“Je ne condamne pas le sport, je condamne les agresseurs”, Catherine Cabrol

Affichée jusqu’en mars sur les murs de la caserne Napoléon dans le quatrième arrondissement de Paris, l’exposition “Carton Rouge” fait désormais étape à Lille, où elle demeurera jusqu’au 26 avril. Imaginée par la photographe Catherine Cabrol, cette œuvre itinérante met en lumière dix-sept témoignages de femmes et d’hommes, connus ou anonymes, ayant subi des violences sexuelles dans le cadre de leur pratique sportive. Une exposition aussi délicate que remuante et utile, à laquelle a notamment participé Amélie Quéguiner, devenue l’une des porte-paroles de la lutte contre les violences dans l’univers équestre. Catherine Cabrol en présente les coulisses dans cet entretien publié dans le numéro d’avril n°155 du magazine.



Depuis plusieurs années, vous êtes une photographe engagée dans la lutte contre les violences dans le sport. Comment résumeriez-vous votre parcours ?

Au départ, je n’étais pas engagée dans une quelconque lutte. Dans les années 1980, je suis devenue l’une des premières femmes photographes de sport en France. J’étais passionnée de sport et de photographie, alors j’ai voulu allier les deux. C’est quelque chose de précieux que de pouvoir combiner ce que l’on aime avec ses compétences. Et puis, je trouvais mon point de vue assez légitime, car j’ai pratiqué plusieurs disciplines à un niveau assez avancé. Mais, quand j’ai commencé à exercer dans ce secteur, je me suis sentie très seule en tant que femme. Alors j’ai essayé d’exploiter mon regard féminin sur le sport et les gens, ce qui n’a pas été bien compris au départ si je dois être honnête, donc j’ai décidé de travailler comme indépendante. D’ailleurs, je me suis rendu compte plus tard que j’ai essentiellement photographié des hommes dans le monde du sport pendant toute une période. Le sport féminin n’avait jamais de moyens financiers…

Quel a été le déclic ?

Après avoir passé vingt ans à photographier des athlètes de renom et des gens célèbres – ce qui n’était pas nécessairement un choix, mais ma carrière a évolué en ce sens –, j’ai subi une sorte de choc. J’ai rencontré une actrice hors du commun, que j’ai beaucoup aimée, qui s’appelait Marie Trintignant (tuée le 1er août 2003 en Lituanie sous les coups de son compagnon, le chanteur Bertrand Cantat, qui passera seulement quatre ans en prison après avoir été jugé pour meurtre, ndlr). Sa mort m’a énormément secouée et assommée, et m’a fait réfléchir sur plein de choses. Qu’une telle femme libre meure sous les coups de son petit ami… Dont j’avais dit un mois auparavant qu’il était charmant. Je m’étais demandé pourquoi Marie n’avait jamais répondu à ce sms… Comment n’ai-je rien vu, alors que mon métier était justement de voir ? Cette mort tragique m’a ouvert les yeux. Moi, je n’ai jamais connu ni côtoyé la violence, donc j’ai voulu m’éduquer et comprendre ce qu’étaient les violences faites aux femmes. Au fil des ans, j’ai rencontré des tas de femmes qui en avaient subi, et j’en ai fait des photos, des films, un livre, des expositions. Je me souviens très bien de l’édition 1983 de Roland-Garros, pendant laquelle j’avais été happée par l’expression d’une tenniswoman Juniors. Même sur le court, je lisais la douleur sur son visage et à travers mon objectif. Elle s’appelait Isabelle Demongeot (joueuse professionnelle entre 1983 et 1996, elle a dénoncé en 2007 les viols qu’elle avait subis de son entraîneur Régis de Camaret, ndlr).

Comment vous est venue l’idée du projet “Carton Rouge” ?

Depuis les années 1980, je n’ai pas arrêté d’aimer profondément le sport. Après toute mon éducation sur ce sujet, si quelqu’un pouvait et devait parler des violences dans cet univers, c’était moi. En tout cas, j’en fais partie, car j’aime le sport ; le pratiquer, le voir… et le protéger. Il s’agit d’un terrain dangereux, car l’emprise, la confiance et la souffrance sont habituelles dans le haut niveau. Je veux le redire et insister là-dessus : je ne condamne pas le sport ; je condamne des agresseurs qui ont sévi dans un domaine où il faut être vigilant. Alors, j’ai entamé ce projet il y a près de quatre ans, en 2020.

Comment avez-vous rencontré les dix- sept personnes, victimes de violences sexuelles dans leur enfance, que vous avez prises en photo ?

J’ai effectué des recherches dans les médias, sur internet, au sein des fédérations… Je les ai toutes contactées par courriel au départ, afin de leur présenter le projet. Sur toutes les personnes que j’ai approchées, deux n’ont pas souhaité participer à ce travail, car ce n’est pas si facile de témoigner publiquement de ce que l’on a vécu… D’ailleurs, parmi les dix-sept personnes qui ont accepté, une a failli arrêter en cours de route. Je l’ai convaincue de rester, mais nous avons réécrit son texte et anonymisé son identité. Trente ans après des faits de violences sexuelles, les victimes en paient encore des conséquences très douloureuses.

Toutes les photos de votre exposition sont en noir et blanc. Seule la couleur rouge est apparente ; parfois sur un drap, parfois sur un objet. Pourquoi ?

À l’origine, je ne le souhaitais pas particulièrement, mais cela s’est imposé au fil de mon travail. Tout d’abord, cela fait le lien avec le titre de l’exposition, Carton Rouge ; quelque chose qui exclut et qui parle à tous les sportifs, même au-delà. Aussi, lors de plusieurs séances photo, qui se sont déroulées dans des lieux de pratique sportive, je cherchais un fond pour détacher la personne du cadre. Alors, j’ai utilisé un tissu rouge. Parfois, je n’ai coloré qu’une raquette ou un objet spécifique et retravaillé ma photo post-production. C’est un fil rouge, qui accroche l’œil et relie les récits entre eux.

faisant partie des porte-paroles de la lutte contre les violences sexuelles dans l’équitation, Amélie Quéguiner a participé à cette exposition. Ci-dessus à gauche : chaque photo est accompagnée d’un texte dans lequel une victime de violences sexuelles témoigne de son vécu.

faisant partie des porte-paroles de la lutte contre les violences sexuelles dans l’équitation, Amélie Quéguiner a participé à cette exposition. Ci-dessus à gauche : chaque photo est accompagnée d’un texte dans lequel une victime de violences sexuelles témoigne de son vécu.

© Catherine Cabrol



“J’ai été troublée par la force d’Amélie Quéguiner”

Quel a été le mot d’ordre pendant vos séances ? Quelle pose devaient adopter les athlètes devant votre objectif ?

De manière générale, je voulais qu’ils se tiennent droits, solides, dignes, et les prendre en contre-plongée, de manière à ce qu’ils semblent grands. Comme d’anciennes victimes qui n’ont plus peur. En revanche, je n’ai pas eu à diriger leur expression faciale. Ceux qui ont souffert dégagent quelque chose de particulier, quoi qu’il arrive. Alors, je leur demandais de ne pas séduire, ni sourire, et j’attendais de percevoir un trouble.

Parmi les personnes que vous mettez en lumière figure Amélie Quéguiner, ancienne cavalière et gérante d’écurie, qui a témoigné des viols et agressions sexuelles commis par d’anciens moniteurs et entraîneurs d’équitation durant sa jeunesse. Qu’en avez-vous retiré ?

C’était compliqué au début, car je suis allergique aux chevaux, (rires) donc je m’étais bourrée d’antihistaminiques avant de me rendre dans ses écuries pour la prendre en photo ! Amélie est une femme grâcieuse et généreuse, dont l’émotion m’a bouleversée. J’ai été troublée par sa force, et par la façon dont elle parle des faits graves qu’elle a subis. Elle m’a beaucoup impressionnée ! Quand je l’ai revue, nous nous sommes prises dans les bras ; nous avions passé un cap. Même si certains n’aiment pas ce mot, j’ai senti une vraie sororité.

La lutte contre les violences sexuelles est souvent décrite comme un combat féministe, car la très grande majorité des victimes sont des femmes. Était-ce une volonté de votre part d’intégrer également des hommes à cette exposition ?

Ce combat n’est pas qu’une affaire de femmes. Au-delà du fait qu’il existe des hommes victimes, on ne règlera pas le problème sans eux, même si le dire peut parfois heurter des féministes – ce que je suis également.

Du 15 janvier au 1er mars, votre œuvre a été exposée sur les murs de la caserne Napoléon, dans la très populaire rue de Rivoli, à Paris. Un choix fort, qui a conduit à imposer le sujet quasiment de force dans l’espace public. Comment vous est venue cette idée ?

Comme il s’agit d’une rue effectivement très passante, je ne suis pas persuadée que tout le monde ait lu les témoignages. Et j’aurais aimé qu’ils puissent être traduits en anglais et accessibles aux non-voyants… Pour autant, je ne suis pas mécontente. Nous avons reçu quelques aides financières du ministère des Sports, ainsi que de la Ville de Paris, de Paris 2024 et de l’Agence nationale du sport (ANS). Je pense que ce lieu a été apprécié par les victimes, car il s’agissait d’un acte artistique et politique. Cette exposition n’aura pas été vaine, ce qui est l’essentiel. Désormais, elle sera exposée à Lille, au siège de la Région des Hauts-de-France, avant de continuer à traverser l’Hexagone. 

Cet entretien a été publié dans le numéro d’avril n°155 du magazine.