Marie-Laure. L’élevage permettra ainsi à Eliott et Arthur de valoriser des chevaux de qualité et d’en conserver quelques-uns pour progresser sportivement lorsque l’occasion se présentera. « De nos jours, si l’on veut faire du sport, mieux vaut produire ses propres chevaux, car investir dans un cheval de qualité requiert des moyens beaucoup plus importants », exprime leur mère. Une formule qui ne semble pas déplaire au patriarche. Même s’il préfère voir ses chevaux au pré qu’au travail, celui-ci garde des souvenirs très émus des bons résultats de ses petits-fils avec les chevaux de Nantuel. « C’est l’une de mes plus grande fiertés », assure-t-il. Même s’il passe la main aux jeunes générations, nul doute que Jacques Gouin, sous le regard de son épouse Claire, continuera à mettre son grain de sel dans cette belle aventure familiale.