“Les mentalités ont évolué“, Mario Luraschi (partie 2)

Cavalier, dresseur, cascadeur, conseiller technique et même réalisateur, Mario Luraschi est l’un des artistes équestres les plus connus et sollicités. Après cinquante ans de carrière, l’homme de cheval établi de longue date près de Senlis, dans l’Oise, n’a pas fini de surprendre le public. Depuis le mois de janvier, il était à l’affiche de “Fascination“, un spectacle où il interprète son propre rôle à travers des tableaux mêlant cascades, art équestre, poésie et scénographie historique.



La première partie de cet entretien est à retrouver ici.

On vous a également vu réserver une belle surprise à Marcel Rozier pour ses quatre-vingts ans, qu’il a célébrés en 2016 dans son manège, à Bois-le-Roi. D’une manière générale, quelles relations entretenez-vous avec ces cavaliers de haut niveau ? 

Durant ma jeunesse, j’ai été l’un des premiers à me produire en spectacle dans le cadre de concours hippiques. Mes débuts avec le tout jeune Salon du cheval de Paris ont été un peu tendus. Lors de la troisième édition du Salon, en 1974, j’ai appris au dernier moment que mon spectacle avait été déprogrammé. Alors que j’attendais en bord de piste, Marcel Rozier m’a fait entrer dans l’arène. J’ai ainsi pu présenter ce que nous avions prévu, et le public y a été plus que favorable ! Grâce à ce succès, j’ai été de nouveau engagé les années suivantes et cette fantastique visibilité m’a ouvert la porte de bien d’autres concours internationaux. C’est ainsi que je suis devenu très ami avec Pierre Durand, Marcel Rozier ou encore le regretté Hubert Parot. Ma présence parmi eux et ce mélange des disciplines n’étaient pas toujours très bien vus. Un jour, je me suis accroché avec Paul Schockemöhle (cavalier, entraîneur, éleveur et grand marchand de chevaux allemand, ndlr), qui me reprochait de détendre un cheval tête nue dans un paddock où évoluaient les cavaliers de saut d’obstacles. Je me suis alors fendu d’une petite pique humoristique qui l’a visiblement marqué puisque j’ai eu droit à un sourire quand nous nous sommes recroisés quelques années plus tard ! Les mentalités ont évolué. Lorsque je suis invité à me produire dans un événement sportif tel que le Saut Hermès au Grand Palais, je me mêle aux compétiteurs et suis quelques parcours. J’ai souvent fait appel à Marcel lorsque j’avais besoin de chevaux de saut d’obstacles pour un film ou une publicité. De fait, son fils Philippe Rozier (sacré champion olympique par équipes en 2016 à Rio, ndlr) a souvent doublé des scènes. Je garde un contact étroit avec cette famille. 

Votre épouse, Clémence Faivre (le mariage entre les deux artistes cavaliers a été célébré en septembre 2018), a récemment transféré chez vous son élevage de Lusitaniens créé en 2015 en Espagne. Quel regard portez-vous sur l’élevage ? N’avez-vous pas tenté de vous lancer vous-même ? 

Je m’y suis essayé durant quelques années, mais je n’ai pas poursuivi. C’est un autre métier ! Développer un bel élevage demande le temps d’une vie, de la passion et une importante mise de départ. En outre, je fondais trop d’espoirs en mes poulains et ne supportais pas d’être déçu. J’ai eu jusqu’à dix poulinières à un moment, mais on se retrouve vite avec quarante chevaux dont on ne sait quoi faire. J’ai l’impression que la génétique importe peu pour ce que nous recherchons dans notre milieu, dans le sens où c’est le mental, dont l’hérédité n’est pas fiable, qui fait la différence. Néanmoins, je comprends très bien que Clémence veuille faire reproduire ses chevaux d’exception et cherche à perpétuer leurs capacités mentales et sportives. 

Avez-vous une passion secrète qui ne soit pas liée à l’univers du cheval ? 

Non, pas vraiment. J’aime l’armurerie, par exemple, mais c’est lié à l’époque où le cheval était au centre de nos vies. J’ai eu la chance de rencontrer Patrick Guerrand- Hermès (arrière-arrière-arrière-petit-fils du fondateur de Hermès, ndlr) qui m’a permis de visiter les ateliers de la maison pendant deux mois et demi afin de me perfectionner dans l’art de la bourrellerie. Je me suis spécialisé dans les selles anciennes et répare parfois moi-même celles qui composent ma grande collection de harnachement. Avec mes compagnons, par exemple, nous avons fabriqué la totalité des harnachements qui ont habillé les cinquante chevaux utilisés dans le spectacle “Ben-Hur“ (donné au Stade de France et au Puy du Fou en 2006, ndlr).



“Certains défenseurs de la cause animale me font d’ailleurs amèrement sourire“

© DR

Vous collaborez également avec le génial réalisateur, metteur en scène et comédien Alex Lutz, qui montre le cheval d’une autre manière dans ses spectacles et ses films. Que vous inspire sa démarche ? 

Alex est un cavalier très assidu et perfectionniste. À nos côtés, il a appris à travailler avec un cheval nu, sans bride ni selle, et s’est entraîné ici avec Yann durant un mois pour son dernier spectacle. Ses deux chevaux, Nilo et Botero, sont logés ici. Alex est un créateur exceptionnel. Même s’il s’est appuyé sur quelques-unes de nos idées, ses spectacles sont issus à 95 % de son esprit fertile. L’émotion et la complicité qu’il dégage sur scène avec ses chevaux sont très belles et interpellent le public.

Quels autres artistes équestres vous plaisent ou vous inspirent ? 

J’aime beaucoup Lorenzo (artiste français connu pour ses spectacles en poste hongroise avec dix à douze chevaux en liberté, ndlr), que je considère comme un artiste exceptionnel. Sa rigueur et sa qualité de travail sont fantastiques. J’aime aussi le fabuleux travail de l’écuyer Lucien Gruss (issu de la quatrième génération de la grande famille circassienne Gruss, ndlr). J’ai d’ailleurs eu la chance de travailler avec son père Alexis, à qui j’ai emprunté beaucoup d’idées ! 

Vous êtes installé dans un tipi au coeur d’une forêt. Vous sentez-vous acteur du développement durable ? Que pensez-vous du réchauffement climatique et de l’inertie des politiciens à ce sujet ? 

Je trouve qu’il y a beaucoup d’hypocrites. Si nous n’avons plus d’électricité du jour au lendemain, les smartphones vont péricliter, ce qui engendrera des crises de nerfs… Il faut regarder la réalité en face : nous avons besoin de certaines choses, mais nous devons modérer nos ardeurs pour essayer de détruire le moins possible la planète qui nous fait vivre. Tout le monde doit se mettre au diapason. En Chine, j’ai été surpris de constater que l’immense majorité des véhicules est électrique. L’air demeure très pollué dans de grandes villes comme Shanghai, mais j’ai l’impression que ce pays commence à adopter des pratiques plus écologiques. Concernant les hommes politiques, je pense que c’est surtout un problème de temps. Les élections sont trop rapprochées et ils emploient plus d’énergie à faire campagne qu’à concrétiser leurs promesses et idées. En outre, ils doivent composer avec une administration qui freine parfois énormément les changements. Je n’ai pas de solution, hélas, mais je trouve inadmissible que l’on ne respecte ni la police, ni les sapeurs-pompiers, ni les hôpitaux, etc. Certains écologistes ne font qu’interdire, avec des résultats bien pires que les situations antérieures. Pour ma part, je fais attention à ma consommation et à mes déplacements. Je me sens parfaitement bien et heureux au milieu de tout ce bois, cette nature.

Dans quelle mesure l’éthologie et la prise en compte grandissante du bien-être animal ont fait évoluer vos méthodes de travail et d’entraînement ? 

Aucune ! J’ai toujours eu à coeur de prendre grand soin de mes chevaux. Certains défenseurs de la cause animale me font d’ailleurs amèrement sourire lorsque je les vois avec leurs chats cloîtrés dans des appartements et leurs chiens uniquement promenés en laisse et en ville. Il faut respecter la nature de chaque animal. Lors des tournages, il y a toujours une équipe de protection animale qui veille au bon déroulement des opérations. Aujourd’hui, aucun dresseur n’a envie de casser son cheval, qui est bien trop précieux et représente un investissement conséquent ! Autrefois, c’était un peu différent… Par exemple, Rémy Julienne (considéré comme le roi français et international des cascades, il a participé à mille quatre cents longs-métrages, ndlr), Allain Bougrain-Dubourg (journaliste, producteur, réalisateur et fondateur de la Ligue pour la protection des oiseaux, ndlr) et moi avons trouvé la solution pour ne plus utiliser au cinéma de câbles qui faisaient tomber les chevaux.



“Si je pouvais avoir la chance de vivre mon dernier jour sur le dos d’un cheval, je la saisirais“

© DR

Que répondez-vous aux animalistes les plus radicaux estimant qu’on ne devrait jamais plus monter sur le dos d’un cheval ? 

Je considère ces extrémistes comme des fascistes ! Je n’arrive pas à respecter ces gens-là. Par le passé, les chevaux ont évidemment vécu des guerres et des instants terribles, mais c’est la vie… et c’est du passé. Pour ma part, je me suis occupé de centaines de chevaux et, à leurs côtés, j’ai rêvé et fait rêver tant de gens. J’ai passé mes journées entières à prendre soin d’eux. Il faut réglementer les excès, mais personne n’a envie d’abîmer un champion de concours, ni un cheval de promenade, cette activité merveilleuse où l’on entre en communion avec la nature ! Qui voudrait d’une vie aseptisée, sans contact avec aucun animal ? Je ne suis pas pour le “tout liberté“. J’ai pu voir vivre des Mustangs sauvages aux États-Unis, mourant de faim, les pieds défoncés, infestés de parasites et consanguins au dernier degré. J’ai été peiné par leur misère. Est-ce la vie que ces extrémistes souhaitent à tous les animaux ? Pour ma part, j’aime infiniment mes chevaux et j’en prends le plus grand soin. Ils sont magnifiques, bien musclés, s’amusent en forêt avec nous et nos chiens, et aiment travailler à nos côtés. Nous en sommes très complices. 

À quoi ressemblera votre discipline dans vingt ans ?

 J’espère déjà qu’on aura mis un grand coup de pied au cul de ces extrémistes qui ne savent pas de quoi ils parlent ! J’espère que mon empreinte perdurera car je pense avoir apporté beaucoup de choses à l’équitation. J’espère enfin que la passion et la fascination pour le cheval continueront à habiter le coeur de millions de passionnés qui vibreront au tonnerre des sabots et au doux souffle des naseaux. Dans vingt ans, je ne serai peut-être plus là, mais j’ai bon espoir que les jeunes talents feront valoir des innovations qui transmettront à ce monde toujours plus de poésie et de beauté grâce aux chevaux. 

Et si vous n’aviez jamais croisé un cheval ? 

Impossible d’imaginer ma vie sans eux. Depuis l’adolescence, je ne rêve que de ça. Mon père m’a forcé à aller au collège mais je ne pensais qu’aux chevaux ! J’ai rencontré mes premiers chevaux exceptionnels à dix-sept ans et j’ai tout de suite su que ces animaux fabuleux seraient le coeur de ma vie. Que peut-on vous souhaiter pour la suite ? De pouvoir continuer aussi longtemps que possible. Je suis pleinement heureux aux côtés de Clémence, de ma famille, de mes amis, de mes collaborateurs, de mes chevaux et de notre public. Si je pouvais avoir la chance de vivre mon dernier jour sur le dos d’un cheval, je la saisirais…

Cet entretien est paru dans le magazine GRANDPRIX n°112.