“Pour survivre, il faut produire plus et mieux, et savoir vendre au bon moment”, Denis Hubert (partie 2)

En déménageant son exploitation de La Mancellière-sur-Vire à Saint-Lô, en 2017, Denis Hubert s’est donné la possibilité de continuer à développer l’élevage Manciais, créé en 1965 par son père, Guy. Désormais, ce vétérinaire, inséminateur, étalonnier et éleveur poursuit cette œuvre familiale dans un vrai petit coin de paradis vert, à moins de trois kilomètres de l’ancien Haras national, où il a repris une partie des activités d’étalonnage, mais aussi la gestion des anciens reproducteurs publics dans le cadre de France Étalons. C’est dire si une visite s’imposait chez cet acteur incontournable de l’écosystème manchois.



... ET DEUX EMPRUNTS RÉUSSIS!

© SHF

La première partie de cet article, paru dans le magazine GRANDPRIX de l'été, a été publiée hier.

Outre ces deux souches héritées de l’œuvre paternelle, à partir du milieu des années 2000, le fils reprend en main l’excellent élevage Ardent de Pierre Lepelley, installé à Cerisy-la-Salle, à vingt kilomètres au sud-ouest de Saint-Lô. “Pierre avait plus de quatre-vingts ans et ne pouvait plus conduire, alors nous avons fait un deal : je prenais ses juments à la maison et les inséminais. Quand elles étaient pleines, je les ramenais chez lui, puis les reprenais pour le poulinage et les lui ramenais à nouveau avec leurs poulains quelques semaines plus tard. Ainsi, il a gardé le plaisir de voir ses poulains grandir sans vraiment avoir à s’en occuper. Il restait leur naisseur et nous nous en partagions la propriété. Je me suis ainsi occupé de ses deux dernières poulinières : Olga Ardente (SF, Flipper d’Elle) et sa mère Utile Ardente (SF, Grand Veneur x Red Star II), qui a aussi donné Quick Ardent (ISO 152, SF, Quick Star) et l’étalon Gracieux Ardent (ISO 165, SF, Quouglof Rouge)”, sacré champion de France Pro Élite en 2006 avec Jacques Bonnet. 

Les deux cavaliers de Denis Hubert, Camille Piot et Manon Geismar Bonnemains, collègues à la scène et partenaires à la ville, valorisent les deux derniers produits d’Utile, Bagatelle (ISO 137) et Babète Ardente (ISO 145), toutes deux issues de l’étalon Messire Ardent (SF, Apache d’Adriers x Jalisco B), la deuxième ayant été vendue à une amateur fin 2018. Après Si Gracieuse Ardente (ISO 163, Quidam de Revel), formée par Fleur Jaber et Rudy Cock puis valorisée jusqu’à 1,60m par le Suisse Niklaus Rutschi, Olga continue à produire pour le compte des deux hommes jusqu’au décès de Pierre Lepelley, en juillet 2016 à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Plusieurs filles d’Olga, y compris Si Gracieuse, ont demeuré et/ou demeurent encore à l’élevage Manciais, de même que cinq filles d’Utile : Bagatelle et Babète, mais aussi Amandine (SF, Orlando), Appy (SF, Limbo) et Tourterelle Ardente (SF, Opium de Talma). Cette dernière produit un poulain par an depuis 2013, dont deux premières femelles que Denis Hubert a choisi de vouer à l’élevage : Dalou Manciaise (SF, Baloubet du Rouet), qui a déjà donné sept poulains en trois ans, et Édeline Manciaise (SF, Ogano Sitte). 

En 1999, le vétérinaire casse sa tirelire pour s’offrir un produit à naître de Fragance de Chalus (SF, Jalisco B et Nifrane par Fury de la Cense), l’une des juments les plus prolifiques de l’histoire du cheval de sport, alors stationnée à l’élevage de Muze chez son confère belge Joris de Brabander, pionnier du transfert d’embryons. “Nous nous étions mis d’accord sur un produit de Fragance et Carthago (qui allait devenir le grand Mylord Carthago, ISO 178, SF), mais avant de confirmer cet achat, j’avais demandé au directeur du Haras national de Saint-Lô (le regretté Guy Bideault, disparu en février dernier, ndlr) si je pourrais inscrire le produit à naître au Selle Français. En effet, seules avaient le droit d’être saillies par des étalons étrangers les trente meilleures juments SF, selon le classement du BLUP (bilan linéaire universel prévisionnel, ndlr), et je ne voulais pas me retrouver avec un poulain sans papier. Le directeur m’a confirmé que ce serait bon dix jours plus tard, mais l’embryon avait été vendu à quelqu’un d’autre (Paul Bourdy Dubois, ndlr) dans l’intervalle… Il restait alors un produit de Nabab de Rêve, étalon qui était encore trop jeune pour avoir été testé en concours, et un autre de Power Light (Han, Pilot x Debütant), un crack qui enchaînait les doubles sans-faute en Grands Prix avec l’Allemand Alois Pollmann-Schweckhorst. C’est sur ce dernier que mon choix s’est porté, et Philippe Le Jeune (cavalier de Joris de Brabander, ndlr) m’a livré la porteuse dans son camion quand il est venu au CSI de Saint-Lô. J’ai vidé tout mon compte en banque, mais cela m’a permis de donner une nouvelle impulsion à cet élevage”, se souvient Denis Hubert. 

De ce croisement naît une pouliche, Mifrane Manciaise, qui obtient un ISO 133 à six ans avec Rudy Cock. Essentiellement vouée à la reproduction, elle concourt en Amateur pendant une petite année avec Clément Hubert, le fils aîné de Denis, à cheval sur 2010 et 2011. D’abord croisée à Kashmir van Schuttershof, à sept ans, Mifrane engendre Théodore Manciais (ISO 173, SF). Formé par Rudy Cock, le hongre est vendu à six ans au marchand suisse Max Hauri, “parce que je savais qu’il avait de gros moyens et qu’on le verrait à la télévision”, assure son naisseur. En raison de quelques soucis de santé, il traverse une saison blanche en 2014. Monté à partir de 2015 par Emmanuel Vincent, son fils Pierre et surtout l’Allemand Hans-Dieter Dreher, il ne tarde pas à obtenir ses premiers classements en CSI 5*. Victime d’une lésion au suspenseur à l’été 2016, Théodore est à nouveau arrêté un an. Après quelques parcours normands sous la selle d’Emmanuel Vincent, qui l’a accueilli durant sa convalescence, dont un très bon tour à quatre points dans le Grand Prix CSI 3* du Normandy Horse Show, le hongre est acquis par le Canadien Éric Lamaze, qui le confie à son jeune lieutenant américain Spencer Smith. L’affaire est conclue par l’intermédiaire du Franco-Canadien Yann Candelé, présent à Saint-Lô, et le couple débute directement au CSIO 5* du Masters de Calgary. Dans la foulée, Yann Candelé le récupère pour la finale mondiale des Coupes des nations Longines, à Barcelone, le Canada ayant besoin d’un cheval pour compléter sa sélection. “En l’espace de trois semaines, il a donc été monté au pied levé par deux cavaliers différents lors de deux concours parmi les plus sélectifs de l’année !”, admire Denis Hubert. “Par la suite, Spencer l’a récupéré et ses parents (Ken et Emily Smith, ndlr), amis d’Éric Lamaze, en ont acheté la moitié des parts (à travers leur structure Ashland Farms, ndlr). Pour l’instant, c’est le cheval de sa vie. Il le préserve car il aimerait être sélectionné avec lui pour les Jeux olympiques de Tokyo, mais ce ne sera pas simple vu la concurrence présente aux États-Unis...” Le couple compte à son actif cinq victoires, dont deux Grands Prix à 1,60m en CSI 3* à Wellington et CSI 4* à Valence. 

Après un autre produit de Kashmir, Mifrane donne naissance à Vragance Manciaise (ISO 140, Cassini II), vendue pour moitié au Britannique Michael Whitaker durant l’hiver 2015-2016. “Michael devait l’acheter avec un partenaire, mais le soir où il est venu l’essayer, celui-ci ne pouvait pas venir, car sa maison avait brûlé - il me semble. Michael, qui avait aussi acheté Valmy de la Lande (ISO 165, SF, Mylord Carthago x Starter) ce jour-là, voulait absolument attendre que son investisseur voie Vragance effectuer quelques sauts. De mon côté, j’avais un autre client qui voulait l’importer en Suisse. Aucun de nous deux ne voulant risquer de perdre la vente, Michael m’a acheté la moitié de la jument sur-le-champ.” Fin 2016, les deux hommes la revendent aux parents de Teddy Vlock. Confiée dans un premier temps à son coach, l’Irlandais Darragh Kenny, elle concourt désormais jusqu’à 1,45m avec le jeune Israélien. Elle a laissé six produits à Saint-Lô, dont l’étalon Danturo Manciais (ISO 129, SF, Canturo). À partir de 2010, Denis Hubert pratique massivement le transfert d’embryons avec sa fille de Fragance de Chalus. En 2011, il obtient trois produits dont Babette Manciaise (ISO 140, SF, Messire Ardent), labellisée Excellente avec François-Xavier Boudant en finale nationale des six ans, à nouveau trois en 2012 dont Charline Manciaise (ISO 140, SF, Messire Ardent), bien formée par Manon Geismar, deux en 2013 dont Doris Manciaise (ISO 137, SF, Vigo Cécé), jugée prometteuse par son naisseur et toujours sous la selle de Manon Geismar, deux en 2014 et 2015, quatre en 2016 et enfin un en 2018.



S’ÉTENDRE ET PRODUIRE PLUS ET MIEUX... OU DISPARAÎTRE

Au fil des saisons, le volume de production ne cesse d’augmenter, jusqu’à atteindre vingt-cinq poulains en 2019. “Ces dernières années, comme le commerce allait bien, je me suis permis d’accélérer encore. Par exemple, il ne me reste à vendre qu’une jument de six ans, Épiline Manciaise (ISO 124, SF, Quidam de Revel et Appy Ardente), qui devrait partir rapidement. J’ai aussi vendu un frère de Théodore à Éric Lamaze. Actuellement, je n’ai au travail que vingt-trois chevaux, dont trois de sept ans. À une époque, j’avais un apprenti qui montait mes chevaux à la maison. Ensuite, je me suis arrangé avec Rudy Cock, mais je me suis vite rendu compte que mon système tournait en rond et que j’arrivais à la limite de ce que je pouvais faire”, avoue le quinquagénaire. En homme de science, Denis Hubert finit par trouver les bons leviers d’action. “Je me suis demandé si je devais rester avec six à huit chevaux de concours et mon petit camion, ou bien tenter ma chance dans la cour des grands. J’ai alors décidé de me lancer en achetant un poids lourd et en salariant un cavalier (Mathieu Laisney, mis à disposition par l’Institut français du cheval et de l’équitation, IFCE, pendant trois saisons, ndlr). Je me suis dit qu’il fallait dépenser 100 000 euros pour voir si je pouvais finir l’année avec 110 000 euros. Et puis ainsi de suite. Cela correspond bien aux réalités du monde agricole. Pour survivre, il faut produire plus et mieux, et savoir vendre au bon moment. Aujourd’hui, plus personne ne peut réussir en étant seulement naisseur. Pour espérer gagner de l’argent, il faut prendre en charge la valorisation de ses meilleurs chevaux. Et en la matière, je n’ai pas à me plaindre de mes cavaliers. J’ai même beaucoup de chance d’être tombé sur Camille Piot (qui a commencé dans le cadre d’un apprentissage, formé par Mathieu Laisney, ndlr), qui analyse vraiment bien les chevaux, puis sur sa compagne, Manon Geismar Bonnemains, qui est vraiment très douée à cheval. À deux, ils s’occupent de tout dès le débourrage. J’entends parfois que les jeunes ne savent plus travailler, mais les miens sont extraordinaires. De temps en temps, j’aimerais pouvoir garder un bon cheval plus longtemps, en partenariat avec un cavalier, mais ceux-ci ont du mal à investir eux-mêmes. C’est un vrai problème. Depuis que j’ai cédé le jeune étalon Falco de Tatihou (SF, Ogrion des Champs x Modesto) aux partenaires d’Éric Lamaze (Tara et Mark Rein, ndlr), il y a quelques jours, on me demande pourquoi je ne l’ai pas vendu à un cavalier français. À Fontainebleau, sur la carrière d’essai, j’ai l’impression de voir plus d’Irlandais que de Français... Ceux-ci ont plutôt tendance à acheter pour unetelle ou untel en quête d’une commission, ce qui est parfois désolant...”

Quand l’occasion s’est présentée, pour ne pas dire imposée, Denis Hubert, lui, n’a pas hésité à s’investir, certes pour étendre son influence en Normandie et au-delà, mais aussi pour sauver et valoriser ce qui devait l’être : l’héritage des Haras nationaux (HN). Le 1er mars 2013, au terme d’un appel d’offres lancé par l’IFCE dans le cadre de la politique de transmission des centres techniques des HN vers le secteur privé, il reprend l’activité d’étalonnage du Haras de Saint-Lô en collaboration avec Benoît Lepage. Propriétaire d’Eurogen, le second gère les affaires relatives à la semence congelée, et le premier celles concernant la semence fraîche et réfrigérée. “Nous nous partageons Adrien Bret, notre responsable des étalons, qui a appris sur le tas avec Benoît et Jacky Gerboin, ancien agent des Haras nationaux, et que j’ai engagé à la sortie d’un stage, à vingt et un ans. Il a un contact extraordinaire avec les chevaux et ses qualités d’étalonnier sont reconnues dans ce milieu.”

Fin 2014, au terme d’une période de transition marquée par plusieurs ventes et quelques revirements de l’IFCE, le Normand, associé cette fois à Michel Guiot, son confrère belge établi dans les Ardennes françaises, remporte l’appel d’offres permettant aux deux hommes d’exploiter la carrière des derniers reproducteurs publics de sport, dans le cadre d’une nouvelle entité nommée France Étalons. “Michel et moi nous connaissions de longue date, ayant étudié dans la même école vétérinaire, en Belgique. Lui s’était déjà lancé dans l’étalonnage, et moi j’avais commencé un peu aussi, en collaboration avec le haras de Hus. Pour rependre tous ces étalons et gérer au mieux la transition, nous avons pensé qu’il serait mieux de travailler à deux. De plus, il est installé dans l’Est et moi dans l’Ouest, ce qui nous a permis de mettre en commun nos clientèles. Au début, Padock du Plessis (ISO 178, SF, Kannan x Adelfos) était le leader de notre catalogue. Mylord Carthago était un peu dans le creux de la vague, mais sa carrière a redémarré très fort vu la qualité de ses premiers produits. Nous avons repris à notre compte la politique des HN pour le maillage territorial, et avons réussi à placer tous nos étalons, même les moins rentables. Et nous avons continué à investir dans de jeunes mâles, que nous proposons à des conditions avantageuses afin d’encourager les éleveurs à les tester dès leur plus jeune âge. Je pense notamment à Fahrenheit de Vains (SF, Cornet Obolensky x Qredo de Paulstra) et Falco de Tatihou, même si nous l’avons finalement vendu. Nous avons parié sur eux comme le Groupe France élevage a su le faire avec Candy de Nantuel (ISO 142, SF, Luidam x Diamant de Semilly), par exemple. D’ailleurs, le Stud-book Selle Français encourage pleinement ce renouvellement génétique.” 

France Étalons mise aussi sur des champions ayant brillé en piste comme Armitages Boy (ISO 174, Old, Armitage x Feo), “dont nous avons racheté un tiers des parts”, précise Denis Hubert, ou Number One d’Iso, “qui ne saillissait pas assez de juments compte tenu de ses qualités”. “Nous avons noué différents types de collaborations faisant de nous les propriétaires, copropriétaires, prestataires ou gestionnaires de carrières des étalons de notre catalogue.”

À cinquante-huit ans, le Normand semble avoir presque fini de dessiner son œuvre, dont il devrait pouvoir profiter pendant quelques années, avant d’aborder la délicate étape de la transmission. Pour cela, il compte sur son fils Clément, vingt-six ans. “Il est aussi mordu que moi et termine à son tour un cursus d’études vétérinaires. Mon deuxième fils, Alexis (âgé de vingt-deux ans, ndlr), sera kinésithérapeute. Il m’aide volontiers quand il rentre ici, montait très bien à cheval et a joué au horse-ball, mais les chevaux le passionnent moins que l’athlétisme. Je ne sais pas encore si Clément reprendra toutes mes activités, mais je tiens à ce que l’essentiel reste dans la famille. J’ai vu trop d’élevages disparaître, notamment dans le nord de la Manche, faute d’enfants motivés pour les perpétuer.” Avant d’officialiser tout cela, quelques beaux printemps illumineront encore ce somptueux coin de paradis, où l’on n’a pas toujours besoin de parapluie. Pardi!

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