“Ce n’est pas de parler des violences sexuelles qui ternit l’image de notre sport, mais les cautionner”

Il y a un an, le mouvement de libération de la parole, entamé en 2017 avec l’affaire Weinstein, condamné à vingt-trois ans de prison ferme pour viols et agressions sexuelles, s’était introduit avec fracas dans le monde du sport. Après le tennis et le patinage artistique, ce phénomène avait gagné l’équitation, des dizaines de victimes ayant décidé de porter plainte ou de témoigner publiquement de ce qu’elles avaient subi. Douze mois plus tard, où en est-on?



“Ce n’est pas de parler de ces problèmes qui ternit l’image de notre sport, mais les cautionner”

Le 30 janvier 2020, les retentissantes révélations de la patineuse artistique Sarah Abitbol dans “Un si long silence”, livre où la multi-médaillée témoigne des viols perpétrés par son ancien entraîneur alors qu’elle était âgée de quinze ans, avaient notamment motivé un profond renouvellement du corps encadrant et fédéral ainsi que la démission de Didier Gailhaguet, président de la Fédération française des sports de glace depuis vingt ans. Neuf jours plus tard, celles d’Amélie Quéguiner ont fait l’effet d’une bombe dans la grande famille du cheval. Ancienne cavalière de concours complet, plusieurs fois championne de France de hunter et aujourd’hui dirigeante d’une structure équestre en Dordogne, cette courageuse femme de cinquante et un ans annonce avoir porté plainte contre deux de ses trois agresseurs présumés pour agressions sexuelles et viols. Elle avait déjà entamé une procédure judiciaire à l’encontre du premier des trois en 2018, mais l’affaire avait été classée sans suite car les faits étaient prescrits. Celle qui devient rapidement la porte-voix de la lutte contre les violences sexuelles dans le monde du cheval appelle d’autres victimes à libérer leur parole. 

Depuis, les dépôts de plainte, signalements ministériels et tribunes sur les réseaux sociaux - qui font souvent figures de dernier recours en cas de dépassement du délai de prescription ou de décès de l’agresseur présumé - n’ont eu de cesse de s’empiler, touchant toutes les disciplines équestres et niveaux de pratique. Ce mouvement de libération de la parole a notamment conduit le ministère des Sports à ouvrir une cellule d’écoute dédiée au traitement des signalements et à créer un kit de communication et d’éducation, et la Fédération française d’équitation (FFE) à lancer une campagne de sensibilisation nommée N’en parle pas qu’à ton cheval” et à proposer un accompagnement aux victimes et une cellule d’écoute (0800.730.890). “C’est un système à perfectionner mais qui va dans le bon sens”, concède Amélie Quéguiner, qui se montre tout de même critique sur la politique fédérale en la matière, la jugeant insuffisante. “Après mon témoignage l’an dernier, j’ai reçu des tonnes de messages de victimes, qui pour beaucoup en parlaient à quelqu’un pour la première fois. Je les ai guidées, et certaines m’ont dit que tous les signalements n’ont pas été correctement transmis. Le ministère délégué aux Sports et la FFE se renvoient la balle pour savoir à qui est la faute... Malheureusement, même si mon témoignage a reçu un très bon accueil dans le secteur et que j’ai reçu beaucoup de bienveillance, certains restent dramatiquement silencieux, comme ma profession ou le sport de haut niveau. Aucun cavalier international, à part deux amis, ne m’ont adressé - à moi ou à d’autres - des messages de soutien, alors qu’ils ont une parole forte et servent d’exemples pour beaucoup de jeunes. Après le témoignage de Sarah Abitbol, il y a eu beaucoup de remue-ménage dans le milieu du patinage artistique. Dans celui de l’équitation, j’ai l’impression que l’omerta est encore très grande et que beaucoup restent dans le déni. Ce n’est pas de parler de ces problèmes qui ternit l’image de notre sport, mais les cautionner.” 

En première ligne depuis sa première prise de parole publique, fortement sollicitée, et nécessairement instrumentalisée ou critiquée, Amélie Quéguiner ne regrette pas une seconde d’avoir assumé ce rôle de porte-voix. “Je sais que j’ai permis à des victimes de parler à leur tour et de se soulager. Et dans certains cas, cela a porté ses fruits. Par exemple, l’agresseur d’Audrey Larcade (Adamo Walti, grande figure de l’équitation western, multiple champion de France et d’Europe de différentes disciplines équestres et ancien président de la section française de la National Barrel Horse Association, qui aurait violée la plaignante de ses quatorze à dix-huit ans, ndlr) vient d'être interdit d’exercer à vie par la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS), mis en examen et placé sous contrôle judiciaire. C’est un premier pas. Pour ma part, c’est un petit sacrifice, mais j’ai fait ma carrière donc je ne risque rien!”



Une parole encore difficile à libérer

De fait, pour les victimes et témoins d’agressions sexuelles, l’acte de dénonciation, préalable à toute suite judiciaire ou administrative, est loin d’être anodin. Pour preuve, parmi tous les témoignages recueillis par GRANDPRIX depuis un an, une grande majorité des victimes présumées se sont éloignées du monde du cheval après avoir osé prendre la parole. “J’ai mis très longtemps à parler car j’avais peur de la réaction des gens, d’autant que je montais encore à cheval et je craignais que cela puisse me fermer des portes”, confie Mathilde*, qui a porté plainte contre Jean-Christophe Brionne en septembre 2018 pour “viol commis par une personne abusant de l’autorité que lui confère sa fonction”, alors qu’elle était âgée de dix-sept ans. Ancien directeur d’une section sport-études en banlieue de Toulouse et entraîneur de jeunes cavalières Poneys, celui-ci s’est donné la mort le 14 décembre 2019 après sa mise en examen. “Je suis redevenue moi-même et j’ai trouvé la force de parler quand j’ai commencé à vivre dans un nouvel environnement”, dit-elle, suivant aujourd’hui des études dans la finance. “À la fin de mon passage dans ce sport-études, mon agresseur et son épouse ont raconté beaucoup de choses à mon sujet et m’ont créé une réputation abominable. Ils m’ont mise en porte-à-faux avec des gens, me traitant de menteuse et me faisant passer pour une allumeuse. Mon agresseur m’avait même dit mot pour mot que cette réputation était une aubaine car personne ne pourrait se douter de ce qu’il me faisait…” 

Julie Chatelet, qui a déposé plainte contre le même entraîneur (le lendemain de son suicide, mais son dépôt de plainte était prévu de longue date), a aussi décidé de s’éloigner des chevaux et de sacrifier sa passion. “Je me suis coupée de ce milieu à cause de ce qui m’est arrivé. De plus, on a raconté tellement de mensonges à mon sujet que j’y étais terriblement mal à l’aise. Quand je l’ai quitté, j’ai tout perdu: ma vie sociale, ma passion, mon quotidien. Les gens ne se rendent pas compte de ce que cela engendre. Le pire, c’est que certains pensent qu’on parle pour avoir des opportunités professionnelles... En l’occurrence, c’est complètement l’inverse.” Violette, une autre victime, a même préféré déménager à l’étranger pour “passer à autre chose psychologiquement parce que j’étais trop dégoûtée de tout ça”

“On nous pointe du doigt comme des coupables alors que nous sommes des victimes” 

Si les victimes mettent généralement plusieurs mois voire années avant d’oser parler publiquement ou porter plainte - 59,1% d’entre elles mettraient au moins un an avant de dénoncer des violences sexuelles d’après les chiffres du site web victimedeviol.fr, quand elles le font - c’est bien que prendre la parole nécessite du courage, de la témérité et un vrai sang-froid. Le doute dans les yeux d’autrui, le changement de regard, les insultes, les menaces, les remarques, et même l’étiquette de “victime” peuvent dissuader de témoigner. “Porter plainte est déjà extrêmement difficile parce qu’il faut raconter des choses dures et dévoiler sa vie intime, mais l’après est aussi compliqué”, poursuit Julie Chatelet, qui a publié La face cachée d’un monde, derrière le sport et les paillettes aux Éditions Baudelaire en décembre dernier, dans lequel elle témoigne de son histoire. “L’an passé, quand des articles sont sortis, j’ai fait face à des réactions très violentes. Certains m’insultaient sur les réseaux sociaux et disaient que j’avais détruit une famille – tous les criminels ont une famille, mais cela ne leur donne pas le droit de violer la loi. Moi, je n’ai jamais demandé à être victime d’un homme de trente-trois ans alors que j’en avais quatorze! On nous pointe du doigt comme des coupables alors que nous sommes des victimes. Dans tout un tas de milieux, on nous demande de dénoncer ces actes et on encourage la libération de la parole, mais quand nous le faisons, nous sommes accablées de toutes parts. Comment voulez-vous que les victimes osent parler? Il faut qu’elles se sentent en sécurité et encadrées pour le faire.” 

“Pour moi, il a été extrêmement difficile de parler car mon premier agresseur, qui m’a violée pendant dix ans, était mon moniteur d’équitation avant de devenir mon beau-père”, enchaîne Amélie Quéguiner, qui avait treize ans et demi à l’époque. “Il avait accès à moi vingt-quatre heures sur vingt-quatre et j’étais son esclave. En plus d’être en pleine crise d’adolescence, j’étais en conflit intérieur avec ma mère parce que je me demandais comment elle faisait pour ne rien voir. J’en venais même à me dire que si elle le contentait, nous n’en serions pas là. On se pose tellement de questions à cet âge… Pendant des années, je me suis sacrifiée pour ma famille. Et quand j’ai parlé, cette histoire l’a détruite. Ma mère, pour qui cela a été un vrai choc, a quitté cet homme, mais la fille qu’ils ont eue ensemble a préféré vivre avec lui. J’ai su bien plus tard que mon petit frère avait souffert d’un choc traumatique parce qu’il avait été témoin d’une scène et qu’il a dû suivre une thérapie. Cette histoire a gâché la vie de tellement de gens…” 

“Je ne voulais pas qu’il y ait d’autres victimes” 

Malgré tout, aucune des victimes interrogées ne regrette d’avoir dénoncé son agresseur, parce que cela a permis à d’autres d’en faire de même. “C’est grâce au témoignage de Sarah Abitbol que j’ai osé parler de ce qui s’était passé”, confie Audrey Larcade. “Son histoire m’a retournée. J’ai lu son livre, alors que je ne lis jamais. J’écornais toutes les pages car je relevais toutes les similitudes avec ma propre histoire… Cette prise de parole représente un combat de longue haleine, mené par des gens qui poursuivent tous le même objectif: que ces choses n’arrivent plus.” “Des années plus tard, j’ai commencé à parler de mon histoire à des amis qui n’avaient rien à voir avec le cheval et ils m’ont poussée à prendre conscience que ce que j’avais vécu était grave”, relate Julie Chatelet, avant de poursuivre. “Le lendemain du premier appel de la gendarmerie, qui cherchait de potentielles autres victimes de Jean-Christophe Brionne, j’ai reçu un appel du maréchal-ferrant qui travaillait pour eux. Il voulait que je garde le silence pour ne faire de mal à personne, et m’a dit cette phrase dont je me souviendrai toujours: ‘Tu sais, si on doit s’arrêter là-dessus, tous les gens qui font partie du milieu du cheval seraient condamnés.’ Ç’a été un déclic. Si certaines personnes cautionnent ouvertement ce genre de pratiques, il fallait que je parle et que cela s’arrête. Je ne voulais pas qu’il y ait d’autres victimes.” Mathilde*, en contact avec Julie Chatelet grâce à la procédure judiciaire, ajoute: “Elle a beaucoup culpabilisé au début, car ayant été victime de cet homme avant moi, elle pensait que j’aurais pu y échapper si elle avait parlé plus tôt. Le mouvement de libération de la parole sert surtout à éviter qu’il y ait de nouvelles victimes.”



Des traumatismes qui ne s’effaceront pas, mais avec lesquels on apprend à vivre

Outre le fait de prévenir du danger lorsque leurs agresseurs sont encore en activité, ce qui semble fréquent dans le milieu du cheval, parler est aussi un moyen de se libérer de son passé et d’entamer une phase de reconstruction psychologique, sentimentale et sociale. Aujourd’hui encore, toutes celles qui ont accepté de témoigner gardent des séquelles plus ou moins handicapantes dans leur vie quotidienne. “J’ai fait une tentative de suicide dans la structure de mon agresseur”, avoue froidement Mathilde*. “Il venait de me dire que je n’étais qu’un trou pour lui comme pour mon petit-ami de l’époque... Ma mère est venue me chercher et je n’y suis plus jamais retournée. Depuis ces agressions, je suis incapable de dormir sans médicaments parce que les images me reviennent pendant mon sommeil. Ces médicaments sont très forts, donc je ne peux pas sortir le soir car je suis trop défoncée. Je me réveille souvent en faisant des crises d’angoisse… Et il m’est encore très difficile d’avoir des relations sentimentales et sexuelles. Avant cela, j’étais très naïve et donnais beaucoup aux gens. Aujourd’hui, j’ai énormément de mal à faire confiance et à tomber amoureuse. Ces blocages ne veulent pas partir.” 

Mariée depuis vingt-cinq ans à un homme rencontré sur les terrains de concours, Amélie Quéguiner affirme avoir été victime d’agressions sexuelles et de viols par trois agresseurs différents. Triple peine. “Quand on est victime d’un seul agresseur, c’est déjà tellement compliqué à surmonter, mais trois, c’est encore pire... J’ai eu une image extrêmement dégradée de moi-même pendant très longtemps. J’avais l’impression de n’être bonne qu’à ça, que j’attirais les mauvaises personnes. Et je visualisais l’image que je renvoyais aux autres. Même très récemment, j’ai entendu des réflexions selon lesquelles j’avais bien dû les aguicher pour que cela m’arrive trois fois... En plus, tout cela s’est mêlé à la culpabilisation de ne pas arriver à parler. Franchement, s’il y avait eu internet à l’époque, je serais probablement prostituée aujourd’hui. J’avais une telle image de moi que j’aurais voulu gagner de l’argent en souffrant. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer mon mari. Dès que je l’ai vu, j’ai su que c’était le bon.” 

“Une fois qu’on a parlé, c’est un autre long combat qui commence”, conclut Audrey Larcade. “C’est épuisant… J’ai trois enfants et une structure équestre à gérer, je ne mange plus, je perds du poids... Avec Julie (Baudoin, victime présumée du même Adamo Walti dès l’âge de quatorze ans, ndlr), nous avons très peu dormi ces derniers mois et avons été infectes avec tous nos proches à cause du stress ! Si je devais refaire cette vie, j’aurais préféré avoir un quotidien banal qu’être championne de haut niveau. J’ai connu le succès, je suis propriétaire de ma structure et je vis de l’équitation que j’aime, mais ce passé me poursuit encore aujourd’hui. En tout cas, nous sommes prêtes à parler et témoigner partout où ce sera nécessaire, surtout si cela peut pousser d’autres victimes à parler.” 

*Ces prénoms ont été modifiés pour conserver l’anonymat.

GRANDPRIX continue à recueillir les témoignages de victimes et entend participer à son échelle au mouvement de la libération de la parole.