Au bonheur des chevaux, quand Rosa Bonheur reprend vie au musée d’Orsay

Pour le bicentenaire de la naissance de Rosa Bonheur (1822-1899), le musée d’Orsay propose une rétrospective passionnante de l’œuvre de l’artiste animalière. Fauves, moutons, cerfs mais surtout chevaux emplissent les salles de l’exposition. Qu’ils galopent dans de grandes plaines, défilent au marché ou posent de profil sous le soleil campagnard, ils n’échappent pas au regard aiguisé de Rosa Bonheur, qui leur offre une seconde vie sur la toile.



ARTISTE ANIMALIÈRE

Fille d’une musicienne et d’un peintre, Rosa Bonheur – Marie-Rosalie de son nom de baptême – est tombée dans la marmite artistique quand elle était petite. D’ailleurs, il ne lui fallut pas longtemps pour savoir qu’elle aussi souhaitait embrasser une carrière d’artiste. Dès ses douze ans, la fillette aspire à devenir peintre animalière. “Ne pourrais-je pas me rendre célèbre en me bornant à peindre des animaux?”, demande- t-elle alors à son père, Oscar Raimond Bonheur (1). Un an plus tard, elle quitte l’école pour le suivre dans son atelier. Portraitiste, professeur de dessin et illustrateur pour le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, il lui dispense, ainsi qu’à ses frères et sa sœur, un enseignement artistique à base de dessins, peintures et sculptures entre leçons dans l’appartement familial et séances en plein air. À vingt ans, la jeune femme n’hésite pas à se rendre dans les fermes et les abattoirs pour apprécier le mouvement, le travail et les corps des animaux, vivants comme morts. Pour cela, elle obtient même une autorisation préfectorale pour porter des pantalons, plus commodes et permettant une approche plus discrète dans ces lieux peu propices aux déambulations d’une jeune femme.

Pour la jeune peintre, tout commence avec “Deux lapins”, qu’elle présente au Salon de 1841. La toile ne laisse pas indifférent, mais la jeune femme décide de s’émanciper du style paternel et signera “Rosa Bonheur” à partir de 1844, en souvenir du surnom que lui donnait sa mère, disparue prématurément en 1833. L’artiste comprend vite que pour marquer les esprits, elle doit proposer quelque chose d’innovant : aussi s’attelle-t-elle à de grandes toiles, comme pour les scènes d’histoire. En utilisant les codes du genre, elle peint la ruralité en s’attachant à y montrer les bêtes les plus naturelles possible. Ici pas de lyrisme, de mouvement purement esthétique ou d’anthropomorphisme, mais une démarche d’éthique et de véracité. En 1845, elle obtient ainsi la médaille de troisième classe pour “Le Labourage” (huile sur toile de 73 x 110,5 cm), où l’on voit deux chevaux de trait attelés à une charrue, avançant d’un même pas sous un ciel menaçant, un enfant juché sur leur dos. Le fermier pousse le soc dans une ambiance calme. Trois ans plus tard, médaillée d’or au Salon de 1848, elle reçoit sa première commande officielle de l’État, donnant naissance à son premier chef-d’œuvre acclamé au Salon de 1849 : “Le Labourage nivernais” (huile sur toile de 133 x 260 cm), une “ode à la IIe République et aux utopies socialistes. Une allégorie de la terre nourricière, qui glorifie le labeur des champs et rend hommage aux animaux travailleurs.” Enfin, “Le Marché aux chevaux” (huile sur toile de 244,5 x 506,7 cm) – existant à l’époque sur le Boulevard de l’Hôpital à Paris –, ouvrage monumental nécessitant trois années de travail et présenté au Salon de 1853, fera sans conteste de l’artiste une star de son vivant. Les robes chatoyantes des chevaux s’emmêlent dans cette scène vivante et mouvementée, où le gris pommelé des croupes arrondies brille, où la force des chevaux transperce la toile, où le chahut des hommes et des animaux bouscule l’observateur. Ici, Rosa Bonheur “peint avec vérité la puissance des chevaux Percherons et la violence des hommes tout en invoquant l’héritage des frises du Parthénon et en se mesurant aux maîtres de l’époque romantique, tel Théodore Géricault.” Ces croupes, ces ruades, ces chevaux cabrés cherchant à se dégager des bras qui les retiennent rappellent effectivement les fameux coursiers de la “Course de chevaux libres à Rome” (1817) de son aîné…



ARTISTE CAVALIÈRE

“Rosa Bonheur dans son atelier”

“Rosa Bonheur dans son atelier”

© George Achille-Fould

Au nombre de chevaux présents dans cette rétrospective, force est de constater qu’ils comptent sans commune mesure parmi les animaux de prédilection de l’artiste. “Le cheval est comme l’homme, la plus belle ou la plus misérable des créatures”, affirme-t-elle. Études, dessins, huiles, aquarelles, gouaches et même cyanotypes, toutes les techniques servent l’animal. De face, de profil, de dos, seul ou en groupe, au travail, libre ou monté, il jalonne les œuvres de l’artiste à toutes les époques de sa création. D’ailleurs sur presque tous les portraits de Rosa Bonheur on peut voir la peintre dans son atelier, entourée de toiles où galopent des chevaux, à l’image du portrait signé par George Achille-Fould (1865-1951), datant de 1893, ou encore celui d’Anna Klumpke (1856-1942) datant de 1898.

Hors de son atelier, Rosa Bonheur est une cavalière accomplie, qui aime chevaucher dans la forêt de Fontainebleau aux côtés de son ami et vétérinaire, le commandant Anatole Rousseau. En selle sur Solférino ou d’autres montures, elle arpente les allées cavalières en pantalon, brisant encore une fois les mœurs de l’époque. Quand elle n’est pas en selle, elle ne manque pas de photographier l’ensemble des équidés de sa cavalerie, ces clichés formant un important fonds documentaire, nécessaire à son travail de création.

Son amour pour l’animal et l’équitation dépasse les frontières, les races équines et les approches équestres. Aussi, lorsque Buffalo Bill vient à Neuilly avec son Wild West Show en marge de l’exposition universelle de Paris en 1889, l’artiste embrasse quelque peu son rêve américain en rencontrant des Sioux Lakotas et William F. Cody. Ce dernier parvient même à lui dresser les trois chevaux Mustang dont des admirateurs américains lui avaient fait don, mais qu’elle ne parvenait pas à monter. Attirée par le Grand Ouest américain, les bisons, les chevaux sauvages et les Indiens, l’artiste s’intéresse alors particulièrement à la relation de ces derniers avec leurs montures, qu’ils chevauchent sans selle. “Elle y décèle un partenariat interespèces qui résiste aux relations entre l’humain et le cheval, telles que les Occidentaux les vivent et les représentent à cette époque.” Celle qui aime profondément l’Amérique jouit de son côté d’une véritable starification outre-Atlantique, notamment depuis son exposition du “Marché aux chevaux” en 1858. De cet amour réciproque est née une série de petites huiles sur toile croquant Mustang et cavaliers indiens, à l’image, entre autres, de Rocky Bear et Chief Red Shirt en tenue traditionnelle, à cru, dans une relation d’osmose et de connivence parfaite.



ÂME ANIMALE

Outre la connaissance morphologique des animaux, qui s’observe immédiatement sur ses toiles, une chose frappe particulièrement dans l’approche picturale de Rosa Bonheur : le regard des bêtes. Quelques temps avant sa mort, l’artiste expliquait d’ailleurs à son amie et confidente, l’artiste américaine Anna Klumpke : “Je ne me plaisais qu’au milieu des bêtes. Je les étudiais avec passion dans leurs mœurs. Une chose que j’observais avec un intérêt spécial, c’était l’expression de leur regard ; l’œil n’est-il pas le miroir de l’âme pour toutes les créatures vivantes? N’est-ce pas là que se peignent les volontés, les sensations, les êtres auxquels la nature n’a pas donné d’autres moyens d’exprimer leurs pensées? ” Dans les salles du musée d’Orsay, force est de constater que les animaux de Rosa Bonheur semblent s’adresser aux observateurs. Tantôt fatigué, effarouché, terrifié ou colérique, chaque animal semble doué d’un caractère, révélé par son œil. Les animaux semblent nous regarder, nous qui observons leur allure, et leur regard ouvrent une porte sur leur âme. “D’un bout à l’autre de son corpus, les muses équines de Rosa Bonheur constituent un grand troupeau. Chaque rencontre avec un cheval révèle à l’artiste un être unique possédant ses caractéristiques propres et sa personnalité distincte”, peut-on lire dans le magazine BeauxArts dédié à l’exposition. Il en va de même pour l’ensemble des espèces animales qu’elle croquera et peindra tout au long de sa vie : chevaux, mais aussi bovins, boucs, renards, cerfs, chiens, félins.

“Le Marché des chevaux”, huile sur toile 1855

“Le Marché des chevaux”, huile sur toile 1855

© Rosa Bonheur et Nathalie Micas



ARTISTE ANIMALISTE?

Sans doute ne peut-on pas qualifier l’artiste d’animaliste. Pour autant, si elle “possède quantité d’animaux, modèles en même temps que “compagnons de vie” (…). Elle considère les animaux comme des “frères inférieurs”, doués d’une âme.” Aussi, son approche picturale, son rapport aux animaux et sa vie étroitement liée à celle de ses hôtes de tout poil révèlent une femme œuvrant pour la cause animale, et même le bien-être animal. En y regardant de plus près, l’artiste n’hésite pas à révéler un certain mal-être dans le quotidien des bêtes de somme. Sur son chef-d’œuvre du “Labourage nivernais”, l’écume à la bouche du bœuf en tête de l’attelage – l’hypersalivation étant un signe de stress bien défini chez les bovins par les éthologues et les vétérinaires1 – et le regard interrogateur, peiné, voire accusateur du bœuf blanc piqué par le laboureur sont autant de signes criant la douleur des animaux. L’une des commissaires de l’exposition, Leïla Jarbouai, confirme (2): “ Effectivement, c’est moins la ruralité elle-même que les animaux de la ruralité qui intéressent l’artiste ! On voit très bien que dans “Labourage nivernais”, les paysans sont totalement floutés, et on peut même se demander si elle n’a pas tenté de retranscrire une sorte de révolte de ces animaux à travers leur expression. » Autant de détails comme « partie prenante de la tactique picturale de sensibilisation au sort des bêtes de somme et de dénonciation de la souffrance animale ”. Il en va de même du regard furibond lancé par le cheval gris au centre de la toile du “Marché aux chevaux”, cabré en signe de rébellion contre la violence et le traitement humain.

Pour autant, Rosa Bonheur reste persuadée qu’hommes et animaux peuvent vivre pleinement et heureusement leur vie côte à côte, unissant leur rôle dans les tâches quotidiennes. Cette conviction offre une nouvelle lecture dans le traitement de son “ Labourage ”. En effet, à bien y regarder, les chevaux y présentent un regard serein, ne transpirent pas et le fouet du paysan est bien rangé, tandis que l’enfant sur leur dos semble prendre du bon temps. Ici, le mariage heureux entre humains et chevaux semble fonctionner.

De même, au regard du monumental “Marché aux chevaux ”, Valérie Bienvenue et Armelle Fémelat maintiennent la thèse selon laquelle seul l’homme tenant avec calme et confiance son cheval à gauche de la toile présente un visage détaillé avec la même minutie que les animaux (3). Si les autres visages sont plus ou moins cachés ou flous dans leur rendu, celui-ci est précis. “Le cheval rouan et l’homme avancent, légèrement en retrait du lot, pendant que ce dernier pose un regard détaché sur le chaos de la scène. Son traitement détaillé fait mentir les critiques selon lesquelles l’artiste est moins habile à peindre les humains que les bêtes. C’est que pour elle, seuls les humains qui traitent l’animal avec respect sont dignes de son talent et de son temps”, note la première, lorsque la seconde ajoute : “Techniquement, Rosa sait représenter les humains dans le même réalisme que les chevaux, mais ce n’est pas ce qu’elle a souhaité faire là. En revanche, elle le fait un peu plus loin sur la gauche, dans le double portrait de l’homme à la chemise ouverte et du cheval rouan marchant à ses côtés. Ce duo paisible incarne l’équité des relations équins-humains, le traitement pictural pareillement détaillé de l’homme et de la bête faisant sens.

L’exposition du musée d’Orsay se termine par un tableau intitulé “Chevaux sauvages fuyant l’incendie” sur lequel galope un troupeau de Mustangs, ivres de liberté. Tout comme “La Foulaison du blé en Camargue”, cette toile de grande envergure est restée inachevée. Sur l’une comme l’autre, nulle entrave humaine ne leur est imposée. Dans leur plaine américaine ou leur champ de Camargue, les coursiers dansent, piaffent, galopent selon leur bon plaisir. Libres. Voilà un adjectif qui immortalise les derniers chevaux de Rosa Bonheur et qui, sans doute, révèle aussi ce qu’a été cette artiste cassant les codes des mœurs et des genres, féministe avant l’heure – première femme artiste à avoir reçu la Légion d’honneur et première femme à avoir acquis un bien immobilier à son nom par le fruit de son travail (4) – et usant de l’art au profil de la cause animale. Un rendez-vous à ne pas manquer, jusqu’au 15 janvier 2023…




Notes

1 : Toutes les citations et passages annotées, sauf si précisé, sont issus du catalogue “Rosa Bonheur (1822-1899) Au musée d’Orsay”

2 : L’autre commissaire de l’exposition est Sandro Buratti-Hasan

3 : “Rosa Bonheur (1822-1899) Au musée d’Orsay” des éditions BeauxArts.

4 : Dossier de presse “Bicentenaire de la naissance de Rosa Bonheur” réalisé par le Département de Seine-et-Marne