“Rien n’a plus de valeur que notre santé…”, Isabell Werth
Elle est à la fois amusante, concentrée, fabuleuse et parfois un peu impressionnante. Athlète la plus médaillée de l’histoire des sports équestres, l’Allemande Isabell Werth semblait prête à ajouter un nouveau titre à son très long palmarès à l’occasion de la finale de la Coupe du monde de dressage, programmée il y a quelques jours à Las Vegas, aux États-Unis, avant que celle-ci ne soit annulée en raison de la pandémie de Covd-19. L’invincible numéro un mondial revient sur quelques grands moment de sa carrière.
“J’essaie de retenir le bon côté de tout cela”, déclare Isabell Werth, cavalière la plus titrée de l’histoire des sports équestres. “J’ai plus de temps pour me concentrer sur mes jeunes chevaux, plus de temps pour la famille, pour tous les chevaux, pour toutes les écuries, surtout maintenant que le printemps est là et qu’il y a tant à faire.” Comme tout le monde, elle a dû s’adapter pour assurer la sécurité de tous chez elle. “Trois générations vivent dans notre exploitation (située près de Düsseldorf, en Allemagne, ndlr). Mes parents vont toujours très bien et j’espère que nous pourrons éloigner le virus. Nous essayons de continuer comme d’habitude mais gardons nos distances. Au début, il était assez difficile pour mon fils (Frederik, dix ans, ndlr) de ne pas rendre visite à mes parents, mais maintenant il s’y est un peu habitué donc ça va.” La grande Isabell Werth, parfois surnommée “La Reine” ou “L’impératrice”, est avant tout une grande passionnée de chevaux et de sports équestres. Elle aussi était une enfant folle de poneys, et d’une certaine manière, elle vit toujours ce rêve.
Qui étaient vos héros d’enfance?
Eh bien tout a commencé avec les livres de la série “Bille und Zuttel” qui racontait la vie d’une petite fille et son poney. J’adorais lire. Bille était ma première héroïne et je voulais être comme elle! Aujourd’hui, mon fils joue sur son iPhone et son iPad, mais quand j’avais son âge, je lisais ces livres. Le monde a changé, et pas forcément en mieux!
Quand je me suis consacrée plus sérieusement à l’équitation, j’ai regardé tous les grands noms comme Reiner Klimke et Margit Otto-Crépin (la Franco-Allemande, lauréate de la Coupe du monde de dressage en 1989, est décédée le dimanche 19 avril, lire nos deux articles ici et ici, ndlr), puis quand j’ai commencé avec le Dr Schulten-Baumer, Nicole Uphoff (l’Allemande a été sacrée championne olympique à Séoul en 1988 puis à Barcelone en 1992, ndlr), qui était dans la même écurie. C’était aussi l’époque de Christine Stückelberger (la Suissesse a été sacrée championne olympique à Montréal en 1976, ndlr) et Anne-Grethe Jensen (la Danoise a été vice-championne olympique à Los Angeles en 1984). Il y a tant de grands cavaliers.
À votre tour, vous êtes aujourd’hui devenue une héroïne pour beaucoup de cavaliers…
Pour être honnête, je n’y pense pas. C’est adorable quand les enfants viennent me poser des questions. Je suis vraiment touchée par cela mais je ne pense pas à pourquoi ils le font!
Quelle est la personne qui vous a le plus influencée?
Au cours de ma carrière, c’était certainement le Dr Schulten-Baumer (entraîneur et coach allemand de dressage de renommée mondiale, surnommé Der Doktor, ndlr). Il m’a appris à construire un cheval et à le gérer. Il pensait toujours à l’avenir et à la façon de faire face à l’inattendu, alors j’ai été assez bien préparée pour ce qui s’est passé plus tard dans ma carrière. Quand j’ai finalement eu ma propre écurie, tout cela m’a donné une base solide. Et puis bien sûr, la deuxième personne est Madeleine Winter-Schulze (fidèle et généreuse mécène d’Isabell mais aussi d’Ingrid Klimke, double championne d’Europe en titre de concours complet, et de l’écurie de Ludger Beerbaum, ndlr). Ces deux personnes ont été et restent les plus importantes de ma carrière équestre avec mes parents, mon conjoint (Wolfgang Urban, ndlr) et ma famille.
Qui fait partie de votre clan?
Ma famille, mon conjoint et mes parents m’ont toujours soutenue. Je peux discuter de tout avec eux, de sport et de tout le reste. Même s’il n’a pas d’expérience avec les chevaux, Wolfgang, qui a une expérience en matière de gestion en raison de son entreprise et de sa profession, m’a beaucoup aidée. En ce qui concerne le travail quotidien aux écuries, je citerai tout d’abord Steffi Weigard, ma palefrenière. Elle est vraiment proche de moi quant à ce qui se passe avec nos chevaux de concours. Elle a un très bon œil et un très bon feeling avec deux. Il y a le personnel d’écurie, mes cavaliers et bien sûr Mary (son bras droit, ndlr). Je travaille avec la plupart de ces personnes depuis plus de dix ans et nous collaborons de façon étroite.
“Corlandus, la crack de Margit Otto-Crépin, était exceptionnel”
Qu’aimez-vous le plus dans le fait de vivre près des chevaux?
Être au milieu d’eux, travailler avec eux, juste m’asseoir sur leur dos et être dans mon propre monde. J’adore ça!
Y a-t-il quelque chose que vous n’aimez pas à propos des chevaux?
Non. En revanche, dans le monde du cheval, il est parfois difficile de traiter avec les gens! On doit apprendre à ne pas dire tout ce qu’on voudrait dire, à sentir quand il vaut mieux garder la bouche cousue! Parfois, c’est difficile pour moi et parfois je n’y parviens pas, mais j’ai progressé avec le temps.
Quel est le cheval que vous avez le plus aimé?
Gigolo, Satchmo et maintenant Bella Rose ont été les chevaux les plus importants de ma vie. En ce moment, j’ai Weihegold, que j’aime aussi, bien sûr, et avec laquelle j’ai beaucoup de succès, mais notre relation n’est pas la même que celle que j’entretenais avec Satchmo, par exemple. (très émue) Aujourd’hui (entretien réalisé le 18 avril, ndlr), je l’ai vu dans son pré alors que je revenais de la piste de la piste de galop avec Weihegold. J’étais en train de lui parler du fait que nous devrions être à Las Vegas pour présenter notre Reprise Libre en Musique lorsque Satchmo s’est approché pour me rappeler qu’il y était avec moi il y a onze ans (le couple avait terminé deuxième de la finale de la Coupe du monde en 2009, ndlr). Le voir paître avec la petite ponette Kelly, venir discuter un moment et redescendre pour manger plus d’herbe sans se soucier du reste du monde, et sentir “Weihe” se mettre au passage parce qu’elle était très éveillée et enthousiaste, c’est quelque chose de spécial pour moi. Elle aime toujours le sport, et lui est tellement heureux à la retraite! Personne d’autre n’assiste à ce moment mais cela me fait du bien!
Avez-vous gardé d’autres chevaux à la retraite chez vous?
Oui, tous! Satchmo est le plus âgé maintenant. Il a presque vingt-six ans. Il fêtera son anniversaire en mai donc nous célébrerons cela comme il se doit, peut-être une Corona Party! First Class est toujours là. Fabienne, Anthony et Gigolo sont restés avec nous pendant longtemps, jusqu’à ce qu’ils aient vingt-cinq, vingt-six, vingt-neuf ans. C’était vraiment génial de les avoir. Les garder jusqu’au jour de leur mort était et reste très important pour moi. Ils étaient bien plus à mes yeux que des chevaux performants en Grands Prix. La plupart d’entre eux ont vécu environ dix ans au pré après dix ans de sport de haut niveau. Il y a aussi Whisper – que tout le monde le connaissait comme mon “cheval dopé” (Isabell a été suspendue en 2009 après que Whisper avait été testé positif à une substance interdite, ndlr) – dont personne ne m’a jamais demandé s’il était toujours en vie. Il l’est (aujourd’hui âgé de vingt et un ans) et il est également au pré avec mes autres chevaux à la retraite. Nous prenons grand soin de lui de la même manière que tous les autres. C’est aussi quelque chose qui me tient à cœur même si personne ne le voit!
Y a-t-il d’autres chevaux que vous auriez aimé monter?
Oui. Je citerai Corlandus, la crack de Margit Otto-Crépin, qui était exceptionnel, ainsi que Totilas (le crack du Néerlandais Edward Gal puis de l’Allemand Matthias Alexander Rath, ndlr) – j’aurais trouvé génial de pouvoir ressentir comment il était sous la selle – et bien sûr Valegro (celui de la Britannique Charlotte Dujardin, ndlr) et Mistral Hojris (celui de Laura Tomlinson, ex-Bechtolsheimer, ndlr). Ils étaient tous fantastiques!
Quel est le meilleur cheval que vous ayez monté?
Bella Rose! C’est la meilleure que j’aie jamais eue, capable de tout faire. On sent toujours qu’elle en garde sous les sabots, ce qui la rend si exceptionnelle!
En compétition, vous avez un don pour captiver le public. Auriez-vous pu être actrice dans une autre vie?
Pas vraiment! Pour être actrice, il faut être flexible pour pouvoir jouer différents types de rôles. Moi, mon rôle est simple: il consiste à dresser des chevaux et à les monter en concours. Et j’adore ce que je fais!
“Bella est fière, c’est une vraie dame. Elle sait à quel point elle est bonne et combien je l’aime”
Comment aimez-vous travailler avec les médias?
On apprend à avoir confiance en répondant aux questions, parfois avec plus d’humour. Tout dépend un peu de l’humeur du moment. Mais quand un journaliste vous demande pour la 120.000e fois quand allez-vous arrêter de monter parce que vous avez quand même cinquante ans maintenant... et quand vous savez qu’il écrit encore sur dix autres cavaliers qui ont soixante ans et plus mais ne leur demandent jamais quand ils vont s’arrêter…
Si Don Johnson, Emilio, Weihegold et Bella parlaient de vous aux écuries, que diraient-ils?
“Johnny” (alias Don Johnson) est un peu comme mon fils. Il dirait: “Laissons-la me dire ce que je dois faire mais je n’en ferai toujours qu’à ma tête!” Mais en fin de compte, nous sommes une équipe. Il est un peu farceur, mais nous nous aimons vraiment! Emilio parlerait toujours un peu plus comme un petit garçon, un peu moins confiant mais essayant de donner le meilleur de lui-même. “Weihe” dirait toujours: “Ok, dis-moi juste ce que je dois faire et je le ferai!” Aucun cheval n’est comme elle, elle peut être si très calme, mais elle peut passer d’une gentille petite jument à un cheval de compétition sérieux en un instant. Et Bella est fière, c’est une vraie dame. Elle sait à quel point elle est bonne et combien je l’aime. La seule chose est qu’elle veut toujours en faire plus. Elle pourrait dire: “Pourquoi ne me laisse-t-elle pas courir comme je veux, parce que je pourrais aller beaucoup plus vite!” Vous l’emmenez se promener et faire un petit galop, et l’elle n’en a jamais assez. Après quelques mètres, elle veut galoper à fond!
Comment gérez-vous vos émotions sous pression?
C’est une question de discipline à l’instant présent. J’avais un très bon professeur avec le Dr Schulten-Baumer. Vous trouverez beaucoup de photos de moi pleurant dans des moments de joie, mais je suis sûr que vous n’en trouverez aucune où je pleure de déception. Quand je suis vraiment déçue, je m’en arrange toute seule. Et ce n’est pas parce que je suis plus âgée, je suis comme ça depuis que j’ai vingt ans.
Que diriez-vous aux gens qui sont inquiets de la pandémie de Covid-19 et de ses conséquences?
C’est une période difficile, mais je suis sûr que nous nous en sortirons. De plus, je crois que ce ne sera pas un si grand désastre que certaines personnes le pensent en ce moment. Mais pour sûr, cela semble creuser davantage les écarts, même dans notre petit monde du cheval, entre les riches et les gens moins fortunés. Je pense que tout le monde va y perdre en quelque sorte, et cela fait porter plus de responsabilités sur ceux qui sont aux commandes. Nous retrouverons peut-être un semblant de vie de compétition en septembre ou octobre, mais cela dépendra de la rapidité avec laquelle un vaccin sera mis au point. C’est un virus très infectieux qui fait peur à tout le monde. J’espère que nous verrons le bout du tunnel d’ici la fin de l’année.
Pour la première fois en trente ans, l’Himalaya est visible de loin. Il semble que la terre nous impose un peu de recul et que la nature nous dit quelque chose d’important. Donc pour l’instant, nous devons nous calmer et prendre conscience que la vie est possible sans avions, sans voitures et sans beaucoup de travail. La vie va continuer, avec ou sans le virus. Il s’agit juste de savoir comment nous traversons cette période.
Que pensez-vous du report des Jeux olympiques de Tokyo 2020?
Pour beaucoup d’athlètes qui voulaient mettre fin à leur carrière en 2020, c’est énorme. En ce qui me concerne, je me dis que c’est pas de chance parce que que mes chevaux étaient en pleine forme cette année mais bon, maintenant nous devons nous ajuster et nous préparer pour 2021. Mes trois chevaux sont encore jeunes et suffisamment en forme pour repartir l’an prochain, mais je vis depuis assez longtemps dans ce sport pour savoir que tout peut arriver d’ici là… En fin de compte, je garde mon rêve d’aller avec Bella aux Jeux olympiques, mais nous avons tous appris quelque chose de très important au cours des derniers mois. Nous pouvons nourrir des espoirs et des rêves… mais rien n’a plus de valeur que notre santé.