Les chevaux d’Abrecht Dürer
Jusqu’au 2 octobre, le château de Chantilly met à l’honneur le maître incontestable de la Renaissance allemande: Albrecht Dürer. Contemporain et cadet de Léonard de Vinci, ce peintre, dessinateur, graveur, mathématicien et géomètre a puisé dans la tradition nordique et l’approche italienne pour offrir une oeuvre unique, magistrale et fantasmagorique. Parmi ses sujets de prédilection, le cheval et la quête de ses proportions idéales sont, bien sûr, au coeur de son travail.
Considéré de son vivant comme un “génie universel”, Albrecht Dürer (1471-1528) est une figure clé de la Renaissance artistique européenne. Comme son aîné Léonard de Vinci (1452-1519), dont il s’inspirera, le maître allemand offre une large part au cheval dans ses compositions, cherchant encore et toujours le Graal des proportions idéales. Dans cette quête de l’esthétique absolue, il puisera notamment son inspiration des grands modèles antiques ou italiens, tout en conservant une touche héritée de la tradition nordique. De ce mélange naîtra un style singulier, qui grave tant le cuivre que l’esprit. Albrecht Dürer a en effet créé un univers onirique et cauchemardesque, ouvrant la voie à un nouveau monde fantasmé. Dans ce royaume empreint de symboles, le cheval s’impose comme personnage central ou simple figurant. Mais pour le maître du détail, rien n’est laissé au hasard et ce monde chimérique, dont il entrouvre les portes, s’appuie sur des bases solides de réalisme et de proportions parfaites issus du classicisme italien…
Le cheval idéal...
C’est bien simple, et le communiqué de presse articulé autour de Dürer et des chevaux est formel: la recherche des proportions idéales du cheval a été une obsession dans l’oeuvre du maître allemand, qui prévoyait même “d’y consacrer un chapitre dans son ambitieux traité sur la peinture, mais sa mort laissa le projet inachevé”. Aussi, en 1505, l’artiste entame un double travail dans cette recherche de la perfection anatomique de l’animal avec la réalisation de deux gravures sur cuivre, comme deux faces d’une même médaille: “Le Petit Cheval” et “Le Grand Cheval”. Pour la première citée (16,8 x 11,3cm), l’artiste s’est sans conteste inspiré des études menées par Léonard de Vinci. On y retrouve la même rondeur, la même approche des détails sur la tête de l’animal et la même attitude: de profil, campé sur trois membres et un antérieur replié vers l’avant comme si le cheval allait gratter le sol. Sur cette gravure, les crins ont l’ondulation classique; on perçoit les détails des plis de peau au passage de sangle, les épis des poils au niveau du grasset, les veines affleurant sur la joue sculpturale.
Réalisé la même année, “Le Grand Cheval” (16,8 x 12 cm) ne présente pas le même profil académique que son “petit” compère d’écurie. Cette fois, l’artiste présente de trois-quarts dos un cheval à l’arrêt dans une attitude calme et attentive. Cette vue singulière “crée un saisissant effet de raccourci qui met en valeur la croupe imposante de l’animal, de surcroît légèrement surélevée par rapport à l’échine, ainsi que sa puissante musculature”. De fait, les deux traitements répondent à deux approches du traitement de l’animal: “Dürer grava Le Grand Cheval la même année que Le Petit Cheval, qui apparaît tout à la fois comme son pendant et son opposé. Alors que Le Petit Cheval, aboutissement des réflexions de l’artiste sur les proportions de l’animal, est marqué par une recherche d’idéal classique, Le Grand Cheval se présente comme une étude d’après nature où Dürer met son talent de buriniste au service d’une représentation minutieuse des détail anatomiques de l’animal, notamment dans le traitement des jambes, de la crinière et de la queue.” Mais si Albrecht Dürer a pu s’inspirer des études du maître italien pour son “Petit Cheval”, il inspirera à son tour l’Italien Antonio da Brescia (1460-1525), qui réalisa une estampe largement inspirée de celle du “Grand Cheval”. Dans cette quête du cheval parfait, connaissances et styles voyageaient donc allègrement en pleine Renaissance.
Allégorie exemplaire
Presque dix ans plus tard, en 1513, Albrecht Dürer réalisera sans doute l’une de ses plus emblématiques oeuvres avec “Le Chevalier, la Mort et le diable”. L’univers du maître allemand s’y dessine avec grandeur, révélant un monde aux multiples interprétations, à l’atmosphère fantastique, sinistre, mélancolique, guerrière, onirique et plus encore. “Aucune oeuvre de Dürer ne fut plus abondamment commentée que cette estampe, qui revêtit au cours des siècles une dimension idéologique exceptionnelle, au point d’avoir été considérée, aux heures les plus sombres de l’histoire allemande, comme la plus parfaite expression du caractère germanique”, explique ainsi le dossier de presse de l’exposition. Malgré le titre de cette gravure sur cuivre au burin, c’est bien le cheval au centre de la composition qui s’impose comme personnage principal. Tout s’articule autour de lui, et son cavalier, comme le cheval macabre, ne sont que des faire-valoir à la mise en avant de son physique harmonieux.
Au pied d’un paysage escarpé, on découvre ainsi au centre de la gravure un chevalier vêtu de son armure, présenté de profil sur son cheval, fier destrier harnaché avec soin. Ils semblent décidés à ignorer deux personnages qui croisent leur chemin. Le premier, sur la gauche de la composition – et à droite du chevalier et de sa monture – n’est autre que la Mort, en selle sur une haridelle à la tête baissée. La Faucheuse tient dans la main droite un sablier qu’elle semble montrer au cavalier. Sa tête, hideuse, est un crâne squelettique recouvert de longs poils et de cheveux hirsutes. Deux grandes dents soulignent le trou béant de la bouche. Une couronne est posée sur ce crâne, entourée de serpents. Le second personnage venu à la rencontre du chevalier se tient au niveau de la croupe du cheval. On ne voit que sa tête immonde, grossière, hybride. C’est le diable en personne, avec ses cornes et sa tête de bouc, qui tente d’attraper le cavalier avec sa patte griffue que l’on devine derrière l’armure. Aux côtés de ces compagnons de route cauchemardesques, le chevalier garde le regard fixé vers l’horizon, et son cheval en fait autant, oreilles bien orientées vers l’avant, le pas sûr, bien décidé à laisser de côté ces deux opportuns. Seul le mouvement suggéré de la bouche du cheval qui s’entrouvre révèle une émotion de l’animal. Mâche-t-il son mors pour affirmer sa confiance dans la main ferme et la jambe au contact de son cavalier? S’agace-t-il de ces deux compères qui arrivent devant et derrière lui? Parle-t-il à la sinistre monture funèbre qui plie son encolure juste devant lui? À chacun son interprétation… Dès lors, qui donc est ce couple qui marche calme, en avant et droit, tandis que diable et Mort l’escortent? De nombreuses significations ont été apportées au fil du temps. Aujourd’hui, deux positions continuent de s’affronter. “S’agit-il d’un chevalier chrétien qui poursuit sa quête sans se laisser distraire par le diable et ignorant calmement la mort? S’agit-il, au contraire, de la représentation d’un reître, type de mercenaire à cheval réputé semer la dévastation sur son passage, comme ceux que la ville de Nuremberg avait du reste l’habitude d’employer?” Quelle que soit la réponse, la représentation très détaillée du cheval au centre de la composition révèle le point culminant du génie allemand: “L’animal concentre l’attention du spectateur, non seulement parce qu’il occupe quasiment toute la largeur de la feuille, mais aussi parce que son traitement à l’antique rompt avec le reste de la composition marqué par la tradition nordique. Dürer livre en effet ici le résultat le plus abouti de ses réflexions approfondies sur le canon du cheval et accentue le caractère idéal de la monture du cavalier en l’opposant à la haridelle montée par la Mort. Pour son cheval idéal, Dürer puise à des sources italiennes, au premier rang desquelles les statues équestres de Donatello à Padoue (1447) et de Verrocchio (1492) à Venise, ainsi que le projet de Léonard de Vinci pour le monument de Francesco Sforza.” L’oeil expert remarque ainsi le saillant des muscles, les articulations particulièrement soignées des épaules, des genoux et des jarrets, la rondeur sensuelle de la silhouette musculeuse et l’arrondi de l’encolure propres aux canons italiens.
Échanges artistiques
Lors de ses voyages à Venise, Albrecht Dürer fait sans doute la connaissance de Jacopo de Barbari (1445-1516), avec lequel un véritable dialogue artistique s’est établi, à moins que cette rencontre n’ait lieue lors de la venue de ce dernier à Nuremberg en 1503. L’un et l’autre se copient pour s’imprégner et toujours tendre vers la perfection anatomique de la représentation des êtres vivants, humains comme animaux, mais aussi du mouvement. L’exposition montre alors les rapprochements entre le centaure de l’étude à la plume et encre brune du Germanique, “Nessus et Déjanire”, avec le “Pégase”, estampe parmi les plus abouties, de l’artiste italien. Ainsi, “le rendu naturaliste de l’anatomie du cheval de Barbari rappelle, de façon générale, les recherches menées par Dürer. Barbari se plaît ainsi à rendre sensible le volume de sa croupe et de son ventre, le creux de ses reins, les tendons de ses jambes et les plis de son chanfrein.” Parallèlement, le maître allemand vouait une véritable admiration du sens des proportions chez son confrère vénitien: “On sait, par le témoignage même de Dürer, que Jacopo de Barbari lui montra un jour une figure masculine et une autre féminine, construites selon des méthodes géométriques. Dürer se lança dès lors dans l’étude des proportions, qu’il poursuivit jusqu’à la fin de sa vie. Comme les auteurs antiques et ses contemporains italiens, il souhaita à son tour devenir le théoricien de ces questions qui touchent au corps humain, au mouvement, à la représentation animale ou à celle de l’architecture.” Ainsi, le cheval, animal évoluant au quotidien aux côtés des hommes à l’époque du génie allemand, était-il un sujet de choix pour l’artiste et sa quête des proportions idéales. Un sujet aussi esthétique que difficile à dompter…
Cet article est paru dans le dernier numéro du magazine GRANDPRIX.